Nuits bleues, la saga d’un fugitif

Philippe Madelin

 

Nuits bleues

La saga d’un fugitif

Roman

 

18 novembre 2009

 

« Il finit par leur recommander […] d’oublier tout ce qu’il leur avait enseigné sur le monde et le corps humain, d’envoyer chier Homère, et, en quelque endroit qu’ils fussent, de toujours se rappeler que le passé n’était que mensonge, que la mémoire ne comportait pas de chemin de retour, que tout printemps révolu était irrécupérable et que l’amour le plus fou, le plus persistant, n’était de toute manière qu’une vérité de passade. »

Gabriel Garcia Marquez, dans Cent ans de solitude

Même si les personnages et l’histoire résultent d’une longue maturation de l’imaginaire, toute res­semblance avec des événements passés ou présents… ne saurait être fortuite ».

Mais l’écriture de ce texte a été entreprise bien avant l’affaire du « fugitif Yvan Colonna », condamné à deux reprises à la prison à perpétuité, assortie d’une mesure de sûreté de 22 ans.

L’auteur a publié :

Industrialisation dans le Bâtiment, Ed GM Perrin, 1970

Dossier I… comme Immobilier (1974) A.Moreau

Dossier J… comme Justice (1977) A.Moreau

Malades et Médecins (1980) Le Seuil

La Galaxie terroriste (1986) Plon

La Guerre des polices (1989) Albin Michel

L’Or des dictatures (1993) Fayard

La France mafieuse (1994) Le Rocher

La filière cocaïne en France (1996) Le Rocher

Le Clan des Chiraquiens (1997) Le Seuil

23 heures pour sauver Paris, roman, l’Archipel, novembre 1998

Versailles flambera, roman, l’Archipel, février 2000

Les Gaullistes et l’argent, L’Archipel, avril 2001.

Jacques Chirac, une biographie, Flammarion, 2002.

Rivalités, Thèse de Doctorat, Université d’Evry juin 2005

Dans le Secret des Services, Denoël 2007

Uniquement diffusés sur mon blog internet :

Nuits bleues, la saga d’un fugitif, roman

La Sérénade italienne, roman

 

 

 

 

 

– 1 –

 

 

 

Soudain, comme le coup de poing d’un géant. Déséquilibré, l’Airbus se cabre. Plonge comme une pierre. Cahots, soubresauts, les ailes battent, la carlingue vibre.

Quelques instants de rebonds, comme si l’appareil roulait trop vite sur une route défoncée.

Piqués. Chandelles hachées de chutes. Sensation bi­zarre : on flotte dans l’espace, et l’instant d’après on pèse une tonne sur son siège.

La machine paraît tournoyer, virevolter. Les réacteurs rugissent… Incessants chan­gements de régime, ralentissement, poussée des gaz. La vitesse diminue, l’avion semble perdre de l’altitude tandis que des giclées de grêle martèlent les hublots…

Claire s’en veut. Malgré son courage habituel, elle est accablée de peur,. Ne peut retenir de brefs gémissements d’effroi. La fin est là, toute proche… Mais ce temps qui ne passe pas. Elle entend sans comprendre le murmure d’une prière débitée trop vite… Tout vole dans la cabine, les plus menus objets deviennent au­tant de projectiles, des verres, des sacs de plastique pleins de vomi, des bouteilles de Coca-Cola ou d’eau minérale ; un petit chien arraché de son pa­nier : un caniche blanc, il jappe, il aboie, et lorsqu’il atteint une surface résis­tante, siège ou personne, il tente de mordre… Un chariot de service file dans la travée centrale, l’hôtesse ne le voit pas arriver, frappée aux jambes, elle pousse un cri de douleur, image fugitive du corps qui s’écrou­le sur les genoux d’un passager dans la pénombre des lumières de secours… Mugissement d’une sirène, ur­gence, une lampe rouge clignote au-des­sus de la porte qui mène au cockpit, et le crépitement de la grêle sur les hublots.

Une sueur glacée dégouline dans ses cheveux, Claire s’agrippe au dossier du siège devant elle, prise convulsive, comme si elle pouvait se sauver, se rassurer !

– Merde, merde, merde…

Elle a braillé, le hurlement la soulage. Durant quelques se­condes, elle réussit à se dominer. Retrouver sa nature, se mo­quer d’elle.

Juste le temps de respirer.

Mais voici que le ballet d’enfer reprend de plus belle, une série de bonds, de sur­sauts, elle se surprend à prier. L’avion est mort, Claire le sent tomber dans le vide, tournoyer très vite sur lui-même, il n’y a plus de doute, le pilote a perdu tout contrôle, basculements brusques d’une aile sur l’autre, et encore le beuglement de la sirène. On en est à la chute finale, le terme de l’aventure… Choc. L’appareil rebondit. Très haut.

 

Une longue glissade vers l’infini. Paisible. Surf sur les nuages, puissance retrouvée des réacteurs qui poussent. Docile, l’Airbus grimpe vers la voûte d’étoiles qui borne la nuit. Silence, puis un bruissement léger, des voix ti­mides, rassurées, la longue silhouette d’un steward courant dans l’allée centrale, remue-ménage autour de l’hôtesse, la sirène se tait, le signal rouge s’éteint, l’éclairage nocturne ordinaire est rétabli, on entend des mots, « tibia », « cassé peut-être », « ouverte », « arrêter ça », « médecins »…

Les volets d’intrados sont rétractés, les gaz à demi régime, les réacteurs moulinent leurs masses d’air avec une régularité d’horloge. Comme si rien ne s’était passé. Juste cette crispation au creux de l’estomac, comme une grosse sensation de faim. Au-dessus des sièges avants, les signaux de secours s’éteignent.

Voix du pilote dans le haut-parleur.

– Ici le commandant Bleicher. Désolé pour cet in­cident, indépendant de notre volonté. Perturbation incontournable, non prévue par la météo, indétectable au radar. D’énormes remous, des vents très violents. Mistral d’hiver.

Les mots coulent sur l’effroi de Claire, sensation de bien-être, son corps efface toutes les angoisses.

-… Sans doute l’effet d’un important transfert d’air du continent vers la mer, forte différence de tem­pérature et de pression. De toute façon, votre Airbus 320 d’Air France est conçu pour affronter des condi­tions atmosphériques beaucoup plus dures.

L’orgueil perce dans la voix, comme si cet homme était le vrai concepteur et le fabricant de ce merveilleux aéronef ! Pub gratuite.

La jeune femme n’est pas convaincue, cet optimisme lui semble relever plus d’une nécessité circonstancielle que de la réalité.

–  Le com­mandant Bleicher et son équipage vous souhaitent une bonne fin de voyage.

 

Une main se pose sur le bras de Claire. La peau de cette main est rêche. Le geste est retenu, geste d’une personne qui ne se livre pas. Elle se rétracte, elle déteste qu’un inconnu la touche.

– Ça va ? Vous ne pleurez plus ?

– Ça va, ça va…

La voix est curieuse, à la fois rauque et éteinte, une voix qui se masque. D’abord, elle n’y prête pas attention. Encore toute haletante, à force d’avoir retenu son souffle, elle répète :

– Ça va, mais quelle histoire !

Elle sourit. Une perle de larme subsiste au coin d’une paupière.  Tourne un œil vers la voix. Esquisse de grimace lorsqu’elle découvre le visage. Ou plutôt la gueule. Une gueule de métis, où tout inquiète. Un regard trop mince de Chinois, et des traits rudes ; une peau bistre trop satinée, sans trace de barbe. Malaise. Elle ravale sa surprise, elle serre contre elle son anorak bleu ciel.

– J’espère que ça ne reprendra pas, comme l’a promis le pilote.

Le passager voisin tente d’engager la conversation, Claire l’ignore. Un curieux sourire retenu découvre des dents très blanches de l’inconnu. Elle se surprend à constater… Mais il semble charmant, soudain… Il insiste :

– Il y a longtemps que je n’ai plus volé sur cette ligne.

Claire n’enchaîne pas. Troublé son voisin se détourne. Insensible à cette émotion, elle a sorti une cigarette de son sac. Une blonde, très longue, très sophistiquée, inattendue dans la main de cette jeune femme d’apparence trop sage. Sans parole, l’homme montre le signal lumineux : une cigarette barrée. On ne fume plus dans les avions. Elle remballe son paquet dans son sac, en maugréant.

Elle perçoit plus qu’elle ne voit le regard glisser vers la main de Claire, s’arrêter sur la bague en or, toute simple, qui enserre l’annulaire.

– Mademoiselle…

Elle consent à répondre. Avec une sécheresse calculée.

– Non : Madame…

– Ah     !

– … Claire  Nolleau.

De propos délibéré, elle l’a égaré sur son statut. Madame, avec son patronyme de jeune fille. Il semble dépité, ne pas comprendre. Le ton cette fois plutôt solennel de la jeune femme lui déplaît, c’est évident. Tant pis. Nouveau sourire insolite. Malgré  l’hostilité de Claire, il poursuit :

– Désolé, pour la cigarette.

– Oui, s’entend-elle dire avec mauvaise humeur, la vie des fumeurs devient impossible, c’est du fascisme.

Contraste entre le propos agressif et la voix mal assurée. Dissipée la peur. Claire somnole. Elle rêve. Rêver d’elle, rêver à elle. À sa situation incongrue dans cet avion secoué par la tourmente d’hiver, assise près d’un type équivoque. Loin des siens, aux antipodes de ce qu’elle est. Elle : professeure contractuelle de collège, exilée plus ou moins volontaire…

L’appareil amorce une nouvelle descente dans la nuit opaque. D’autres turbulences secouent l’Airbus. Concentrée sur la conversation hasardeuse dans laquelle elle s’est laissé entraîner, la jeune femme n’a plus peur.

Elle demande :

– Vous séjournerez en Corse ?

– D’une certaine manière, oui. En vérité, je rentre chez moi.

Une voix sourde, étrange. Assez solennelle. L’accent corse est à peine perceptible. Quelques in­flexions égarées, une syllabe à la fois traînante et avalée, un « o » trop fermé.

–                               Ah, vous êtes corse ?

Elle se détourne, elle est irritée par cette attitude de « macho muet ». Marre de ces mecs qui ne causent pas et se croient tout autorisé du moment qu’ils peuvent arborer un gros machin entre les jambes. Elle a déjà donné. En plus, avec celui-ci, ce n’est même pas certain, il est trop petit. En vérité, en l’occurrence, les petits sont parmi les plus mauvais, ils se croient obligés de manifester les signes d’une puissance qu’ils ne maîtrisent pas. Ses yeux s’égarent. Non, pas de bosse suspecte à hauteur de braguette. Elle hausse les épaules, mécontente d’elle.

 

 

 

– 2 –

 

 

Il ressent comme une sorte de fébrilité, mais s’arrange pour ne pas répondre. Même quand il a pris l’initiative des questions, comme maintenant, il ne répond pas aux inconnus. Se contente de son petit sourire absent. Il s’est refermé comme une huître.

Malgré le retard, le pilote ne paraît pas pressé de plonger vers les nuages. Le front collé contre le hublot, Paul Altieri,  Paùlo pour les siens, s’évade. Une nouvelle fois, évasion par l’esprit. Il tente d’apercevoir son île malgré la nuit. Parfois, il croit distinguer une lumière tout en bas. Une illusion ?

Sa Corse. Il a dû la quitter sous la contrainte à bord d’un « Transal » de l’armée bourré de gen­darmes, cagoulés, sanglés dans leurs treillis noirs trop ajustés.

Eux, les Corses, ils étaient cinq, cinq camarades. Tous les jambes entravées par des liens de plastique trop serrés, comme des esclaves ; les mains atta­chées à la base métallique du siège par les menottes. Pour prévenir toute tentative d’évasion, peut-être ? Et braqué vers la tête, un pistolet-mitrailleur. Ces sa­lopards de gendarmes arboraient des armes à rendre jaloux n’importe quel Corse : des Uzi, des HK. De la belle quincaillerie. Inutile : dans la carlingue d’un avion, on ne tire pas.

Autour, tout le commando : Dume, Ivo, Marco. Et surtout, le « chef » Piero, avec sa gueule d’ange, ses cheveux blonds bouclés si surprenants pour un insulaire. Tous ceux qui n’avaient pu échapper au « coup de filet » lancé par les hommes du G.I.G.N. contre la maison où ils pré­paraient une conférence de presse clandestine.

Ils étaient des Terroristes. Avec un T majuscule. Des ennemis combattants. À  mater. À briser. Il fallait leur rompre le dos. Avec l’approbation bienveillante de l’opinion publique française. Sales gosses, sales Corses. À la fois vaincus et vainqueurs, entre les mains des pandores, ils se savaient condamnés d’avance, et, pourtant, ils n’ont pas lâché un mot. Les gendarmes n’ont pu ni déterminer les res­ponsabilités des uns et des autres, ni démontrer que  Paùlo était un des patrons du F.L.N.. Un capo, comme le voulait leur théorie.

Dans l’avion-cargo qui les conduisait en déportation sur le Continent, Altieri et ses amis ignoraient la couleur de leur avenir immédiat. Avant d’être contraints de se taire, ils ont pu échanger quelques propos. Certains en étaient convaincus, les gendarmes allaient les tuer sans autre forme de procès, les jeter par la porte ouverte de la carlingue, à la manière argentine. Ou bien ce serait la prison à vie.

–       Vos gueules.

L’ordre avait claqué, un coup de botte à l’appui dans les côtes de Piero. Il s’est tu, depuis il n’a plus jamais parlé que sous l’empire des contingences immédiates.

Des taules, Altieri en a connu toutes les formes. Au gré des interrogatoires, durant ses dix-huit mois de préventive, ce que l’on appelle l’incarcéra­tion provisoire chez les juges. Et pendant les audiences de la Cour d’As­sises, les maisons d’arrêt, la Santé Fresnes, St Paul à Lyon. Ensuite, après le jugement, les Centrales dans toute la France, Poissy, Moulins-Yzeure, Muret. En fin de comptes,  Paùlo n’a écopé que de quatre ans, dont dix-huit mois avec sursis. Ce qui n’était pas cher payé. L’avocat général a choisi de réclamer cette peine « modeste » pour briser la solidarité affichée par le groupe. Peut-être pour instiller le soupçon, suggérer que l’un ou l’autre aurait pu trahir.

Paùlo n’a pas trahi… Mais, pour finir, le JAP[1] lui a accordé une libération anticipée pour bonne conduite. Et l’autorisation de rentrer en Corse, où, espérait Paùlo, il pourrait retrouver son poste de professeur d’his­toire à l’Institution libre St Jean.

 

L’île a-t-elle changé ? Altieri le rêve, sans illusion : rien ne bouge jamais en deçà et au-delà des monts. Depuis l’éternité, tout est immuable. Il y a les Corses, et les envahisseurs qui dé­barquent, qui repartent en laissant leurs hommes et leurs femmes mélangés à la population, le sang est moins pourri que naguère. Dans les villages, il n’y a plus autant de jeunes aux grosses têtes et aux regards vides, inexpressifs…

Depuis des millénaires, les colonisateurs glissent sur la peau des Corses. Une peau lisse comme le galet de granit. Ils ne parviennent pas à imposer leur culture. Rien ne change. Les vieux maussades, repliés sur leur passé, sur leurs sou­venirs. Les jeunes – les futurs hommes – qui végètent en rêvant de pays lointains qu’ils ne pourront plus atteindre. La plupart réussissent à partir. Départ sans retour. Et les combines, les magouilles électorales, les trucages financiers, les clans. Les Continentaux qui viennent se remplir les poches en hi­ver, se bronzer le cul en été. Dans la montagne la misère pour les petits paysans crispés sur leurs terres arides. En ville le chômage pour les jeunes et la répression pour tous ceux qui n’admettent pas cette mort lente et inexorable de la Corse.

Pen­sées secrètes, inavouables, obsessions ressassées durant chacun des jours dans sa cellule. Jamais il ne se laisse­rait aller en public à ce pessimisme qui pourrait être interprété comme les symptômes d’une trahison en gestation.

Il a peut-être hérité ce mutisme de ses origines chinoises.

 

Ultime descente. Volets déployés, train sorti, pendant de longues minutes l’Airbus vole à allure réduite, il enchaîne vi­rages courts sur virages serrés. De la nuit toujours aussi noire émergent quelques lumières faibles. Paùlo n’a pas besoin de voir, il se souvient trop bien de la topographie du golfe, il suit presque mètre par mètre la trajectoire de l’appareil. Après le survol des collines qui déroulent leurs crêtes au nord de Pila-Canale, l’avion s’infiltre dans la haute vallée de la Gravona, en approche finale, il épouse les méandres du fleuve en direction de la mer, le pilote ne pourra prendre l’axe de la piste que dans les derniers instants du vol…

Altieri n’a pas peur. Il ignore la peur. Il est armé de cette témérité qui a conduit des mil­liers de Corses à verser leur sang sous toutes les latitudes du monde, pour des causes souvent hasardeuses, sinon peu recomman­dables… Durant la première guerre mondiale, comme leur frères de Lozère ou de Bretagne, des dizaines de milliers de paysans corses ont été massacrés dans les tranchées de Champagne et de Lorraine, entassés dans les immenses nécropoles étalées sur les col­lines labourées par les obus. Plus tard, les rizières d’Indochine et les djebels d’Algérie ont pris le relais.

Comme tant d’autres, Paùlo tient ces boucheries pour responsables du déclin de l’île, parce que avec les guerres ont disparu les hommes les plus actifs. Ceux qui ne sont pas morts ne sont pas rentrés après la guerre.

Son avocat, corse évidemment, aime répéter cette réflexion provocante :

« Le Corse n’est pas courageux, il est trop bête pour éprouver de la peur ! »

 

Dans le cerveau d’Altieri un manque : la case de la peur. Il s’est découvert cette lacune dès son plus jeune âge, pendant les chasses au sanglier dans les forêts enchâssant Bastelica, là où l’entraînait le vieil instit qui lui a servi de père. Au moins pour l’initiation aux rites corses. Et cette qualité – ou cette tare peut-être – s’est confirmée lorsqu’il était commando de marine, pendant son ser­vice militaire. Il s’est si bien illustré par son intrépidité lors de quelques  missions spéciales outre-mer que ses camarades continentaux ont fini par tenir le « Chinois » pour un fou inconscient. Paùlo n’est pas inconscient. Il n’a pas peur. Peur de rien.

Pour justifier son adhésion aux thèses nationalistes, il ne cesse de ressasser le même plaidoyer pour la Corse, pour une Corse libre de vivre sa propre culture. Il fallait se sortir de là. Pour penser « libre ». Même en prison on peut penser libre. Il  s’est battu, il se bat, il se battra pour la liberté de penser. Il  veut pouvoir prendre les mots comme ils sont, et non par ce qu’ils représentent. Eviter de penser ce que les autres veulent qu’il pense. Les gens ne se rendent pas compte combien ils sont manipulés quand ils parlent comme tout le monde. C’est une facilité, c’est un esclavage total, il ne saurait l’accepter. Pour penser libre, il ne faut pas se poser la question : comment serai-je perçu ? C’est un discours incorrect qui ne convainc personne, il le sait trop bien. Inaudible. Horripilant. Fatras de conneries, lâchent avec dédain ceux qui ne veulent pas savoir. Il serait excessif, grandiloquent, injuste. Il développerait une mauvaise littérature de racistes, soutiennent les moins pires de ses ennemis. Y compris en Corse.

Pour autant, Paùlo s’accroche à sa vérité. Il ne veut pas admettre ce qu’on veut lui imposer. Il refuse de se plier à ces lois du temps, de l’histoire et de l’économie qui asservissent son peuple, qui le placent sous le joug de ces Métropolitains arrogants, dont le seul credo est de considérer l’île comme un département fran­çais en tous points semblables aux autres. Une simple circonscription administrative, qui selon ses détracteurs présenterait cette particularité d’être peuplée d’hommes insupportables et détestables, des hommes tout juste bons à être matés, ridicules à force de refuser le costume de ville dont on veut les affubler. En prison, ses compagnons de détention continentaux n’ont cessé de lui répéter – asséner – ce discours  méprisant. Il ne répondait pas, il ne croit pas aux vertus de la discussion.

 

Un dernier virage sec, l’avion semble tomber sur le côté pour se redresser aussitôt sans ménagement pour les passagers. Trous d’air, plongée, choc rude des roues sur la piste. L’Airbus rebondit avant d’écraser de nouveau ses amortisseurs, il bascule d’une aile sur l’autre, grondement des réacteurs quand le flux est in­versé pour le freinage rapide…

 

Paùlo voit que la jeune femme ne peut pas cacher sa peur qui a resurgi.  Il réussit à lui prendre la main : une peau incroyable­ment douce, malgré le duvet léger hérissé par la frousse.

Comment s’appelle-t-elle déjà ? Il ne se souvient plus. Maguy ? Non, Claire. Choix arbitraire : il opte pour Claire, parce qu’il a l’impression que ce prénom colle à sa petite gueule.

En taule, pour s’occuper l’esprit, il a pris cette habitude de chercher à per­cer l’histoire des autres, sans parler, par la vertu de l’observation attentive. Il lui arrive de se tromper, les « tout faux » sont parfois drôles. La plupart du temps, il parvient à deviner, à reconstruire des destins par l’intuition et l’imagination.

 

Elle s’est laissée aller. Un instant d’abandon. Mais, dès la panique passée, il la voit se rétracter, elle retire sa main avec une brusquerie désagréable. L’expression hautaine.

Elle est ailleurs. Avec l’en­semble des passagers, elle applaudit tandis que tremble la carlingue torturée par les vibra­tions des réacteurs poussés au maximum en « reverse ».  Et    le vent.

– Vous ne trouvez pas cet atterrissage formidable ?

Altieri acquiesce, un vague grognement. Il rêve de toucher de nouveau cette peau si douce.

– Voilà. Vous êtes arrivés à Campo del’Oro, clame dans le haut-parleur la voix du pilote.

La voix est légère, comme soulagée.

– Avec toutes nos excuses pour le re­tard. Attention, couvrez-vous, il neige.

Avant l’arrêt complet de l’avion, pressés de quitter le bord, les passagers sont tous debout. La jeune femme s’est dressée comme mue par un ressort, sans plus prendre garde au Corse, resté assis : à l’ombre des barreaux, il a appris à prendre tout son temps. Le temps reste celui de cette pendule arrêtée aperçue dans la rotonde de la maison d’arrêt de Tours, lors d’un transfert. Plus tard, il a découvert que, en prison, toutes les pendules sont arrêtées. La privation d’heure, peine annexe de la privation de liberté !

Il a raison : le steward demande qu’on patiente un peu afin d’assurer le débarquement préalable de l’hôtesse blessée.

 

Il neige sur le tarmac. Des petits flocons drus poussés par le vent, ils étincellent dans les lumières des projecteurs illuminant l’aéroport, ils pi­cotent la peau, ils fouettent les joues. La sensation pourrait être dés­agréable. Pas pour  Paùlo qui retrouve la vie, il ne se hâte pas. Il regarde de loin sa voisine de voyage courir sur la piste, en se protégeant plutôt mal contre les rafales de neige qui s’engouffrent comme à plaisir sous son anorak trop léger. Trempés, ses cheveux dégouli­nent. Elle trotte, les semelles de ses baskets glissent sur le béton mouillé, elle trébuche. Mais pourquoi ces pinzuti paraissent-ils  à ce point soumis aux lois du temps qui passe ? Comme s’ils ne pouvaient vivre que dans l’urgence de l’instant ? L’existence n’est-elle rien d’autre que l’éternité, moins une seconde ?

Par nature, par culture, par éducation,  Paùlo tient pour nécessaire de laisser aller le temps comme il doit aller, avec lenteur et majesté. Il s’est entraîné à cette fausse passivité durant les affûts au sanglier, dans le maquis : des heures passées dans l’immobilité la plus absolue tapi sous un abri de fortune en attendant que les bêtes finissent par renoncer à leur prudence. Il se veut idéologue, défini par ses idées et non par son être intime. Il est troublé lorsqu’il doit se comporter en mec, et non comme une machine à penser.

Quand on sort de prison, on redécouvre le sens des moments bénis à savourer, de l’espace à déguster, image par image. Quant à savoir s’il est heureux, il ne saurait le dire. Il rentre, point final. Par défi, mais aussi par instinct, par réflexe,  Paùlo détourne la tête lorsqu’il passe devant les deux gendarmes de faction : treillis de combat noir, gilet pare-balles, fusil d’assaut Famas en travers de la poitrine. Les deux soldats l’ont reconnu. Regard appuyé, hostile. Altieri n’est-il pas un ennemi pour ces hommes d’arme ? Qu’ils crèvent de froid ces salopards !

 

En vérité, il est ému par la course maladroite et désordonnée de cette jeune femme qui tente d’échapper aux rigueurs inattendues de l’hiver corse dont on ne l’a sans doute pas informée qu’il pouvait être exécrable.

Dans un ultime effort, la fille s’est jetée dans l’aéro­port.  Paùlo pense qu’il ne détesterait pas la revoir.

Claire ? C’est Claire, il en est certain, il entend sa petite voix légère, elle a dit Claire. Claire comment ? Qu’importe. Ce prénom convient à ce corps mince, dont les formes sont cachées par le vêtement flou. Il chasse l’image, frustré par ses années de taule, il risque de succomber à l’attrait de n’importe petite gueule marrante qui passe sous ses yeux. Méfiance…

 

– 3 –

 

 

Elle secoue ses cheveux coupés trop courts pour les égoutter comme un chien son pelage, elle se perd dans la petite foule qui attend les voyageurs.

– Affreux, la Corse, gémit-elle.

Elle ne connaît personne ici. Personne pour l’accueillir alors qu’enfle une rumeur, un chahut, un tohu-bohu. Ce comité d’accueil n’est pas pour elle, c’est sûr. Tous les regards sont focalisés vers le même point, au-delà d’elle. Par réflexe, elle se tourne dans cette direction…

Les voilà tous massés autour de quelqu’un. Ce quelqu’un au cœur du groupe, c’est le métis de l’avion. Il est submergé, il disparaît sous les corps qui s’agglutinent, gros tas grouillant.

S’enflent les cris, la clameur, les slogans scandés par la petite foule venue fêter le revenant, quelques di­zaines de personnes, une majorité de jeunes, et des moins jeunes, les hommes en jeans de la tête aux pieds, les femmes en manteau noir.

– Libertà, Libertà… Viva  Paùlo… Libertà, Unita naziunalista…  Forza a Corsica… Libertà…  Paùlo,  Paùlo…

En apparence insensible à l’hommage bruyant, assailli par ses amis, étouffé sous les em­brassades, porté en triomphe, le petit homme ne sourit pas, sa gueule de Chinois reste inexpressive. De la grappe humaine surgit une pancarte, rédigée en fran­çais, mais frappée de la tête du Maure ceint de son turban étroit :

«  Viva  Paùlo Altieri.

«  Notre héros.

«  Viva a Libertà. »

La grappe humaine s’éloigne vers la sortie. On entend encore :

– F.L.N., F.L.N..

Et un coup de feu sec, comme le fracas d’une vitre brisée.

Parmi les manifestants, Claire a reconnu des confrères et des consœurs, enseignants et au­tochtones. Des fous, rien que des fous. Elle se refuse à déchiffrer ces gens-là. Il semblait gentil, pourtant ! Alors qu’elle vient de ramasser sa valise sur le tapis à bagages, elle croise le Chinois, qui marche en tête de sa troupe. Son regard est fixe, le regard est lointain. Le regard noir est terrifiant. Il ne la voit plus.

Elle a peut-être songé un instant qu’elle aurait voulu en savoir plus sur ce curieux voyageur. Tirant sa valise à roulettes, elle se dirige vers la sortie. Il neige, de plus en plus fort, elle saute dans un taxi.

 

 

 

– 4 –

 

 

Altieri n’a plus de famille, pas un seul proche pour le recueillir ce soir. Il se laisse donc entraîner vers le bar de l’aéroport, maintenu ouvert pour les accueillants. Paùlo les observe avec stupéfaction. Ils n’ont pas changé d’un pouce, ni d’une ligne. Peut-être ont-ils un peu vieilli, mais ses souvenirs restent trop imprécis pour qu’il puisse mesurer les traces.

Les hommes le contemplent avec déférence, les femmes avec vénération. N’est-il pas celui qui a tout osé ? Tout risqué ? Sans craindre les pires difficultés, sans esquiver les plus graves dangers. Lui, l’intellectuel qui n’a pas hésité à prendre les armes, quand personne n’imaginait de se lancer un jour en Corse dans la lutte armée comme à Cuba ou en Bolivie, comme à Belfast, comme à Bilbao.

Ange Giovanoni orchestre la réception. Se déclarant originaire de Zonza, dans l’Alta Rocca, il a naguère suivi Altieri dans de multiples expéditions. Il est sans âge apparent. Le visage dénué d’expression est glabre, creusé de rides ; plus boucané que bronzé. Il ne rit pas, il sourit à peine plus. Il est assez petit, mais costaud, sec comme une branche d’olivier. Le crâne rasé, selon la mode d’ici, et des yeux noirs, très brillants. Avec son visage osseux, le restaurateur tient plus du Kabyle que du Corse. Son geste est court. Paùlo lui a toujours connu le verbe rare. Sauf quand il doit causer politique. Dans ce cas, il devient grandiloquent, intarissable, Altieri s’amuse de l’entendre pratiquer une langue trop châtiée pour un homme qui joue les bergers frustes. En fait, cette langue est stéréotypée, comme s’il récitait un manuel du F.L.N.C. . Cette pratique n’est pas le plus mauvais moyen de progresser, le militantisme concourt à ce genre de miracle. Des quidams devenus quelqu’un par la grâce de l’activisme, Altieri en a rencontré de multiples exemples en taule.

Giovanoni prend la parole d’autorité. Il doit montrer et démontrer qu’il est le chef.

– Te voilà rentré, Paùlo, c’est bien. Quand tu es parti, nous étions tous sur la même ligne politique, sur le même schéma d’action. Aujourd’hui certains de nos camarades ont pactisé avec le pouvoir, d’autres se sont embarqués sur la pente glissante de la dérive mafieuse. L’argent, toujours l’argent. Pour l’argent, pour rentrer dans le clan, ils acceptent de composer. Ces anciens combattants ont préféré les honneurs et la corruption à la lutte.

La voix rocailleuse est teintée d’un accent corse trop fort, les phrases sont à la fois solennelles et plates : Giovanoni ne manque jamais de rappeler qu’il n’est pas un intellectuel comme Paùlo, mais un éleveur par tradition, obligé de travailler en ville par nécessité. Engagé dans le mouvement dès l’origine, alors qu’il n’avait pas vingt ans, il a si bien épousé la cause qu’il n’a même pas pris le temps de se trouver une femme qui aurait adouci les rugosités de son caractère. Aujourd’hui encore, dès qu’il dispose du moindre instant, il retourne sur ses hauteurs de l’Alta Rocca retrouver son troupeau de moutons, plus quelques vaches fantomatiques qui n’existent peut-être que sur les registres des subventions européennes. Là-haut, pour entretenir la tradition, Ange souffle souvent dans l’antique corne avec laquelle les bergers lançaient l’alarme lorsque les Maures attaquaient. Il est lui aussi passé plusieurs fois par la case prison, comme tous les autres, sans que ces séjours semblent l’avoir marqué le moins du monde.

N’ignorant rien de ce sentier de chèvre escarpé que Giovanoni l’invite à emprunter, Altieri laisse son camarade s’exprimer. La piste de la violence. Et lui, Altieri, il est fatigué. Tout au long de ses années de prison, il a réfléchi, il s’est persuadé que, à long terme, le terrorisme était sans issue, la voie politique la seule admissible. La violence nécessite trop de solutions « particulières » pour être maintenue à un niveau significatif. La clandestinité coûte, toujours plus cher. Il faut des armes et des moyens de subsistance pour la vie secrète. Des armes et des moyens qui se paient. Donc, l’argent, et encore plus d’argent. La Corse est trop pauvre.

D’une voix ferme,  Paùlo expose son point de vue. Il n’est pas surpris de voir de nombreux visages s’assombrir, se fermer. Certains affichent comme une expression de pitié. L’air de dire : la taule, on ne s’en remet pas, n’est-ce pas ? Un jeune le coupe sans ménagement, un jeune qu’il ne connaissait pas.

– Altieri, laisse parler ceux d’ici.

– Altieri, tu es parti depuis des années, insiste Giovanoni. Tu n’as pas suivi l’évolution. Les forces de répression ne nous permettent plus de reculer, elles frappent partout, avec une violence inouïe…

Le jeune orateur d’insister, non sans lourdeur. Bien décidé à ne pas se laisser interrompre :

–     La France a renforcé l’occupation militaire dans notre île. Des milliers de policiers, de gendarmes, des agents secrets sont là pour nous traquer, des fonctionnaires soi-disant incorruptibles pour nous saigner à blanc… Les flics de l’antiterrorisme utilisent contre nous les pires procédés, ils nous persécutent. Ils ont été renforcés par les policiers de la Financière, pour démontrer que nous sommes des  mafieux. Tout euro gagné ici est considéré comme le produit d’un racket. Il y aura bientôt plus de flics que de Corses. J’ai calculé : un policier ou gendarme pour cent vingt-deux habitants en Corse, un pour deux cent quarante quatre sur le Continent. En proportion, le double d’en France.

Giovanoni sourit, il paraît très fier d’avoir réussi cette démonstration  en forme d’opération arithmétique -.

–     Nous sommes tous des prisonniers en liberté surveillée, voilà ce qu’ils ont offert à la Corse. Ils appellent ça l’État de Droit. Le soupçon généralisé et systématique, l’État de Siège permanent. Nous ne sommes plus des hommes.

Paùlo est quelque peu agacé par ce discours pompeux qui ne mène à rien. Il enregistre l’image de ces jeunes, des gamins excités, tous également le crâne rasé, le pistolet visible à la ceinture malgré les gendarmes et les cafteurs en civil des Renseignements généraux. Il se sent repoussé, vieux soudain, en lisière, comme s’il n’avait pas sacrifié plusieurs de ses années en prison. Pourtant, dans sa tête, il reste à l’âge de son premier engagement.

Le militantisme justifie-t-il le sacrifice de toute sa vie ? Nul ne lui en saura gré. Il y aura toujours l’un ou l’autre pour lui reprocher une supposée tiédeur.

Malgré lui s’impose le visage de la jeune femme, dans l’avion. Ce visage n’est-il pas un défi à l’activisme ?

 

 

– 5 –

 

 

La route est déserte, le taxi roule vite dans la nuit d’hiver, quelques flocons de neige volètent dans les phares. Pourquoi être ici ? Pourquoi revenir ici ? Sentiment d’une situation ab­surde. Elle vitupère à haute voix contre ce sale pays. Le conducteur reste silencieux, mais quand elle croise son regard dans le rétroviseur, il lui semble saisir une lueur de haine dans l’expression.

 

Encore un Barbare… La voici exilée volontaire. Exilée chez les Barbares.

– Que vas-tu donc chercher là-bas ? s’est exclamée Maman.

Margot Nolleau ne comprend pas bien les affaires de sa fille. Elle n’y prend garde que lorsque Claire l’y oblige par ses foucades. Ce qu’elle appelle les foucades de Claire. C’est-à-dire quand celle-ci prend des décisions non conformes aux idées de Maman. Non compatibles…

Comme cette fuite. Fuite le plus loin possible de son ancien Jules. Quelle idée idiote ! Croit-elle surmonter ainsi le traumatisme d’une courte et tumultueuse « affaire amoureuse » ? L’autre était un dénommé Christophe Stefanu, un collègue d’origine roumaine. Elle l’avait rencontré au hasard d’un remplacement, quelques jours dans un collège de Reims, égaré dans la ZUP Maison Blanche. Elle s’ennuyait, il bien joué sa partie de joli cœur. Il était d’apparence gentille, affable. Brave fille, elle s’est laissée aller. L’histoire a vite tourné au désastre. En vérité, il était paresseux, il buvait, il avait commencé à la battre, il beuglait :

–       Tu es ma pute, et tu dois t’y habituer.

Un soir d’ivresse encore plus excessive il  a souligné son propos ordurier d’un éclat de rire sonore, sardonique, a-t-elle pensé. Suivi d’une série de claques formidables, zébrant son visage de longues traces rouges, et, en prime, un méchant coup à l’œil. À demi assommée, elle n’a pas été capable de résister lorsqu’il l’a prise en force.

Furieuse de se retrouver dans le rôle de l’oie blanche victime d’un bandit… Horrifiée, alors que rien ne l’avait laissé prévoir, bien au contraire… Saisie par la terreur, elle se découvrait associée à un homme à la face inconnue, une face de Janus qu’il avait masquée avec soin. Le « gentil Christophe » était un monstre.

 

La nuit du départ : ivre mort, écrasé par sa dernière beuverie, Stefanu s’était endormi. Elle aurait pu le tuer pour le punir. Elle n’en pouvait plus. Elle a profité de son sommeil, elle lui a volé son argent dans son portefeuille, elle a ramassé ses cliques et ses claques. Elle s’est sauvée, en pleine nuit, n’emportant avec elle que ses bijoux de jeune fille, son chéquier, sa carte bleue et ses papiers d’identité. Comme disent les gamins, elle a zappé ce type, elle l’a effacé.

Pas question de rentrer à la maison, Maman n’était même pas au courant. Elle s’est réfugiée à Paris pendant quelques jours chez une copine d’enfance. Elle a espéré qu’un déménagement la consolerait. Lui permettrait d’accélérer sa carrière. Elle a pris la décision de demander une affectation loin de la Champagne. Elle a postulé pour un job outre-mer. Comme autrefois on partait aux colonies pour guérir des chagrins d’amour. Le Rectorat de Corse cherchait des volontaires, elle a « candidaté » pour un de ces postes de contractuelle, c’est-à-dire comme bonne à tout faire de l’enseignement, pas trop regardante sur les conditions de travail. En tant que Continentale, elle était privilégiée par rapport à ses confrères et consœurs originaires de l’Île – qu’elle appelait encore « de Beauté » – : elle a obtenu satisfaction sans la moindre difficulté. Donc va pour la Corse. Sans la moindre certitude quant à l’efficacité de ce cautère sur jambe de bois.

Elle était humiliée, furieuse. Contre toute évidence, elle avait aimé ce type. La rupture et ses conditions l’ont blessée plus qu’elle ne l’avait imaginé. Ses premiers mois à Ajaccio n’avait rien cicatrisé.

 

Le chauffeur dépose Claire devant son immeuble, une vieille bâtisse du cours Napoléon. Sur le mur, un tag, les lettres sont hautes d’un mètre. « I Arabi fora ». Une nouveauté, pense-t-elle. Avant, ils en voulaient aux professeurs. Pourquoi les Arabes, maintenant ?

Pour atteindre le modeste trois pièces loué sous les toits, elle tire avec peine sa valise dans les escaliers trop raides, quatre étages sans ascenseur. L’appartement est petit, mais encore trop grand pour elle. Elle n’y est pas à l’aise, depuis son installation en septembre, elle n’a pas pris la peine d’accrocher aux murs le moindre sous-verre, le moindre tableau. Elle examine l’absence de décor d’un œil peu amène. La température est glaciale. Après ces deux semaines de vacances, le réfrigérateur est vide, mais elle ne se sent pas le courage de redescendre pour dénicher un improbable bistro encore ouvert qui puisse lui servir un sandwich. Elle est ce soir si angoissée qu’elle ne parvient pas à se projeter hors du présent immédiat. Si perturbée… Le mot lui est venu comme une évidence. Perturbée.

Elle s’allonge sur son lit, sans se déshabiller. Elle pense qu’elle va fumer une cigarette avant de se préparer pour la nuit. Elle projette un instant d’appeler Maman. Maman, et ses sempiternels reproches parce que Claire ne suit pas ses conseils. Elle renonce à Maman, pour ce soir. Elle se perd dans ses souvenirs doux amers. Ces souvenirs s’embourbent dans le rêve. Sa fatigue l’a emporté. Et peut-être son désir inconscient d’expulser le présent. Maman, le travail qui l’attend demain. Elle s’est endormie, le sommeil s’est abattu sur elle, d’un coup, un coup de massue.

 

Soudain, les vitres tremblent, se propage comme une vibration accompagnée d’un gronde­ment sourd d’origine incertaine. Brusque réveil, elle se dresse sur son séant, se lève. D’un pas de somnambule, elle va vers la fenêtre, ouvre les croisées en grand malgré le froid. Écoute la nuit. Nouveau fracas, plus sec, plus proche.

– Qu’est-ce que c’est ?

Claire est seule, elle a peur, personne avec qui partager son appréhension.  Des bombes, bien sûr. Des bombes ?

Sa frayeur se précise, s’incarne, se focalise sur des points précis de son corps, le sang qui bat trop fort à son cou, une violente douleur qui, née dans les tempes, irradie dans son front. Elle a l’impression qu’elle va étouffer, craignant le retour de cet œdème de Quincke dont elle a failli mourir naguère.

 

Claire ne manque pas de courage, mais là elle a peur. Ce n’est pas la même peur que dans l’avion quelques heures plus tôt, celle-ci est plus diffuse, plus profonde. Enfoncée au creux de son ventre. Comme la lame d’un couteau. Peur absolue. Elle est terrorisée. En vérité elle sent qu’elle ne cesse d’avoir peur. Pour un oui ou pour un non, pour n’importe quoi.

Elle avait oublié. Les Barbares. La furia corse. Les nuits bleues, les nuits des bombes. Elle frissonne, l’air glacial s’engouffre dans la pièce en larges vagues. Voici une nouvelle explo­sion, un coup de tonnerre très proche, fracas monstrueux, on perçoit les ondes de choc, on sent l’odeur de cordite jusque dans la chambre, sur la table de nuit valse la lampe de chevet. Et une cuiller qui tinte dans un verre vide. Quelques instants plus tard, tout près, des débris de vitres retombent sur le pavé en cascade cristalline.

Les lumières de la ville se sont éteintes un bref instant.

Une dernière déflagration, très lointaine ce­lle-ci, un écho d’orage qui s’estompe. Aussitôt après, des sirènes, police, pompiers, ambulances, des  moteurs emballés, affolés. Des grincements de pneus sur le macadam, coups de sifflets furieux, quelques cris, des raclements de pelle, des crissements de gravats et de verre en miettes…

 

Le silence retombe sur la nuit.

Elle referme la fenêtre. Son corps est un bloc de glace. Elle prend la peine de se déshabiller enfin et d’enfiler un T-shirt avant de se glisser entre les draps glacés.

Roulement du tonnerre qui s’éloigne, un dernier écho, une ultime ex­plosion, très faible, très loin. Elle soupire :

– Mais que veulent-ils, ces gens-là ?

Par réflexe, presque rendormie, Claire tend la main, du bout des doigts, elle tâtonne l’espace opaque, comme si elle cherchait… Personne à côté d’elle, le cauchemar continue.

Une colère irrépressible la soulève. Elle se redresse, elle se lève. Elle tape du pied, trépigne. Pourquoi a-t-elle échoué ici ? Elle s’est posée la question mille fois, avec mille fois la même réponse. C’est très au-delà de Stefanu et de ses coups. Fuir le destin, s’écarter de ce chemin trop large, trop droit, qui devait se dérouler sous ses pas. Fuir le souvenir de son enfance solitaire. Son adolescence trop choyée. Sa liberté comme une prison. Maman ne lui laissait aucun espace pour vivre.

Sa tête a explosé, les ondes de choc des bombes l’ont bouleversée… Elle pleure à n’en plus finir, elle crie. Qu’importe si personne ne l’entend. Elle hurle qu’elle n’a rien voulu de « ça ». Surtout pas de cette violence qui ne cesse de l’assaillir. La voici plongée dans un univers de sauvagerie qu’elle n’était pas prête à affronter… Emportée par des événements qui la dépassent. Elle ne pouvait imaginer que le cadre d’apparence lénifiante de ce pays se révélerait vite si cruel…

 

Elle est perdue. Paumée, égarée dans ce pays bien loin de ses espoirs. Loin de son être. Un pays choisi pour éviter d’être ailleurs. Absurde. Son intelli­gence aurait justifié de grandes ambitions. Mais elle ne rêvait que d’être prof. Sans plus, sans en avoir la vocation au sens strict. Comme beaucoup elle tenait ce job pour confortable, commode pour tailler sa route sans trop de problèmes, grâce la fameuse sécurité de l’emploi. Encore eut-il fallu qu’elle se consacrât à son métier, qu’elle tente de passer les concours avec une chance de réussite. Faute de s’y être préparée avec sérieux, elle a raté son CAPES de lettres modernes.

Comme elle était encore très jeune, elle n’a pas été outre mesure affectée par la suspension, en vérité l’interruption prématurée de ses études supérieures. Elle espérait que son échec serait transitoire. Peu pressée de se caser dans un job stable, elle a consenti à rejoindre la cohorte des enseignants prolétaires. Les contractuels, les supplétifs, les harkis, et soutiers de l’Education nationale, des pions déplacés au gré des besoins, et dans les coins les plus durs. Voués aux fonds de cale, aux banlieues pourries et dangereuses. Qu’importe : il lui fallait affirmer son indépendance. Elle n’était pas assez mûre pour concevoir que cette manière frénétique de s’opposer à Maman, de contrecarrer ses vœux, était un piège peut-être mortel. Mais pour elle l’essentiel était d’exercer le plus loin possible de son nid familial. Un cocon réduit à sa mère, puisque son père avait depuis longtemps disparu, quelque part en Amérique, dans des circonstances qui lui paraissent obscures.

Margot, Maman, ne semblait pas tenir à s’expliquer. Ce secret de famille paraît être une donnée incontournable de sa propre existence : chez elle, les hommes sont absents.

Il semble à Claire que grâce à son geste de défi elle n’a a pas souffert de sa situation orpheline.

 

Sans définir au préalable ses options, elle s’est enfoncée dans le chemin chaotique qui mène à la vie. Sans savoir comment s’orienter, comment gouverner son petit bateau.

Elle a privilégié des choix inattendus, les intuitions irraisonnées. Avec candeur, détermination et une certaine dose d’insouciance, Claire s’est engagée dans un univers tout neuf. Elle entendait tout voir, au gré de sa fan­taisie. Loin de ses livres, courant pendant plusieurs mois d’un pays à l’autre, malgré ses moyens modiques, elle s’est livrée à une fièvre du voyage, expression de sa singularité. Voyage entre les garçons, aussi. Animée par cette inlassable curiosité pour les choses du monde, elle a entrepris d’explorer un ailleurs dont elle ne cessait de repousser les limites.

L’été de son revers universitaire, pour se changer les idées elle a décidé d’occuper ses vacances à visiter le Lubéron. Elle a rejoint pendant quelques jours des amis vivant dans la communauté de Longo Maï, près de Forcalquier. Elle était consciente que son choix n’était pas d’une folle originalité, mais il correspondait à sa logique intime. Imprégnée de culture écologiste, à l’issue de ses années d’université, elle rêvait peut-être de rejoindre les rangs de ces « paysans intellectuels » retranchés dans les montagnes de Haute Provence.

Et puis, rien. Pas d’aventure, pas de surprise. Rien que l’impératif du travail. Elle est rentrée dans le rang. D’un collège à l’autre dans son Académie du Nord oubliée par le temps, elle  galérait comme prof contractuelle.

 

Nommée au collège du quartier populaire des Salines à Ajaccio, elle a rejoint son établissement pour la rentrée de septembre. Le premier trimestre s’est déroulé sans trop de difficultés. Jeunes Corses compris, ses élèves se sont montrés raisonnables, les natifs de l’île n’ont pas trop cherché noise aux autres, en particulier aux enfants de Marocains qu’on appelle ici les « Arabes ». « I Arabi fora ».

 

Faute de s’être intéressée à la question, surtout par manque de motivation, comme la très grande majorité des originaires du Continent, elle ignorait tout de la vie en Corse, et surtout des méandres de la vie politique. Quand elle est arrivée, elle débarquait, au sens littéral. D’où sa surprise lorsque la situation politique s’est dégradée en décembre, les manifestations se multipliaient pour obtenir la libération des terroristes emprisonnés sur le Continent, ils les qualifiaient de militants, et elle ne comprenait pas. Durant ces semaines-là, une multitude de petits attentats ont visé les Maghrébins, y compris ceux qui étaient installés depuis plusieurs décennies.

Elle avait été rattrapée par la violence. Une violence qu’elle abhorrait.

 

Sous le ciel nocturne d’hiver piqueté de myriades d’étoiles glacées, la ville semble paisible. Une paix qui masque tant de colères.

Elle referme sa fenêtre, elle se recouche.

Elle s’est endormie.

Elle gémit dans son sommeil, comme si elle souf­frait.

 

– 6 –

 

 

Pour rejoindre la station de bus, Claire passe tous les matins Rue Fesch, devant « A Isola Corsica ». Déboulant du cours Napoléon par des voies si pentues qu’on ne peut pas y parquer sa voiture, elle débouche dans la sympathique artère commerciale qui fleure bon le vieil « Aiacciu », au cœur de la vieille ville. Joliment dénommée le « bourg », U Borgu en corse. Le propriétaire de ce minuscule bistro s’appelle Ange Giovanoni, lui a révélé avec un clin d’œil complice Pierre Belem, son collègue professeur d’histoire et géographie. Il est expert en la matière, au collège il passe pour le meilleur connaisseur des affaires insulaires.

Ce matin, planté devant son café, le patron recense d’un œil satisfait les dégâts provoqués par la bombe de cette nuit dans la banque d’en face, sise près de l’Hôtel Fesch, un petit palace dont l’histoire a été illustrée naguère par une prise d’otages fracassante, à laquelle Ange aurait participé.

Des ouvriers sont déjà à l’œuvre pour remplacer les vitrines par des panneaux de contreplaqué. Comme toujours, Claire est tentée d’entrer dans le troquet pour boire un café, afin de découvrir enfin les entrailles de l’enfer. Elle se trouve un incontournable prétexte – le manque de temps – pour passer son chemin en se morigénant pour son manque d’audace.

Le dessin de l’île découpé dans une tôle peinte en vert sert d’enseigne au café « A Isola Corsica ». Cette icône est en soi une forme de revendication,  sans ambiguïté. Le décor dévoilé par la porte ouverte accentue l’effet. Un décor caricatural, comme trop souvent ici. Derrière le bar, encadré de deux drapeaux blancs à tête de maure, l’emblème « national », un motif majeur, un grand plan-relief de l’île. Pour habiller les murs de la salle, des photos en noir et blanc représentant de vieux paysans corses – en réalité des bandits, Bellacoscia et autres, lui a révélé Belem, – ou des paysages typiques alternent avec des armes anciennes, les fameux lumparos, ou des accessoires, corne à poudre, trompe de bergers.

La carte affichée à droite de la porte annonce un immuable ensemble de plats paysans, saucisson d’âne et daube de sanglier, bruccio, bière de châtaigne et vin rosé de Sartène. Corse, Corse, Corse. Même l’eau minérale pétillante provient de la source Saint-Georges à Orezza.

Les collègues insulaires du collège affirment que ce menu réunit les meilleurs plats de la gastronomie locale, laquelle serait fameuse. Claire en doute…

Le patron n’a rien laissé au hasard : quiconque entre là doit savoir qu’on pénètre dans l’antre d’un Corse authentique. Du pur maquis. Seules de triviales commodités professionnelles justifient qu’il ne porte pas le costume traditionnel, pantalon de velours et veste en gros coutil sur ceinture de flanelle.

Dans la salle, pas plus d’une dizaine de tables. Ange  limite la clientèle, il éconduit sans autre forme de procès les touristes, dont il ne veut pas entendre parler. Campé à l’orée d’un restaurant vide, il est capable de soutenir que tout est réservé.

– Nous n’avons pas besoin de ces gens-là, tempête le cafetier en exagérant son gros accent. Les touristes sont la pourriture à nous.

Les consommateurs présents approuvent. On doit être d’accord avec Giovanoni. Sinon, on ne prend pas la peine de venir boire le Casanis chez lui. Il préfère crever debout plutôt que d’accepter l’argent de « ces gens venus d’ailleurs ». Quand on le taxe de racisme, il hausse les épaules sans répliquer.

Hors du discours politique, Giovanoni parle peu, souvent par monosyllabes voire par onomatopées.

Belem complète le portrait du bonhomme qu’il voit comme un obsessionnel.

– Il soutient être originaire de Zonza, précise le professeur. Il joue sur les mots. En réalité il est né à Constantine, en Algérie, mais il déteste qu’on le sache.

Pierre Belem, est le roi de la rumeur, il affirme tout savoir. Il est surtout bon pour les ragots. Giovanoni est une de ses cibles favorites.

– Son commerce marche cahin caha. Ce fonds permettrait tout juste au bonhomme de survivre si des ressources parallèles ne venaient pas compléter son modeste chiffre d’affaires.

Et de dévoiler que, plusieurs années auparavant, Giovanoni aurait été un des fondateurs de la principale société de gardiennage de l’île, « A Vigilancia », laquelle fournit des vigiles et une protection plus ou moins rapprochée à ses clients, moyennant des tarifs excessifs. Ce qui vaut au contradicteur une réplique sans appel :

– Justifiés, mes prix ! Les « risques » encourus par les installations touristiques, les entreprises et les commerces implantés en Corse sont réels et importants.

Belem adore se lancer dans de grandes envolées pompeuses pour évoquer le climat local.

– Attention, on ne critique pas Giovanoni, il ne supporte pas. Nul ne s’y risque. Toute allusion plus ou moins malveillante, voire la moindre réticence, provoque la colère du Monsieur, qui n’hésite pas à sortir de sous le bar le revolver planqué là à longueur d’année, pour « dissuader les méchants ». Je ne crains pas de le soutenir : il a été, il reste la figure emblématique, aux limites du grotesque, des rebelles corses, leur porte-drapeau, leur porte-voix. Héritier d’une tradition centenaire, peut-être millénaire, il figure la résistance à outrance contre l’envahisseur étranger. En bref…

Caricature de lui-même, le prof réfléchit en tapotant sa barbe courte, poivre et sel.

– En bref il est le modèle du terroriste tel que nous les imaginons, tels que nous ne les supportons pas.

Pas plus que les autres matins, Claire n’a pas osé s’arrêter. Elle a laissé Giovanoni la regarder passer. Avec ce sourire équivoque qu’elle déteste tant chez les hommes.

 

 

 

 

– 7 –

 

 

Elle a entendu le cafetier lancer à l’un de ses consommateurs, qui approuve.

– Jolie fille, hein ? Tu la connais ? J’ai l’impression de l’avoir vue débarquer hier soir à Campo del’Oro.

Pas de réponse, le bistrotier retourne à son bar et à ses ratiocinations. Plongée dans ses réflexions, Claire presse le pas. Ses angoisses de la nuit sont dissipées, mais ses interrogations sur son devenir ne sont pas levées…

 

Mal réveillée, ballottée dans son bus brinquebalant, Elle se sent écrasée par sa mission, moins que certaine de pouvoir l’affronter. Et, pourtant, tous les matins elle reprend le chemin de son collège. Avec courage ou par habitude ?

Observant de façon distraite le décor urbain que l’on discerne à travers les vitres brouillées par une bouillie de pluie et de poussière, Claire pense que pas plus qu’à souffrir, elle n’a été préparée à affronter les embûches, les embrouilles, les détresses de ce quartier des « Salines », où elle a pour mission d’apprendre le français à des jeunes qui ne manifestent guère d’appétence pour l’enseignement. Classé en Z.E.P., zone d’éducation prioritaire, avec à l’appui une réputation de mauvais aloi, ce quartier dit « en difficulté » s’étend aux marges de la ville. Tours et barres sans la moindre élégance architecturale,  plantées sur une petite plaine côtière et sur des collines pierreuses. Celles-ci étaient autrefois en plein maquis, elles ont été rejointes par la ville. Ces HLM ont été bâties à la hâte au début des années soixante pour accueillir les rapatriés d’Al­gérie. Des murs plats, aucune décoration, aucune as­périté, pas de balcons. Le fard du soleil ne parvient pas à égayer les façades à l’origine d’un blanc éclatant – « méditerranéen » pour les architectes -, les enduits sont craquelés, jaunis ou grisâtres, tavelés de longues coulures brunes.

Elle doit affronter une situation qui n’est certes pas spécifique à la Corse. Comme tous ces faubourgs dans toutes les villes de France, l’ensemble s’est dé­gradé, prolétarisé, il a été abandonné aux plus pauvres. Par mauvais temps, Claire croit se re­trouver dans les HLM de Valenciennes, où elle a été en mission quelques semaines. Le gros de la population est formé d’immigrés maghrébins, journaliers dans les exploitations agri­coles en butte à l’hostilité persistante des Corses d’origine, les « gens des villages » qu’ils côtoient. Ces anciens paysans ont dû abandonner leurs nids d’aigle devenus inutiles et inhabitables pour affluer sur Ajaccio – et Bastia -.

Elle a déjà appris que ce prolétariat n’a plus rien à voir avec la société corse traditionnelle, il en ignore les « valeurs » qui constituaient autrefois sa force. À commencer par l’entraide. Ici, plus personne n’aide personne, parce que les autres n’existent plus. La vie moderne marginalise ces « petits blancs » promis au chômage, sans le moindre espoir de rattrapage social. Ils sont exclus de leurs propres traditions, rurales et obsolètes, par leurs parents qui ont été incapables de les leur transmettre. L’insularité les met au rancart, sans moyens financiers pour s’en évader.

– Naguère, a coutume d’expliquer Belem qui, non sans arrières pensées intéressées, ne la lâche pas, la ville n’était qu’une étape avant un exil plus lointain, un grand départ vers l’outremer, quand les jeunes pouvaient compter sur la chance d’être soutenus par les caciques des clans.

Et d’insister, parfois assez lourd et péroreur :

– Aujourd’hui, le monde est fermé par la crise, le chômage. L’exil ailleurs n’est plus possible, il devient exil intérieur, déchéance. Et la mort culturelle. Le cadre dépri­mant, banalisé, la décrépitude des immeubles ne sont que les signes extérieurs d’une disgrâce beaucoup plus profonde, disgrâce de toute la société corse.

 

Claire écoute, elle apprend. Elle assimile bien que dans cette sous culture moribonde, le professeur a pour charge d’enseigner, quand il le peut, mais plus encore d’aider, de porter assistance, d’endosser le désespoir.

Ce matin, la rentrée. Une rentrée triste. Il pleut, il pleut encore, la neige n’est pas loin. Malgré son sommeil en retard, Claire est heureuse de retrouver ses « enfants », en cette première heure, une quatrième avec options deux langues, anglais, italien, et latin. D’un long regard circulaire, elle jauge le moral de ses gamins.

Chahut habituel des pre­miers cours. On est encore un peu en va­cances, il faut se réhabi­tuer, mesurer sa distance, on ne part pas dans une année longue comme dans un sprint. Plus tard, vers février, elle se montrera plus sévère, pour le moment elle laisse filer. Elle sait que l’agitation ne durera guère, ses élèves ont apprécié la manière plus persuasive que ferme choisie par Claire pour gérer son petit monde. Elle laisse les collégiens prendre leur temps pour entrer, s’installer en bavardant. Ce sont des bons, parfois très bons. Beaucoup de corsophones, à cause de l’italien. De jeunes Maghrébins, brillants, mais renfermés. Quelques Continentaux, tous rejetons de fonctionnaires laïcards qui refusent de placer leurs gamins dans l’enseignement privé. Corses ou Continentaux, garçons ou filles, elle a l’impression qu’ils s’entendent bien.

Non sans mal, elle applique le « référentiel de la classe de 4º », selon l’ahurissant langage des maîtres de la pédagogie moderne. C’est-à-dire qu’elle tente de leur inculquer les règles du français telles qu’elles sont définies par le programme fondé sur le système des séquences. Un même texte sert de support à la fois pour la grammaire, le vocabulaire, la conduite du récit. Elle apprécie en  particulier le travail à partir des lectures suivies. Elle s’est même taillée un joli succès d’estime quand elle a abordé le thème de la « révolte comme ressort dramatique », à travers Tamango, le texte de Mérimée évoquant la rébellion d’esclaves africains.

 

 

– 8 –

 

 

La silhouette de Claire Nolleau disparaissait au bout de la rue Fesch, au coin de la Maison de la presse, quand  Paùlo Altieri est entré dans le bar « A Isola Corsica ». À peine libéré, il tente de réinvestir son territoire. En multipliant les contacts, il espère se réinstaller dans cette vie. La « préventive » et la peine de prison lui ont valu trois ans d’absence. On l’a oublié, le libeccio a trop soufflé entre temps.

En manière d’accueil Ange Giovanoni lâche d’une voix maussade :

– Ça va ?

Il n’a pas digéré la discussion de la veille à l’aéroport. Depuis que les fondateurs historiques du mouvement ont été condamnés et emprisonnés, il s’était vu dans la peau du chef incontesté à la tête des Nationalistes radicaux. Le retour d’Altieri ne lui convient pas. Il ressasse sa déception, en essayant de se rassurer. Ce petit a tout oublié, on a vu ça hier soir à l’aéroport. La vie politique exige de l’entraînement. Dans le maquis. Pas dans la cour d’une Maison d’arrêt. Pour ne pas être trop impoli, Ange apporte le café et s’assoit à la table de celui qu’il ne désigne que sous son sobriquet de Chinois. Chinois, parce que la mère de  Paùlo était vietnamienne. L’intéressé n’apprécie pas, Giovanoni n’en a cure.

– Tu as entendu, cette nuit ? Ça a bien pété, non ? Tu crois que c’est pour célébrer ton retour ?

Altieri hausse doucement les épaules.

– Ce serait trop d’honneur.

– Tu vas reprendre ton boulot ?

– J’aimerais. J’ai rendez-vous tout à l’heure, à neuf heures avec Deflers, le directeur du Collège.

L’institution Saint-Jean est maintenant classée lycée, puisque le cycle d’enseignement monte jusqu’à la Terminale. Lycée privé.  Paùlo s’agace de devoir admettre qu’un établissement non public puisse se proclamer lycée.

Il consulte sa montre, boit son café d’un trait. Trop chaud, il grimace.

– Je repasserai te payer, je suis en retard.

 

 

 

– 9 –

 

 

L’entrée réservée aux professeurs de l’Institution Saint-Jean est située cent mètres plus loin dans la rue Fesch, après le musée. Paùlo sonne, il est reconnu par le concierge qui le conduit tout de suite chez le directeur.

– Il vous attendait, maugrée le cerbère.

Quand Paul Altieri pénètre dans le bureau, Henri Deflers ne se lève pas pour l’accueillir, il lui désigne une chaise du menton.

– Bonjour, j’ai plaisir à vous voir.

Une formule hypocrite, comme en témoigne l’absence de sourire. Le petit ex-prof constate que les « bonnes manières » pratiquées dans le monde de l’éducation sont encore en vigueur. Le directeur reste à l’abri de son bureau « ministre ». Ministre, sinistre, gouaillait un de ses codétenus. Sur le plateau de bois ciré, vierge, pas un papier, pas un dossier, rien qu’un sous-main en cuir vert. Ancien capitaine d’infanterie de marine passé dans le civil après son dégagement des cadres, le patron de l’Institution Saint-Jean est un homme d’ordre. Avant d’arriver à Ajaccio, il a remonté avec succès le courant du désordre dans plusieurs collèges dont l’avenir était compromis par le chaos et l’indiscipline. Le conseil d’administration du lycée privé l’a recruté pour cette raison précise : assurer la quiétude, dans le respect tranquille et ferme de la règle, au milieu de cette société corse bouleversée par les passions. Deflers est un directeur professionnel.

Law and order. Non sans une certaine amertume, il sourit quand revient à la surface de cette formule qui aurait dû être sa devise. Qui l’est moins.

Au fil des mois, des années, il s’est enkysté dans une attitude figée, d’autant plus raide qu’il n’était plus certain de réussir. Il est chaque jour moins convaincu qu’il soit utile d’inculquer aux enfants des idées, des contenus incertains qui ne les motivent guère. Les Continentaux savent Deflers de passage, et les jeunes Corses sont inscrits dans cette institution pour les forcer à bien penser. Le Directeur de se demander : qu’est-ce que c’est, ici, bien penser ?

Durant sa carrière militaire, le capitaine Deflers n’a jamais connu le doute. Il a agi, il a commandé, il a couru le monde avec ses hommes d’armes. Au cours des deux premières années à Ajaccio, il a entrepris de réformer, de moderniser, de rendre plus efficace la machine qui lui avait été confiée. Avec habileté, avec doigté, il a transformé son lycée privé en une belle mécanique plus encore au service de la culture française que de l’éducation.

 

Alors, pourquoi serait-il aujourd’hui assailli de questions. Lassitude, fatigue ? Ou bien une meilleure appréhension des choses de la vie ici ? Peu coutumier des introspections, il lui semble être incapable de trouver des réponses pertinentes. Et voici qu’il lui faut régler une question des plus épineuses.

Sa mission sociale est simple, elle doit s’inscrire dans l’effort de redressement national engagé en Corse. En focalisant sur l’objectif, en ligne de mire : se débarrasser de ce type, Altieri. L’écarter. En évitant la brutalité. En le convainquant de choisir lui-même la solution du renoncement volontaire à ce job qu’il vient quémander aujourd’hui. Ce serait la bonne solution, une belle porte de sortie. De toute façon, le capitaine n’a pas l’intention de jouer franc jeu, ce serait mal vu parmi ses pairs.

Henri Deflers ne connaît son interlocuteur que par ouï dires et rapports interposés, puisque Altieri était déjà en taule quand le Directeur a été nommé. Il dévisage sans façon le petit Corse, comme s’il était un objet insolite. Il tend une perche.

– Vous avez l’allure des hommes naguère placés sous mon commandement, vous avez été commando de marine, n’est-ce pas ? Nous devrions bien nous entendre.

Il a extrait d’un tiroir le dossier de l’ancien professeur. Professeur d’histoire. Il le feuillette, jette une ou deux annotations au crayon. Relève la tête, avec un sourire poli. Il se fige dans sa belle pose de dur, prêt pour l’affrontement.

– Je vois qu’après l’Armée vous avez effectué toute votre carrière chez nous. Quand vous avez postulé, bien que vous ne fussiez pas certifié, nous vous avons engagé en raison de l’excellence de votre présentation, de vos états de service, et de vos capacités manifestes. Professeur d’histoire dans les classes terminales. Plein d’allant. Adoré par les gosses. Je vois aussi que mon prédécesseur, ce pauvre Camarachi…

Il a prononcé Camarashi, à la française…

– … vous tenait en haute estime, si j’en juge par vos notations. Il n’avait pas tort, puisque toutes les inspections de l’Education nationale allaient dans le même sens. Tout ça est très bon.

Le directeur parle carré, ses constatations n’appellent pas de réponse. Altieri se tait. Bien sûr Deflers voit que, compte tenu de sa situation fragile, l’ancien taulard adopte un « profil bas », prudent, circonspect. Camarachi l’appréciait peut-être, mais, dès son arrestation, il l’a viré. En théorie, la décision a pris la forme d’une suspension de contrat, au motif que l’enseignant ne pouvait assurer ses obligations en raison de son incarcération sur le continent. Cette suspension a été transformée en licenciement pur et simple quand Altieri a été condamné à la prison pour activités terroristes. La peine infligée par les juges impliquait, lui a-t-il été expliqué par courrier, une faute lourde, puisqu’il donnait le plus mauvais exemple possible à ses élèves.

 

@@@@@

 

Se méprenant sur le calme apparent de son hôte, Altieri s’efforce de  donner à sa réplique un tour doux et courtois :

– J’espère, plaide-t-il, que vous allez revenir sur les positions arrêtées par votre prédécesseur.

Pour l’ancien professeur, c’est vital au sens le plus prosaïque. Durant ses années de cellule, il n’a dû sa survie, médiocre, qu’à de modestes subsides que lui versait A Riposta, l’association de soutien aux prisonniers. Après la disparition du groupement en raison de ses liens trop étroits avec le F.L.N.C., le relais a été assuré par la générosité de personnes privées, d’ailleurs pas toutes sympathisantes. Sinon, il aurait crevé de faim.  Paùlo estime qu’il serait injuste de confirmer son exclusion du corps professoral : il a payé sa « dette sociale ». Son licenciement serait une deuxième condamnation. Double peine.

 

Sur le mode du parler clair, le parler d’un chef, Henri Deflers coupe court à ses spéculations, par une question. Moins bizarre qu’inattendue. En vérité, perverse.

– Je voudrais savoir. Depuis mon arrivée dans l’île, je suis intrigué, et personne ne m’a donné le moindre éclaircissement. Pour la simple raison que je n’ai pas rencontré d’interlocuteur pertinent.

L’homme prend ses aises dans son fauteuil, un fauteuil d’osier pour faciliter l’aération du corps, lors des grosses chaleurs. Il affiche sur sa belle gueule de soldat un masque de sérieux imperturbable. Il tripote son crayon avec  ses longs doigts minces et nerveux.

– Nous n’allons pas tourner autour du pot, surtout avec un ancien soldat comme vous. Pourriez-vous m’expliquer par quel cheminement des hommes aussi intelligents que vous… Je ne doute pas de vos grandes qualités d’intelligence, tout le monde en convient… Comment des hommes de votre acabit ont l’incongruité de se jeter dans une action aussi…

Il hésite sur le qualificatif.

– Enfin… aussi stupide que le terrorisme ? Vous conviendrez avec moi que seuls des mots de ce genre permettent de définir le terrorisme, n’est-ce pas ?

Il s’est mis debout, penché en avant, les mains posées sur le bureau pour assurer son équilibre. Cet équilibre, cette stabilité lui sont nécessaires pour dominer. Il se lance dans un grande péroraison empreinte d’un moralisme auquel  Paùlo est trop bien accoutumé. Le capitaine sert à son interlocuteur les arguments classiques. Eculés. Enculé de Café du commerce. Altieri grimace.

– Il n’y a pas de place pour les terroristes en politique ou dans la société civile. Les bombes ne mènent nulle part ailleurs qu’en prison, n’est-ce pas ? Malgré tous mes efforts, je ne parviens pas à comprendre. J’ai tout lu, tout regardé, je me suis entretenu avec des hauts fonctionnaires très compétents. Nous en comptons beaucoup parmi nos parents d’élèves, puisque, comme vous le savez, nombre de métropolitains préfèrent nous confier leurs enfants plutôt que de les laisser dans l’enseignement public, où le climat est trouble et malsain.

Il répète :

– N’est-ce pas ?

N’est-ce pas : tic de langage en forme de leitmotiv pour affirmer sa supériorité.

Altieri ne croit pas devoir relever.

Henri Deflers se redresse. Il est très grand, il est comme ses doigts, mince, encore athlétique. Sa cinquantaine bien sonnée n’est trahie que par des épaules un peu affaissées. Fatiguées ?, se demande l’ancien professeur. Le directeur repasse devant son bureau, il pose ses fesses sur le rebord de la table. Il décale son discours sur le registre d’un certain paternalisme. Un paternalisme teinté de passéisme.

– Mais on doit replacer cette affaire corse dans un contexte plus général, n’est-ce pas ? J’en conviens. Voyez-vous…

Deflers respire, il hésite, il cherche ses mots juste.

Il commence par asséner son credo. Leur credo à tous.

– Il y a une culture corse, mais il n’y a pas de peuple corse,

Paùlo se demande quelle différence entre peuple et culture, fondement de son action. Mais le capitaine directeur ignore la trilogie instaurée par les Irlandais, par l’IRA : une culture, un peuple, un combat. Deflers ne peut pas saisir, lui l’homme des armées coloniales, parties  la conquête du monde au nom de la primauté civilisatrice revendiquée par la France.

Là Deflers reprend son discours, il amplifie son propos, jusqu’à se répéter :

– Voyez-vous, je suis très frappé par quelque chose : lorsque dans un village un prêtre s’occupe des jeunes, il y a moins de laissez aller, de désespérance, et finalement de délinquance, n’est-ce pas. C’est évident pour le terrorisme. Dans l’île son développement coïncide avec la déchristianisation. Quand la religion recule, la violence s’avance[2].

Il s’empêtre un peu dans ses pensées, dans ses mots, dans ses intentions. Reprend quand même, sur le ton de la confidence. Il grimace un sourire qui se veut complice. Se penche vers Altieri, comme s’il allait lui parler à l’oreille, afin de se soulager d’un « lourd secret ».

– Je vous dois un aveu, cher ami…

Il a dit « cher ami » ? Paùlo se méfie.

– Cet aveu est que je ne crois pas au débat d’idées. Débat, dispute, la voie ouverte à la violence, n’est-ce pas. Appel d’air inévitable, le terrorisme suit dans la foulée. La discussion, le débat, ce sont des formes de terrorisme, si l’on n’y prend garde. Personne n’écoute personne, on n’a qu’une idée, cogner sur l’autre, sur celui qu’on ne parvient pas à convaincre. Comme il est impossible de convaincre l’autre…

Il se redresse, il s’apprête à marcher, il avance d’un pas. Ferme. Mais il hésite à se lancer dans un deuxième pas. Il fixe Altieri droit dans les yeux. Et lui annonce sans préambule, sans préparation, qu’il a prévu de rétablir le principe de la messe obligatoire pour les élèves de l’Institution, au moins une fois par semaine. Le mercredi avant les cours du matin. Quand le petit prof objecte que cette décision est contraire aux principes du contrat passé avec l’État, qu’on ne peut imposer la moindre pratique religieuse aux enfants, Deflers balaie l’argument d’un grand geste.

– Nous en avons discuté avec le Père Paul-Pierre Lancrez, le curé de la paroisse qui assume la mission de notre direction spirituelle. Nous avons convenu qu’il était temps de revenir à la tradition. Cet oubli de la tradition, son effacement, sont à l’origine de tous les désordres, de toutes les dégénérescences sociales.

Il s’est redressé, de toute sa hauteurs.

– Voilà, je vous l’ai dit. Je vous l’ai dit à vous tous.

Il lève le menton, son regard porte au loin, comme s’il s’adressait à une foule.

– Oui, je vous l’ai dit à vous tous. Vous ne pouvez pas encore m’entendre, mais il le faudra.

Altieri est troublé par la stature de cet homme qui se dessine mieux. Une silhouette plus qu’un personnage. En vérité, il lui semble que Deflers a pété les plombs, il lui semble que le directeur est en train de balancer par-dessus bord toutes ses convictions. Et d’ajouter :

– Voyez-vous, moi je suis croyant. Je crois en Dieu et dans l’infaillibilité du Pape. Je vois votre air sceptique. Pourtant le rapport avec notre petite conversation est étroit, intime. Dans ma foi, dan ma vie religieuse, la prière me paraît beaucoup plus décisive que le débat d’idées. Il faut prier…

Il a martelé fort les trois derniers mots. Il enchaîne :

– Il faut prier encore. Après vingt ans de guerres, voilà ma conclusion. Prier, les bombes et les disputes intellectuelles sont vaines.

Prêtre, village, laissez aller, désespérance… Rien que des mots d’essence pétainiste, autant de signes surgis d’une France rurale, d’une Corse de légende où la jeunesse serait restée dans ses forêts d’oliviers et ses vergers de clémentines, dans ses vignes et dans ses châtaigneraies durant la semaine ; au catéchisme le jeudi et à la messe le dimanche. La tête courbée devant le tout Puissant, et l’État français. Une vision obsolète de la France, aux antipodes d’une modernité plus complexe.

Paùlo développe cet argumentaire dans sa tête, en pensant qu’il a moins envie de partager sa vie d’adulte avec ces gens-là qui croient encore à la prière et à la confession pour améliorer le sort des autres.

Deflers ne voit pas le petit professeur penser. Impavide, il enchaîne :

– Comment l’héritier de la civilisation gréco-latine, l’érudit, le chercheur que vous êtes, un homme affable, c’est du moins ainsi qu’on vous présente, comment un tel homme imagine-t-il que le maniement des bombes et de la mitraillette peut changer quoi que ce soit à l’ordre établi ?

 

Le Directeur se penche vers  Paùlo Altieri.

– Et pourquoi ce mutisme ? Pour un peu, si j’osais, je dirais que vous avez l’expression penaude du mauvais élève qui vient de commettre une grosse bêtise.

Paùlo est heurté par cette sortie déplacée,   inconvenante. Il se convainc que son hôte n’a pas pu s’empêcher de laisser émerger sa nature d’officier. Peut-être parce qu’il est lui-même empêtré dans d’insurmontables contradictions ? Il doit s’imposer comme le patron, il ne supporterait pas d’être contrarié. Il a été recruté pour que pèse sa poigne, pas pour jouer les psychologues.

– Il faut que vous le compreniez, mon ami. Nous sommes tous dans le même bain, le terrorisme nécessite une mobilisation de tous les instants. Je suis sur le front, ici. Comme les policiers, comme les juges. Comme enseignants, nos responsabilités sont immenses. Allons, venez avec nous…

Ça l’arrangerait bien ! Altieri est stupéfait, accablé, par ces arguments bien médiocres pour un soi-disant professionnel de l’autorité. Son regard s’esquive, il se perd dans un curieux flou. Le Corse esquisse son petit sourire en coin. Ce genre de sourire qui, selon, charme ou irrite au dernier degré. En fait, Paùlo a compris. Il clôt les paupières, il n’est plus là.

Comme il ne regarde pas Altieri, comme il ne le considère pas, Henri Deflers poursuit son discours, qui prend un tour de plus en plus hors de propos.

– Je comprends mieux ce qu’on m’a rapporté sur vous. Irrécupérable.

Il se reprend, en se frappant les mains. Signe de nervosité ? De contrariété ?

– Allons, je m’égare, j’oublie que nous sommes en bonne compagnie. Mais rien que du silence pour toute réponse, Monsieur Altieri, ce n’est pas beaucoup !

Paùlo attend la suite, mais il comprend que Deflers n’ira pas jusqu’au bout, il abandonnera en route son raisonnement… Même s’il pense que les Corses sont des minables, des dégénérés dans leurs montagnes de merde, on lui en voudrait d’avoir prononcé les mots tabous. Certes, il n’y a pas de témoin, mais ici plus qu’ailleurs, les murs ont des oreilles. Le directeur marmonne :

– La Corse serait…

– … Si belle s’il n’y avait pas les Corses, coupe Altieri.

 

Deflers repasse derrière son bureau, se tasse dans son fauteuil. Il débite, presque à mi-voix.

– Par voie de conséquence…

Conséquence de quoi ? Deflers se s’étend pas.

-… pour le moment je ne sais trop quoi vous dire, je dois consulter mon conseil pédagogique, puisque, comme vous le savez, tout ici se décide sur le mode collégial. Sur le plan personnel…  Chez nous, nous voulons donner leur chance à tous…

Même aux égarés, croit entendre Altieri. Deflers n’a pas ajouté ces mots.

– … Je serais tout à fait partisan de vous reprendre. Peut-être sous un statut édulcoré, en attendant de voir venir… Je répète que je ne décide pas seul.

Altieri juge que Deflers se conduit en grand malin. Il s’abrite derrière l’avis des autres. Le monde de l’Enseignement est bien au comble de l’hypocrisie. Altieri s’en était douté. Là, il touche du doigt la plaie de leur duplicité. Plaie de lépreux. Le petit prof se redresse, comme un coq de combat. Il voudrait répliquer. Mais est-ce utile ? Ce type n’a pas non plus sa place ici, qu’il se barre ! Putagi, il n’en veut plus de ce poste. Altieri sort en claquant la porte. Il ne peut ignorer qu’ainsi il décharge la conscience de Deflers. C’est Altieri qui a choisi de s’en aller. Le directeur ne l’a pas viré.

 

Paùlo est surpris de ne pas ressentir la moindre animosité à l’encontre de ce Continental. Coincé entre les caprices des parents, les grands bourgeois, les commerçants aisés et les hauts fonctionnaires, et les turbulences des élèves    prêts à se lancer dans des manifestations protestataires plus ou moins motivées, Deflers gère l’établissement dans des conditions difficiles. Il remplit sa mission : éviter que les Nationalistes puissent s’infiltrer, risquant de pervertir les gamins.

 

 

 

 

– 10 –

 

 

Les militants du mouvement étaient peut-être remplis de bonne volonté, mais ils se sont révélés incapables de secourir Altieri, de lui trouver un abri. Se souvenant de Paùlo sans pour autant être un sympathisant de la Cause, un journaliste de FR3 Corse l’a recueilli pour la première nuit. Cette solution bancale ne pouvait perdurer, il a donc décidé de se réinstaller dans sa maison de Bastelica. Il a rejoint le village en autocar. Il a retrouvé dans sa grange la vieille « Land-Rover » qui n’a plus roulé depuis son départ forcé et précipité de l’île. Dès le lendemain, un copain garagiste a remis en état le véhicule. Et comme sa demeure est trop grande pour lui, il se cantonne dans deux pièces du rez-de-chaussée. Pour gagner quelque argent, il donne des cours privés aux cancres, ou aux enfants des militants auxquels il apprend l’histoire corse.

Paùlo est né dans ce village, il a fréquenté son école primaire, il y a passé ses vacances alors qu’il était pensionnaire au lycée d’Ajaccio, avant d’émigrer à Nice pour ses études supérieures.

Dans le cimetière de Bastelica est enterrée sa mère. Fang Thi Lap, née à Vientiane, au Laos, selon le livret de famille. Elle s’affirmait vietnamienne, mais à en juger par son physique, elle était sans doute d’origine chinoise. Tout le monde l’appelait Fanny. Dans quelles conditions le sergent François Altieri, du 1er B.C.P.  a-t-il rencontré Thi Lap ? À Saigon, imagine  Paùlo. Elle ne lui a rien dit, ce souvenir ne lui était pas agréable. Mais il a appris par la suite que les Vietnamiennes se jetaient à la tête des soldats pour fuir l’Indochine. Après son premier séjour en Asie, François Altieri a ramené sa femme dans la maison familiale de Bastelica, ils se sont mariés, il a couché avec elle quelques jours, il a conçu cet enfant et il a repris le bateau, direction Marseille, puis Saigon. Un garçon est né quelques mois plus tard. Fanny ignorait les prénoms français, le curé du village a choisi Paul.

Après deux ans d’absence, François Altieri est revenu en permission avant de signer un nouvel engagement, puisqu’il était soldat de métier. Il avait atteint le grade d’adjudant. Affecté en Algérie au 1er régiment étranger de parachutistes, il a été abattu par un fellagha en novembre 1957, alors qu’il participait à une opération de chasse, la chasse à l’homme, sur les hauts plateaux du Sud Constantinois, non loin d’Aïn Beida. Il n’a rien laissé derrière lui, pas un seul souvenir personnel. Sauf une dague de guerre.

Le garçon a été élevé là par sa mère restée seule à Bastelica : oubliant que Fanny Altieri était asiatique et son petit un métis, les habitants du gros bourg de montagne les ont adoptés.

 

À l’époque, Paùlo s’appelait encore Paul, et il ne parlait pas le corse. Gamin d’apparence chétive, il était jugé plutôt laid en raison de son métissage. Très intelligent, il a été poussé dès le primaire par son instituteur, lequel a obtenu que le Conseiller général du canton intercède pour l’attribution d’une bourse d’étude comme pupille de la nation. Élève méritant, Paul l’aurait de toute façon obtenue. Pendant le cycle secondaire, pensionnaire au lycée Fesch, à Ajaccio, il a poursuivi ses études supérieures d’histoire à la faculté de lettres de Nice où étaient alors inscrits tous les Corses. Il a rencontré là-bas la plupart des jeunes qui constitueraient plus tard le noyau agissant du nationalisme, et plus précisément du Front de Libération nationale de la Corse. Historien par goût et par métier, Paul apportait aux siens ses compétences et sa passion, il aidait ses collègues à ressouder les bribes éparses d’une histoire occultée par l’administration française. Pendant les vacances, de retour dans l’île, il effectuait le tour des hauts lieux historiques de son pays, Ponte Novo et Bastelica, son propre village, Isola Rossa et les maquis de Vizzavone.                        Il se plongeait dans les archives, exhumant avec les pires difficultés des morceaux dispersés du puzzle.

Cette recherche lui a pris trop de temps. Il ne s’est pas trop investi dans ses études, juste assez pour obtenir sa licence, pas assez pour accéder à une carrière universitaire. L’argent manquait. Il a suivi l’exemple de son père en s’engageant dans l’armée, troupes coloniales : il fallait se sortir de la misère. Comme il n’avait pas la vocation d’officier, il est resté sergent, puis sergent-chef, puis adjudant, chargé des travaux de formation et d’écriture. Il était le « Chinois intello ».

 

À son retour dans le civil, Paùlo n’a pas repris la fac, préférant poursuivre ses investigations historiques sur le passé de l’île, des recherches que d’aucuns considéraient comme vaines. Il a échoué au concours du CAPES. Il lui fallait entrer dans la vie, se contenter de sa licence d’histoire. Il a été obligé de se rabattre sur l’enseignement privé pour trouver un emploi. D’où l’institution religieuse Saint-Jean, alors qu’il n’était pas pratiquant.

Le cœur et la réflexion à gauche, il a entrepris de mettre sur pied dans l’établissement une section du S.G.E.N. – C.F.D.T. où l’on débattait beaucoup plus de l’avenir de la Corse que des problèmes professionnels des enseignants. Louis Camarachi, le directeur, n’était pas engagé au plan politique. Mais il ne manquait pas de sympathie pour l’autonomisme, sans pour autant rejoindre ce que tout le monde appelait alors les « terroristes ». Il ne voyait pas d’un mauvais œil cette petite effervescence dans les murs de son établissement. Cette tolérance lui a coûté sa place après l’arrestation d’Altieri. Chauffé par les services de la Préfecture reprochant à Camarachi d’avoir abrité un « serpent » dans son équipe, le Conseil d’administration l’a saqué. Avec son bruit de botte et sa grande gueule, Deflers l’a remplacé.

 

 

 

 

– 11 –

 

 

Ce mercredi matin d’hiver ensoleillé, congé. Oubliée la neige du retour, il y a quelques semaines. Le fond de l’air est doux, promesse de printemps. Tout à l’heure, en ouvrant la fenêtre pour aérer la chambre, Claire a humé l’odeur de la mer proche, une odeur à peine gâ­chée par un vague relent de pollution automobile. La mer est de l’autre côté des maisons, depuis l’appartement, on en­tend les bruits du port, les sirènes des bateaux, les grincements des grues. Elle a pris le temps d’apprendre ce décor, ce climat, elle s’accoutume, elle entre dans cette vie-là.

–  Je vais au marché,  décide-t-elle soudain en s’ébrouant.

Assez fraîche, elle n’a pas besoin de se maquiller. Fauchée, elle ne porte que des bijoux fantaisie, et ses vêtements sont de la plus grande simplicité. Le plus souvent possible, jupe de toile longue et ample, du flou. Baskets aux pieds, Claire attrape son panier d’osier, elle déboule ses quatre étages en fredonnant la chanson de Gilles Vigneault, le poète québécois, « I went to the market, mon p’tit panier sous mon bras ». Par le labyrinthe des passages couverts étroits et pentus, elle est sur place en cinq minutes. Balançant son panier, un mouchoir de tête noué sur les cheveux à la manière paysanne pour se protéger de la température matinale, encore frisquette, elle se dépêche pour retrouver le soleil qui doit réchauffer les marchands, les forains et leurs étals.

Elle pourrait se contenter d’aller à la boutique du coin, chaque soir en rentrant du collège. Elle ne fréquente le marché que par plaisir, elle aime ba­guenauder entre les échoppes, passer ses mains sur les tissus un peu rêches des vêtements bon marché suspendus aux arma­tures des tentes. Pour le seul plaisir de voir palpiter les étoffes.  Et aussi caresser avec les yeux les charcuteries de montagne alignées sur les éventaires. Les meilleures du monde, prétendent les Corses. Respirer les odeurs fortes et franches de la cam­pagne méditerranéenne, si éloi­gnées des senteurs en France, plus fines mais plus fades. Il y a les oranges, les citrons, les kiwis ; les clémentines de la Côte orientale, identifiables grâce à la petite feuille verte attachée. Les épices, les légumes qui viennent de la vallée de la Gravona, des empilements de boîtes de conserve multicolores. Et mille parfums délicieux.

Malgré le poids de son panier rempli par ses élans de gourmandise, elle prolonge sa promenade jusqu’à la rue Emmanuel Arène, une voie piétonne qui monte vers la place Laetizia, dans le vieux bourg. Au cœur du minuscule quartier ancien où les amateurs de folklore et les Bonapartistes entretiennent avec piété – ou intérêt mercantile ? – le mythe impérial. On oublie Bonaparte, on célèbre Napoléon. Là, ouverte au pied des austères maisons, subsiste la meilleure librairie de la ville, « La Marge ». Elle était naguère tenue par les descendants d’une famille qui haïssait le « petit Corse ». Cette belle boutique était riche de nouveautés et de curiosités. En se lamentant, Belem a expliqué à Claire que face à la concurrence des grandes surfaces, le propriétaire n’a pas su s’adapter au temps, il a dû revendre son fonds, repris par un éditeur local. Mais « La Marge » a survécu. Joignant le bon exemple à la parole, Belem ne commande plus depuis longtemps ses livres que dans une librairie électronique coupée de toute attache.

En province, on ne perd pas si vite les bonnes habitudes. Malgré le déclin du magasin, les Ajacciens cultivés continuent à s’approvisionner à « La Marge ». Claire achète ici tous les bou­quins dont elle a besoin, pour son travail et pour sa distraction.

La petite place piétonnière est restée l’un des rares lieux d’Ajaccio où se pratique une réelle tolérance, où se croisent et se parlent encore les intellectuels, aussi bien les Continentaux les plus jacobins acharnés que les Corses les plus nationalistes. On aime s’asseoir sur les bancs plantés devant la librairie pour discuter littérature. Forum et « Pax libris ».

Toujours charmeuse, Claire multiplie les saluts de reconnais­sance en direction de tel ou tel collègue, voire de tel avocat ou de tel fonctionnaire, rencontrés lors d’un concert ou d’une conférence.

D’aucuns ouvrent sans façon son panier, pour inspecter ses achats du jour, on s’exclame, on rit de ses choix raffinés, inspirés par sa gourmandise.

 

Ce matin-là, noyée par ses civili­tés et ses gracieusetés, elle n’identifie pas tout de suite cette sil­houette fluette entrée par hasard dans son aire d’évolution… On se heurte. La surprise passée, Claire reconnaît le métis, son voisin de l’avion, l’autre jour, sourire mince et énigmatique. Ce type bizarre, ce terro­riste accueilli comme un héros, comme un prince à son retour dans l’île.

Comme si elle re­grettait d’avoir un instant espéré le ren­contrer de nouveau, elle amorce un mouve­ment de recul. Elle le trouve laid. Cette inexpression. Ces yeux indiscernables derrière les paupières mi-closes. Ces cheveux raides trop noirs dont une longue mèche masque le front. Il est   trop petit. Et surtout trop vieux. Son visage est si renfrogné qu’il lui apparaît à l’instant antipathique.

Il glisse sur la jeune femme un œil agacé : il a tendance à confondre indifférence et racisme. Elle n’a pas assez pris garde à lui. Avec un regret évident, il abandonne le livre qu’il feuilletait, pour lancer avec une politesse sèche et contrainte :

– Vous vous souvenez de moi ?

Elle prétend ne pas se souvenir, elle déteste être interpellée en pleine rue. Elle ne prend pas note du regard un peu trop appuyé de l’inconnu, peut-être plein de convoitise. Pour dire vrai, elle s’est d’abord souvenue de la voix plus que du personnage. Une voix très travaillée, étonnamment puissante pour un homme aussi petit.  Un comédien ? En tout cas une voix peu commune, à la fois rauque et claire, cultivée, à peine teintée d’accent. La voix d’un Corse qui a beaucoup vécu en France.

 

Comme s’il avait perçu la réticence de la jeune femme, l’homme change de registre de façon brusque. Lui aussi glisse un œil impoli vers son panier de mar­ché. Critique, il observe, le ton de voix grinçant :

– Là-dedans, pratiquement tout vient du Continent, et au prix le plus fort. Nous sommes tout juste bons à être des consommateurs.

Le commentaire à contre­temps est incongru. La brutalité jouée indispose Claire. Singulière manière de l’aborder. Cet homme est un bourru, il semble n’avoir pas appris à parler. Elle ne le voit ni beau, ni jeune, ni gracieux. Trop dur, trop âpre.

– Ah bon ? dit-elle.

– Je peux vous le démontrer. Je peux vous guider sur le chemin de la Corse.

Sourire ténu et soudain. Un éclair de lumière qui adoucit l’expression. Comme si le masque avait été levé, l’espace d’un instant. Ce modeste coup de charme la fléchit. Elle se laisse entraî­ner, ils marchent ensemble, ils retraversent la Place des Palmiers – dite du Général De Gaulle – pour retourner dans le marché. Elle esquisse un geste de son bras libre pour montrer les éventaires des commerçants forains

– Il y a les légumes frais. Et surtout la charcuterie !

Il proteste :

– Mais non… Même la charcuterie est falsifiée. De l’escroquerie, ajoute-t-il, un tantinet péremptoire.

Qu’il est agaçant, pense-t-elle, alors qu’il poursuit son réquisitoire.

– La plus grande partie de la viande provient de carcasses de porc importées de Chine. Parce qu’il paraît que le prix du cochon corse n’est pas compétitif.

Ricanement amer. Ce discours dans le genre écolo-poujadiste ne cadre guère avec l’image qu’il entend donner de lui. Scepticisme et irritation face à ce prêche provocateur. Elle se replie sur une défiance sourcilleuse.

 

Son attention est détournée par un coup de si­rène, long puissant, répété. Par delà les arbustes du square, elle aperçoit,  naviguant à reculons, un grand bateau en train d’accoster à cul face à la gare maritime. Claire a tou­jours rêvé des grands navires blancs qui voguent sur les mers chaudes.  Exotisme et voyage, mirage et désir. Pauvres clichés, pense-t-elle en se morigénant. De loin, elle peut lire sur la passerelle, au pied de la cheminée double :  « Danièle Casanova ».

– Danièle Casanova  a été une héroïne de la résistance et de la Corse. C’est un des ferries qui desservent le Continent.

La voix de l’homme prend un tour  sentencieux :

– Les Continentaux nous ont même volé nos lignes maritimes. Les bateaux portent des noms corses, mais ils ont été conçus pour un usage avant tout militaire. Les ponts sont calculés pour supporter le poids des chars d’assaut. Et les syndicats de Marseille se battent pour empêcher les Corses d’occuper trop d’emplois à bord. Demain, vous verrez, la Compagnie sera dénationalisée, vendue au privé, voire dissoute. Le hold-up sera total.

– Ah ?

Claire n’est pas sensible à cette prédication. Les jeunes femmes détestent ce genre de logorrhée. Ce type a beau tenter de sourire parfois, il l’ennuie. Elle se fiche du propriétaire et de la mission du navire, elle préfère apprécier la beauté de cette grande coque toute blanche qui prend ses aises dans le port comme pour fermer le fastueux décor d’opérette avec en fond les vieux immeubles décrépis de cette place. Square César Campinchi, a-t-elle lu sur une plaque. Plus près, les tentes multico­lores du marché étalé sous les platanes.

– Pour un peu on entendrait les vocalises de Tino Rossi, observe-t-elle.

–       Tino Rossi ?

L’homme crache par terre.

–  Chez nous, on ne prononce pas ce nom-là.

Il est en veine d’impolitesse dés­agréable, ce mec. Claire rit malgré tout. Son rire léger de femme gentille.

– Pourquoi ?

– Tino Rossi a été un traître, la honte et la caricature de la Corse… Une pauvre terre, qui a été tuée par l’apparence d’un folklore inepte et par les grands bateaux blancs bondés de touristes béats.

Altieri affiche une moue impénétrable. Il paraît triste. Mais, sans transition, ses lèvres esquissent un sourire en coin. Comme s’il voulait s’excuser de sa raideur, qu’elle le pardonne de cette attitude insupportable. Peut-elle lui pardonner ?

 

Il porte une veste de toile noire non boutonnée, Claire aperçoit la crosse d’un pistolet glissé dans la ceinture du panta­lon. Elle a envie de lui demander pourquoi il est armé. Elle a bien sûr entendu parler de cette manie corse de se promener avec une arme, mais elle croyait que c’était des histoires, du folklore. Altieri a suivi son regard intrigué, il bougonne quelque chose en reboutonnant son paletot.

– Je suis armé parce que cette coutume ap­partient à notre tradition, à notre histoire.

– Vous ne craignez pas d’être arrêté ?

Il rit. Comme d’une bonne plaisanterie. Elle éprouve le sentiment à la fois déplaisant et amusé d’être traitée en mauvaise élève du fond de la classe.

– Alors, dit-il, il faudrait arrêter la moitié du marché. Regardez le boucher, il porte un gros revolver sous son tablier. Et le marchand de vêtements : lui il a un .38 dans sa poche intérieure. À la terrasse du café : ils ont tous leur pétard sous le blouson. C’est comme ça. Ce qu’on en pense ne nous concerne pas. Sortir sans arme, c’est comme mar­cher pieds nus. On n’abandonne son feu que mort.

Encore cette grandiloquence ! Il va en finir, ou non ? Par bonheur, sans transition, il proclame :

– Tout ça me donne soif.

– Ah bon ?

Elle ramasse son panier, il n’amorce pas le moindre geste pour l’aider. Elle veut rentrer. Il la retient par le bras.

– J’ai dit que j’avais soif.

– Oui, j’ai entendu. Tant mieux pour vous.

Elle avance encore de quelques pas. Il bafouille en parlant trop vite :

– Je veux dire que c’est une manière de vous inviter.

– Mais, j’ai toutes mes courses !

– Je vous aiderai à les remonter.

Elle renâcle, elle est mécontente. Mais, sans attendre, l’homme pousse Claire vers une terrasse de café. Il paraît ignorer la rondeur et la douceur, les règles de bienséance, il n’est qu’angles, aspérités, ru­gosités. Il la met mal à l’aise. Comment s’en sortir ? Après tout, ce type n’est-il pas un terroriste patenté, estampillé, puisque condamné ? Et pourtant, elle se laisse aller sans   protes­ter. A-t-elle été attirée par le petit sourire mystérieux ?

 

Malgré l’heure encore matinale, en cette fin janvier le soleil est assez chaud pour rester dehors. Ils s’installent à la terrasse du bar du Marché. Douceur du climat corse. Le paysage délicat, le temps suave, l’allure des gens, tout trompe les étrangers, c’est-à-dire tous ceux qui fran­chissent la mer pour venir dans l’île… Par exemple, l’image formée par ce couple assis sagement de part et d’autre du guéridon. Une jeune femme trop plaisante, la peau trop claire… Et cet homme sans âge discernable, sec, au cheveu raide trop noir… Agréable tableau dans cette lumière pastelle et tendre. Elle s’interroge : comment soupçonner que sous l’aquarelle mièvre couve la violence. La violence de l’homme, avec son arme, son idéologie, ses années de prison. Sa suffisance. En contrepoint, chez elle, une attente incertaine et anxieuse. Claire lui en veut de susciter ce trouble.

–  Monsieur Altieri.

–       Je m’appelle  Paùlo.

Elle n’est pas coutumière de ces familiarités avec les inconnus. Elle insiste :

– Monsieur Pauló.

Elle pose l’accent tonique sur la dernière syllabe, à la française. Il la corrige, en exagérant l’accentuation sur l’avant-dernière syllabe, la fin du mot reste inaudible.

– Paùlo.

– Pol.

Elle proteste. Dans un sourire.

–  Je n’y parviens pas.

Quand elle rit, naturelle, spontanée, Claire est délicieuse. Paùlo éclaire un peu son expression sans qu’on puisse savoir s’il veut être tendre ou méprisant. Ou tout à la fois. Surtout quand « ça » se transforme en vrai sourire. Quelque peu ironique, quand même.

–  Impossible pour les pinzuti. Parce qu’ils n’essaient pas d’assimiler la prononciation correcte, ils ne voient pas pourquoi les Corses ne parleraient pas comme eux. Comme si les Français étaient seuls au monde, comme si les autres n’existaient pas.

Le voilà reparti dans son parler F.L.N.C. . Un silence s’installe. Claire observe l’homme. Il s’est refermé, sourire effacé. Quelle gueule étrange ! Le métissage, pense-t-elle, produit des effets étonnants, perturbants. Perturbants. Elle est surprise de se sentir moins insensible qu’elle ne le voudrait. Elle boit son café à très petites gorgées,. Altieri avale d’un trait son Casanis à peine coupé d’eau.

 

Elle se souvient du jugement de Pierre Belem, l’expert du collège, lorsqu’elle a évoqué son voisin de voyage. Altieri ? Un chef terroriste. Peut-être « le » chef. Elle n’a pas compris la virulence de la diatribe, chargée de haine. Comme si cet homme était le Diable lui-même, un diable vêtu de coutil.

–  Monsieur Altieri… Euh, Monsieur  Paùlo… Est-il vrai que vous êtes un…

– Ce qu’on appelle un terroriste ?

Altieri grimace, cette fois le sourire est plus joué que sincère. Etonnée par sa propre audace, Claire n’a pas tellement envie d’entendre la réponse. L’homme répond à côté.

–  Et si je vous demande pourquoi vous laissez pousser vos cheveux en frange sur le front, alors qu’ils sont coupés très haut sur la nuque, qu’est-ce que vous répondez ?

– Que c’est la mode et que je trouve ça joli. Mais je ne vois pas le rapport.

– Comme rapport, il y a que je vous trouve char­mante. Même si vous me tirez la gueule.

Dans la façon rustaude de ces sauvages de Corses, l’attaque est sans détour. Claire se prend de nouveau à détester ce coq de village persuadé qu’il peut « tomber » n’importe quelle bonne femme.

Séduction d’opérette, dans un dé­cor d’opérette, sous un soleil doux d’opérette. Mais de vrais pistolets sous les vestes. Technique de drague sommaire. La jeune femme pense que, ici, les hommes ont un peu trop tendance à rabaisser les Continentales. Elle est agacée d’être prise pour une cruche. Il lui apparaît urgent de reprendre l’avantage, rompre cette joute qu’elle ne maîtrise pas.

– Vous êtes culotté, et en plus vous ne répondez pas à ma question, vous vous esquivez.

Elle ne connaît pas assez la Corse et les Corses, elle est tombée dans le piège des duels verbaux.

– Chiama e respondi, murmure-t-il à mi-voix, avant de déclarer avec une emphase qui se veut peut-être humoristique :

– En vérité, je dois tout vous dire. J’applique le manuel du parfait petit terroriste. Premier principe : séduire les femmes ennemies. Je l’avoue, c’est désormais mon seul ter­rorisme actif : j’attaque les femmes blanches. Je suis un Indien Illinwek. Connaissez-vous la signification de ce nom ?

– J’imagine qu’il s’agit d’une tribu indienne.

Il entreprend de parler petit-nègre en croassant drôlement.

– Il faut être plus précis. Illinwek égale vrai homme. Moi homme rouge corse attaque femmes blanches jo­lies. Ridicule, non ?

N’importe quoi ! Elle n’est pas certaine d’apprécier ce qui semble être une « plaisanterie ». Indianités de pacotille. Dès qu’ils se vivent différents, tous ces gens-là en appellent aux grands esprits indiens. Soi-disant pour expliquer, en pratique pour se justifier. Cette pose a le don d’irriter Claire, solidaire de tous ces intellectuels français qui s’estiment les seuls dépositaires naturels des vraies valeurs de l’universalité. Gênée, elle détourne les yeux.

– Vous exagérez, vous légitimez n’importe quelle bêtise.

– J’exagère si peu qu’on m’a mis des années en taule pour ça. Au frais, pour que je réfléchisse aux grands principes républicains. J’ai le sentiment d’appartenir à un peuple, ce peuple est nié dans ses droits, ça a fait de moi un nationaliste corse.[3] C’est vrai, j’ai distribué des tracts où nous revendiquions de pratiquer notre culture corse, cette culture qu’ils veulent assassiner.

Pour souligner la force de son propos, il martèle le guéridon du plat de la main.

– Je croyais que vous aviez été condamné pour avoir participé à l’attaque d’une prison ?

– Qui vous a dit ça ?

– Des amis.

Il se replie sur lui-même.

– On vous a mal renseignée. J’ai été arrêté quelques jours après cette affaire, parce que lors de per­quisitions, les gendarmes ont trouvé des manuscrits rédigés de ma main où je développais les mêmes arguments qu’aujourd’hui. Ils en ont tiré un paquet de conclusions aberrantes, ils ont prétendu que mon style correspondait à celui des grands textes théoriques diffusés par le Front. Le motif était insuffisant, très mal venu. Alors ils ont imaginé une combine, ils ont raconté qu’ils avaient trouvé un gros revolver dans ma voiture, repérée à proximité de l’établissement pénitentiaire.

– Et c’était vrai ?

Répondant à côté, il compte sur les doigts de la main.

– Quatre mises en examen pour association de malfaiteurs en liaison avec une entreprise terroriste.

Ponctuation : un coup de poing sur la table.

– La lutte contre les terroristes, contre les vrais tueurs, elle n’est qu’un prétexte. Les grands esprits parisiens sont décidés à nous détruire, nous. Nous détruire et nous ridiculiser. Ils veulent notre mort parce que nous sommes corses. Du racisme pur enveloppé sous des oripeaux administratifs. Et chez nos chers Français champions des droits de l’homme, il n’y a pas eu une voix pour venir à notre secours.Nous sommes Corses, donc suspects.

Altieri s’énerve, sa voix est plus hachée, l’accent moins corse, tandis que dans le port, le ferry lance quelques coups de corne lugubres pour annoncer la fin de sa manœuvre d’accostage.

– Les bons intellectuels de gauche n’ont pas de mots trop durs pour nous stigmatiser. Et parlons encore des diatribes de l’Abbé Grégoire contre les parlers locaux devant la Convention, en 1794. Texte fondateur de la constitution française, a rappelé le Conseil Constitutionnel. Au nom de quel droit supérieur m’interdirait-on de parler ma langue, la langue de mes parents, de mes ancêtres ? Au nom de quel principe humanitaire suis-je berufsverbot, interdit professionnel, exclu de mon métier de professeur parce que j’ai le malheur de revendiquer mon appartenance à ma patrie corse ?

Altieri s’enflamme. Claire n’a cure de ces vitupérations, elle n’est pas « La » France à elle toute seule. Elle est enragée d’être ainsi prise à partie. Altieri se bute, son visage encore plus clos.

Il lui  balance tout à trac, en accompagnant son propos d’un grand geste panoramique.

– Je refuse d’être correct, politiquement correct, comme on dit. Je refuse de suivre le courant, de répéter, de dupliquer les clichés. Il ne faut pas craindre ce qu’on va dire de toi. Je revendique le droit de penser ce que je veux

Il ne regarde pas, il ne regarde même pas Claire. Il développe son discours dans sa logique. Autiste. Enfermé dans son univers idéologique. Des larmes au bord des paupières. Jointes sur ses genoux, ses mains tremblent.

– Vous voulez un exemple ? Il date d’hier. J’ai été viré de mon collège, au seul motif que j’étais un militant nationaliste. Prévenu ou condamné, aucun de mes camarades n’a jamais retrouvé un emploi ailleurs que chez des sympathisants, pas dans de grandes sociétés. La plupart ont dû monter leur propre boîte pour gagner des sous.

– On vous accuse d’être fascistes, racistes, de rejeter tout ce qui n’est pas vous. Vos amis persécutent les Arabes qui travaillent dans l’île, ils dynamitent leurs maisons… Les professeurs originaires du Continent ont été victimes d’innombrables attentats. On se demande comment le corps enseignant a réussi à se maintenir à force d’abnégation.

Puis elle le laisse parler : bonne occasion d’une belle leçon.

– Ils nous maudissent parce que nous refusons de nous couler dans leur moule. Ils ne seront bien que lorsque la cul­ture corse sera morte. Et pour commencer, ils affirment qu’il n’y a pas de culture corse.

Nous y voilà, pense-t-elle. Il tombe dans le travers général, il reporte sur la France la responsabilité de la dérive terroriste. Ce qu’ils font tous pour justifier leurs exactions. Elle devrait se barrer, laisser en plan ce terroriste de pacotille.  Pourquoi ne se lève-t-elle pas ?

Il sort un papier chiffonné de sa veste, un texte dactylographié, raturé. Un brouillon de tract ?

– Écoutez ce que je vais vous lire, Madame. C’est le fond de notre pensée…

Altieri n’a même pas besoin de lire, il récite le texte :

 

« La Corse est en nous comme une mère porte son enfant. C’est une passion viscérale, charnelle, démesurée, qui peut paraître presque un peu folle. Nous estimons être les dépositaires d’une culture multiséculaire qui anime notre conscience, les dépositaires d’une langue, d’une histoire riche et pas reconnue. Nous avons    souhaité défendre notre pays des prédateurs en tout genre, institutionnels ou privés. »[4]

 

– Je ne suis pas l’auteur de ce texte. Celui qui l’a écrit est un de mes frères, Alain Ferrandi. Il l’a lu en pleine Cour d’Assise, au nez et à la barbe des juges, des procureurs, des flics, des journalistes qui sont aussi et des juges et des flics. Ferrandi était accusé d’avoir participé au meurtre du préfet Erignac. Il n’avait plus rien à perdre. Il a craché ça. Il a éjaculé sa vérité. C’est aussi ma vérité. S’il faut retourner en taule, je retournerai en taule.

Quelque part, on entend les échos dispersés par la brise d’un chant cho­ral étrange et lancinant.

– A paghjella, marmonne Altieri.

Puis, plus fort.

– Notre vie profonde, notre musique. S’il faut être terroriste pour sauver ça, pour que notre tradition musicale reste vivante, et non un folklore in­signifiant, alors je veux être un terroriste. Et je sortirai armé, et je parlerai corse, et j’irai chanter la messe en polyphonique, moi qui suis un incroyant. En corse, et même en latin. J’irai poser des bombes, et j’apprendrai à mes élèves comment fabri­quer les bombes. Même si on me l’interdit, je ne cesserai pas d’ensei­gner notre histoire à nos enfants, pour qu’ils se sou­viennent. Ce sera notre histoire à nous, celle qui ne s’ar­rête pas à la boucherie de Ponte-Novo commise par votre armée sous la houlette du Comte de Vaux, avec vos canons Gribeauval, les canons qui seront l’outil de Bonaparte pour conquérir l’Europe. Bonaparte, le Corse renégat.

 

Cette fois, il ne s’est pas abrité derrière son sourire de chat, grâce auquel, tout à l’heure, elle a été à deux doigts de se laisser sinon convaincre, du moins d’être plus attentive. Claire déteste les discussions politiques, et les harangues définitives sur la vie, la mort, le destin des nations. Les mots ne lui parviennent que par bribes, sans qu’elle cherche à en relier le sens. Et pourtant, elle ne rompt    pas la conversation, comme si au delà de son irritation, elle était prise sous une forme de charme, enfermée dans une magie.

–  Vous voyez, Madame…

Il pose sa main jaune sur la petite main blanche de Claire. Pour que la petite ville cancanière d’Ajaccio puisse témoigner de son geste. Trop troublée pour réagir, elle ne se dérobe pas.

– Vous voyez, Madame, vous ne saviez rien de toute cette réalité. Vous êtes venue vous installer dans une Corse d’opérette, Catarina, tchi, tchi, Marineeeela, le son des guitares…

Il chante, caricaturant la voix d’orgeat de Tino Rossi. Altieri chante bien. Elle est surprise. Serait-il capable d’être autre qu’un terroriste ? Cet homme est sans doute sincère, mais il ne sait pas écouter les autres. Nouvelle déclaration, tout à trac.

–   Le mal est incurable, nous avons trop attendu… Si j’ai envie de rêver, je ne vois pas pourquoi je m’en pri­verais.

L’homme inspire un grand coup. Pour reprendre son souffle, et son calme. Le sourire réapparaît. Il observe sur un ton apaisé :

– Mais oui, mais oui, je ferais n’importe quoi pour montrer ma vérité. Je vous apprendrai. Je veux vous apprendre.

Et d’ajouter, sans la moindre transition :

– Vous au moins, vous savez vous taire, et entendre. En plus, vous êtes très mignonne. Linda comme on dit en espagnol.

Claire secoue ses jolis cheveux dorés. Elle se sent rougir. L’homme laisse s’élargir son sourire. Mais ce sourire ne parvient pas à rassurer la jeune femme.

Son téléphone portable vibre, dans son couffin. Elle prend la communication, en continuant à observer l’homme. En fait, il l’effraie, la trouble.

Le téléphone, c’est Maman. Celle-là, elle arrive au plus mauvais moment, comme souvent. Maman Margot appelle n’importe quand, au gré de ses inspirations le plus souvent imprévisibles. Maman veut de ses nouvelles, Claire n’a pas appelé depuis plusieurs jours. Il y a eu des attentats, encore ? Tu ne risques pas d’être blessée ? Tu me manques, ma petite, je rêve de ton retour. Maman utilise sa voix de Maman, à la fois câline et autoritaire. Elle tombe mal. Impossible de lui parler de ce qui se passe à l’instant.

– Plus tard, Maman, je suis occupée, je bois un café avec un collègue. Oui, le temps est magnifique, je vais bientôt me baigner. Bises.

Claire coupe la communication sans autre forme de politesse. Elle comprend bien sûr que Maman voudrait venir la voir. Ce serait un comble. Maman et sa petite fille, sa petite Claire.

Non, elle n’est pas la petite Claire. Elle est une femme, une vraie femme qui ne parvient pas à repousser les avances insistantes d’un homme. L’écarter d’elle parce qu’elle le craint. Sans avoir envie… Au fond d’elle, il y a quelque chose qu’elle ne définit pas. Pour un peu, malgré sa méfiance profonde, elle serait presque émue.

 

Altieri se lève, mouvement brusque, inattendu, il jette un gros billet sur le guéridon, il s’en va à grands pas surpre­nants chez ce petit homme. Des pas forts et lents de monta­gnard. Elle le regarde s’éloigner, se perdre dans la foule de façon aussi soudaine et mystérieuse qu’il est apparu près d’elle. Et si cet homme était sincère ? Et s’il lui avait parlé du fond de sa conviction ?

Il lui faut un bon moment avant qu’elle puisse se lever, elle glisse les anses de son lourd panier sous le bras. Elle est mal, et elle n’a pas envie de rentrer chez elle. Va-t-elle rappeler Maman, elle s’en veut d’avoir été aussi désagréable avec elle. Maman est seule, elle aurait droit à des égards de sa fille. Est-ce possible ?

 

 

– 12 –

 

 

Le dernier des clients a réglé sa note depuis plus d’une demi-heure, la salle du restaurant « A Isola Corsica » est vide, le cuisinier a rangé ses poêles et ses casseroles,  ses couteaux, ses cuillers, ses louches : les instruments de sa magie. Magie modeste, mais magie quand même. Ce sera tout pour ce soir. Ange décompte les sous entassés dans sa caisse pendant la journée : il retire les bons de commande de l’épieu sur lequel il les a fichés, de sa grosse écriture malhabile, il les enregistre un à un sur son cahier de comptes. Pas question de tricher, les agents du fisc sont sans cesse sur son dos, ils essaient de le coincer, ils ne lui laisseront passer pas un seul cent d’Euro de son chiffre d’affaires.

Vers onze heures – du soir- , trois hommes se glissent dans l’établissement par la porte restée entr’ouverte. Deux très jeunes, moins de vingt ans, jeans et blouson de cuir, un troisième plus vieux, costume d’ouvrier en coutil noir. Tous trois ont les cheveux très ras, et portent des lunettes fumées, sombres, malgré l’heure tardive. Ange n’est pas surpris, il range ses papiers, il baisse le rideau de fer, il ferme boutique.

Sans prononcer un mot, le patron indique une ouverture vers l’arrière, elle donne accès à un passage étroit débouchant sur la minuscule rue des Halles d’où l’on rejoint la place du Marché. Sur le parking est stationné un gros 4×4 couvert de boue. Giovanoni sort ses clés de voiture, il ouvre le véhicule, il répartit ses trois compagnons sur les banquettes, lui-même au volant. Ils quittent la ville, direction sud, en pleine campagne. Quelques kilomètres plus loin, Ange prend un chemin de traverse qui se termine en cul-de-sac dans une carrière abandonnée. Les quatre hommes sortent pour « s’habiller », c’est-à-dire qu’ils enfilent des combinaisons de commando, noires aux fermetures zippées, et des cagoules tirées du coffre. Giovanoni passe dans sa ceinture son gros revolver, les autres s’arment de pistolets-mitrailleurs, des Sten, des armes antiques, venues d’un autre temps. Pas sûr qu’elles fonctionnent encore, mais elles peuvent impressionner.

Puis ils reprennent la route, ils roulent plus de trois heures, jusqu’aux abords de Bonifacio. Là s’étale une vaste propriété, transformée en lotissement de luxe, une série de petits pavillons – architecture pseudo corse – accolés les uns aux autres. Ange a baissé la vitre de sa fenêtre, malgré le ronflement du moteur, on entend le bruit doux du ressac, tranquille à cette heure de la nuit. La mer est à quelques pas.

Une camionnette bâchée rejoint le 4×4 devant la grille à fermeture automatique clôturant le domaine, un homme vient ouvrir. Sur l’épaule de son uniforme, l’écusson de la  société Vigilancia. Ils roulent encore deux cents mètres sur un chemin bien entretenu, jusqu’au hameau à l’architecture pseudo corse. Sans un mot, les quatre hommes mettent pied à terre, les tâches ont été réparties au préalable, chacun connaît la sienne. Giovanoni et le vigile réveillent le gardien, le ligotent avant de l’enfermer à l’arrière du 4×4. Les deux autres déchargent de la camionnette vingt-cinq bouteilles de gaz, qu’ils répartissent dans les maisons. Le dernier du groupe barbouille les murs au pistolet à peinture : Corsica Sentinella. Giovanoni met la dernière main au système de mise à feu, architecturé à partir d’un détonateur volé dans un chantier. Avec le bout incandescent d’une cigarette, il allume la mèche lente. Délai de temps disponible : trois minutes. La voiture évacue les lieux, sans précipitation. Quand elle passe la grille, une énorme explosion, l’air est ébranlé, le 4×4 secoué. Le hameau n’est plus qu’un tas de décombres.

– Mort aux colons, grommelle Ange Giovanoni.

 

 

 

– 13 –

 

 

Faute d’avoir trouvé un partenaire, un vrai, posé pour discuter, pour décanter ses idées, Claire consigne ses observations dans un carnet, un « moleskine » noir grand format acheté avant de partir dans une librairie de Saint-Germain-des-Prés, « L’Ecume des Pages ». Elle aime cet objet, les pages jaune clair, avec leur fin quadrillage. Elégance. Et sentiment d’appartenir à cette élite intellectuelle qui paie trois fois le prix pour écrire dans ce monument du snobisme. Elle l’utilise peu, mais il ne quitte jamais son sac à main. Elle a trouvé là le moyen de se parler à elle-même avec liberté.

Greffière d’elle-même, elle retranscrit chaque soir ses notes dans la mémoire de son ordinateur. Quelquefois, elle envoie une copie à Maman. Une copie expurgée, bien sûr. Margot a ainsi l’impression d’être tenue au courant, même si sa fille ne lui laisse apercevoir que la surface de sa vie.

Le Moleskine est longtemps resté vierge. Sans trop s’expliquer pourquoi, elle n’a rien écrit avant son retour du Continent, en janvier.

Cette nuit, avant de s’installer, elle a observé le ciel par sa petite fenêtre. Eclairée par un mince croissant de lune fiché sur l’horizon, la voûte nocturne semble translucide, inlassables, les étoiles clignotent. On sent le froid irradier à travers la vitre. Elle soupire. Se lasse-t-elle de sa solitude ? De façon inattendue, sinon bizarre, elle ressent une profonde quiétude.

Après avoir grimpé en maugréant ses quatre étages sans ascenseur, et avalé un plat surgelé – du poisson fadasse -, ce soir elle décrit un moment agréable qu’elle vient de vivre. Elle lance sa machine, les logiciels effectuent leur travail de routine. Elle ouvre son dossier qu’elle n’ose pas appeler journal, son rythme est irrégulier. Avant d’écrire, il lui faut se relire.

 

« Les premiers mois d’enseignement au collège des Paludes m’ont déprimé, tant je me sentais éloignée des jeunes qui l’ont été confiés. Éloignée, et surtout désarmée, malgré les rudiments de pédagogie assimilés pendant mes stages. Je maîtrisais bien ses contenus. Mais j’ai vite détecté une immense lacune chez moi : on ne m’a pas avertie que dans ce genre d’établissement, le professeur doit être aussi un médiateur social et un conseiller familial.

« On ne sort pas indemne d’une rupture sentimentale, la blessure est profonde, elle reste  à vif, même si l’objet de cette brève passion ne valait pas qu’on s’y intéresse. Il me fallait éloigner de moi mes problèmes. Conjurer les mauvais souvenirs. Je suis ici depuis trop peu de temps pour nouer de vraies relations, des amis avec qui discuter des questions fondamentales. Bien qu’interrompue parfois par les coups de fil agaçants de Maman, je me suis plongée sans retenue dans ma tâche. Je pourrais écrire avec zèle, si je ne craignais pas le caractère excessif de ce mot. Je n’ai plus compté mes heures, préparation des cours, discussions avec les élèves et avec les autres professeurs, corrections approfondies. Le tout prolongé par de longues plages consacrées au soutien scolaire, ce qu’on appelait naguère les répétitions particulières. Les bénéficiaires sont toujours les moins favorisés, comme par hasard les petits « Arabes », tous des enfants issus du lumpen prolétariat agricole. Je refuse donc d’accepter tout paiement, malgré l’insistance des parents le plus souvent prêts à tout pour que leurs rejetons s’en sortent.

« Mes élèves ont-ils saisi le sens de mon comportement ? En tout cas ils ne me chahutent pas. C’est agréable, mes collègues m’envient et me demandent comment j’obtiens cette paix. Je dois leur répondre que je n’en sais fichtre rien. Ils m’ont vite taillé une réputation de fille trop sérieuse.

« Ici, la politique est le sujet quasiment unique des conversations. Si l’on peut parler de discussion à propos de ces philippiques, des tirades furieuses qu’ils s’envoient à la tête. J’écoute, j’essaie de les suivre, j’avance dans ma découverte, dans mon apprentissage. Dans ces pseudo débats qui empoisonnent la Corse, je ne vois que des pièges. On ne m’a bien sûr pas informée. Et encore moins formée. J’ai été plongée dans l’eau glacée, sans avoir appris à  nager. Même les vagues d’attentats ne me concernent que fort peu, en dernière analyse. À moi de m’imprégner de « ça », si je me montre intéressée. Après la classe, je m’attarde souvent en salle des professeurs pour assister aux polémiques qui ne cessent de rouler. Dans leur majorité, ces enseignants originaires du Continent n’ont pas choisi la Corse, ils ne sont là que sous l’empire de la nécessité, au hasard d’une mutation. Ils ne s’intéressent guère à la conjoncture locale qu’ils espèrent avoir oublié dans un an ou deux. Je me refuse à passer à côté de la réalité. Je veux aller voir ce que cache le fard d’un paysage paradisiaque, palmiers, soleil sur fond de ciel bleu azur sublimé par les roches rouges de la côte. Enracinée à la bibliothèque municipale, j’ai lu, beaucoup.

« Parmi les thèmes récurrents : com­ment découvrir la formule magique, l’expression n’est pas trop forte, pour sauver les gamins en perdition scolaire en fin de quatrième. Le dialogue tourne vite court. Ils sont trop souvent enclins à considérer que la corsitude serait un facteur non négligeable de handicap scolaire.

« Pierre Belem est l’un des plus acharnés dans les joutes. En tant qu’historien, il se croit autorisé à discourir sur un ton docte à l’excès.

« La racine du mot « île » professe-t-il, est la même que pour isolationnisme. Il m’a fallu lire le mot en langue corse – Isola – pour établir le rapprochement. Avec ça, tout est dit.

« Une petite description pour toi, Maman, puisque tu es mon unique lectrice : Belem est un grand beau jeune homme. L’œil sombre, peau mate. Peut-être tu l’aimerais bien, tu me demanderais pourquoi je ne me mets pas avec lui. Il est agrégatif, pas assez bien soutenu pour aller dans un beau lycée du Continent. J’ai vite saisi qu’en soutenant des positions « francistes » extrêmes, il tente d’effacer du décor son père et sa mère portugais, de condition tout à fait modeste.

« D’une œillade, il me signifie que je ne dois pas le prendre trop au sérieux. Je ris, le pauvre interprète de travers ce rire. Il ignore, ou feint d’ignorer, qu’il n’a pas la moindre chance d’attirer mon attention. Après Stefanu, impossible… Ou du moins il me faudra un long moment pour s’en remettre. Maman ! T’avais-je parlé de Stefanu ? Ou bien avais-tu compris sans explication ?

 

Claire relit, elle se trouve pédante, maniérée. Adepte d’un trop beau langage, qui sonne décalé. Qui s’exprime encore ainsi ? Elle est prof, vacataire mais incorrigible prof. Oui. Elle n’en poursuit pas moins son écriture. Si elle ne s’astreint pas à cette tâche de greffière, elle oubliera tout.

 

« Les parents, et les gamins dans leur candeur virulente, m’en ont plus appris. Grâce à l’élargissement de mes connaissances, l’approfondissement de ma réflexion, j’ai pu prendre la mesure des difficultés inhérentes à la crise, à la mutation générale des sociétés. Elles sont ici amplifiées par les rigidités qui corsètent la population. »

 

Encore du discours qui plairait bien à sa gauchiste de mère, plongée dans ses défenses sociales qui lui parviennent par ses désignations d’office. Claire voit en Margot Nolleau une formidable avocate, elle pourrait être une célébrité du barreau parisien. Non, elle préfère prendre en charge les intérêts des petits, des paumés. Elle perd son temps, sa salive, sa vitalité. Elle affirme qu’elle ne saurait vivre autrement. Claire comprend d’autant moins bien l’hostilité virulente de Margot vis-à-vis de l’engagement de  sa fille dans ce collège pourri d’Ajaccio. Claire suit les idées de sa mère, laquelle laisse croire qu’elle ne comprend pas. Après tout, pourquoi faudrait-il être toujours logique avec soi-même ?

 

« Sans cette fâcheuse habitude de ne s’embarrasser ni de nuance, ni d’imagination, Pierre Belem serait loin d’être inintéressant. Mais pour lui, tout est toujours ou noir, ou blanc. Noir en Corse, blanc ailleurs. Son discours s’achève de façon inévitable sur la même conclusion tranchante. Il assène, il martèle : cette évolution fatale a provoqué le surgissement des Brigades rouges en Italie, les mêmes causes produisent les mêmes effets en Corse. »

 

La nuit s’avance, Claire relit sa prose avec agacement,  nuancé d’une certaine autoadmiration. Pas mal, ce qu’elle écrit. Maman devrait être contente. Et puis, merde, pourquoi interpeller sans cesse Maman. Claire n’est-elle pas assez grande pour éviter de quémander une approbation quelconque, quelque part ? Elle n’apprécie pas le manichéisme de ces affrontements entre adversaires qui refusent de se laisser convaincre. Elle est trop jeune, trop récente venue pour prétendre déposer son grain de sel. Elle n’intervient que quand on rentre dans son domaine de réflexion, quand on évoque les rapports entre adultes et adolescents. Avec l’impression de rabâcher une idée depuis longtemps exprimée. Au moins par crainte du ridicule, au milieu des autres elle ne se livrera pas à de telles conjectures. D’où l’intérêt du journal secret…

 

Cette violence politique des adultes purge la virulence adolescente. Comme si pour s’affirmer, il suffisait aux jeunes d’exalter leur imaginaire dans les exploits de leurs aînés. Il est clair que cette quête en forme d’apprentissage pour tracer les contours de la réalité quotidienne l’aide à établir un rapport au demeurant peu évident entre les impératifs austères de son quotidien et ses souvenirs. Ce pays lui plaît, elle aime cet hiver très bref mais rigoureux. La neige, l’autre jour, l’a plus amusée qu’émue.

 

« Mourir de souvenirs : l’heure n’en est pas encore venue. Je me laisse aller au cours surprenant de ce destin subi par hasard, sans chercher à deviner ce que me réserve l’avenir. Ce genre d’attente angoissée n’entre pas dans mon caractère, mes inquiétudes fleurissent ailleurs, du côté de ma solitude.»

 

Deux heures du matin, sur la ville, silence absolu. Des nuages obscurcissent le ciel tout à l’heure si claire. La paix de la nuit, si propice à une bonne réflexion. Claire se lève, va jusqu’à la cuisine pour se préparer un nescafé. Pas trop chaud, pas trop fort. Juste pour se réconforter. Maman. Même si Maman lui pèse, l’horripile avec ses bizarreries, elle lui manque. Claire se sent trop jeune pour rejeter cette tutelle. Elle entame un petit texte spécifique pour Maman, elle lui adressera par e.mail. Ce texte pourrait aussi entrer dans son journal.

 

« Ce soir, quand j’ai rangé dans mon cartable mes livres et mes cahiers, c’était déjà la nuit. 19 h 33. J’ai poireauté sous l’abri en attendant le bus. Et le bus était en retard. Assise sur le banc de la station, j’ai encore songé à ces curieux enseignants qui rejettent la fantaisie et le monde moderne : on milite pour l’écologie outrancière, on aime les objets en bois, les meubles « anciens et rustiques », les vieilles pierres, les promenades hygiéniques en forêt et les cultures disparues, dont on déplore l’extinction pourvu qu’elles soient lointaines. On pleure sur le massacre des Indiens d’Amazonie, sans voir les Corses à sa porte. On vit dans le climat douillet des clichés passéistes, clichés sociaux, poli­tiques, scolaires : un prof se doit d’être un être de progrès, et de gauche, militant du « tout enseigne­ment ». Au cœur de cette idéologie pour le moins contradictoire, un tabou secret, masqué : sous prétexte de lutte contre le communautarisme, on proscrit le développement des cultures locales, tenu pour régressif et réactionnaire. Représentant de l’universalité française, l’enseignant ne peut admettre cette dérive. Cette proscription des « patois » trouve son pendant dans une volonté de réhabiliter les langues locales.

« Mais qui dit réhabilitation, tempête mon copain Belem, ne signifie-t-il pas qu’elle s’applique à une langue déjà morte ?

 

Dans ce dernier bus de la soirée, pas un seul passager. Le chauffeur l’a reconnue.

– Alors, Madame, comment ça va dans votre classe, c’est-à-dire chez nos enfants ?

Le fils du chauffeur est un de ses élèves. Il est en vérité l’un des « cancres corses » de quatrième qui rêve plus à la chasse au sanglier qu’il ne pense aux études.

Elle a souri.

–  Ça va, Monsieur.

– Ah, c’est  ce que me répond mon fils. C’est un bon garçon, mon fils. Même s’il vous trouve parfois un peu trop exigeante. Il dit que vous êtes gentille pour une Pinzuta.

 

Elle tombe de fatigue, elle sent qu’elle va s’endormir sur son clavier. Elle écrit encore :

 

« Ce que je voulais dire : ils semblent incapables de ne pas exprimer ce sentiment de différence qui surgit au détour de la moindre conversation. »

 

Claire éteint son ordinateur. En se demandant comment sa vie ici va tourner.

Bon tout ça, c’est du blabla. Du boniment. De la tchatche lanceraient ses élèves qui ne pardonnent jamais aux adultes de s’égarer dans le rien. Mais Claire a eu plaisir à se répandre dans son écriture. Pour elle, pour sa mère dont elle n’est peut-être que le reflet.

 

 

 

 

– 14 –

 

 

Paùlo manœuvre pour glisser sa vieille « Land-Rover », dans le parking, au bout du quai. Non sans mal : la direction non assistée est lourde. Giovanoni observe de loin. Le rendez-vous a été fixé au milieu de la journée dans l’arrière-salle de cette pizzeria installée sur le vieux port de Bastia. Une explication sérieuse lui a paru nécessaire : depuis son retour, en bon ancien taulard, Paùlo manifeste le désir de rentrer dans le mouvement politique. À plusieurs reprises, et en public, il a condamné la violence, dénoncé le racket pratiqué sous prétexte de prélever l’impôt révolutionnaire par certains activistes du F.L.N.C., de la tendance « n + 1 », anonymes et autres éponymes. Cette dîme est considérée comme indispensable pour financer la vie clandestine de plusieurs dizaines d’hommes sans revenu, pour leur armement, leur équipement.

Comme tout le monde, Altieri tient le cafetier comme le vrai chef des durs jusqu’au boutistes, pour la plupart très jeunes et chômeurs qui renforcent les caciques irréductibles du Front. Lesquels n’apprécient pas l’évolution d’Altieri. Ils le soupçonnent de vouloir déposer les armes, de trahir la cause de l’indépendance.

– Ce serait grave, bougonne Giovanoni.

 

Bien avant que Paùlo ne soit contraint de « quitter l’île », Ange lui avait avoué détester quitter son petit pays.

– Je suis un déraciné, une victime de guerre. Je ne recommencerai pas. Jamais. Même pas pour la taule. Plutôt crever. J’avais neuf ans quand en 1955 les fellaghas ont attaqué la ferme du Sud Constantinois construite par mon arrière-grand-père Giuseppe, un siècle plus tôt dans le Douar Medfoun, près de Canrobert[5]. Mon ancêtre a quitté l’Alta Rocca en 1862 pour prendre possession de la terre concédée par la France en Algérie. Après la Deuxième guerre mondiale, la modeste exploitation des débuts de la colonisation était devenue un superbe domaine agricole, consacré à la culture intensive du blé dur, tandis que sur les hauteurs trop sèches pour être labourées poussait l’alfa. Je m’en souviens comme si c’était hier…

Et Ange de poursuivre son récit nostalgique. Il raconte comment le jeune Giuseppe a épousé une Italienne et Ernesto, son fils, Ouiza, une Kabyle, rencontrée à l’école primaire.

– Je suis donc un peu métèque, un peu barbare. Un peu tout. Les Giovanoni de là-bas et d’ici ont considéré ce mariage comme une mésalliance, on n’en parle pas. Bien que fils unique, héritier et porteur de la tradition, on a prénommé mon père Jean, on lui a refusé l’honneur de porter un patronyme corse. Le souvenir de l’île s’estompait. Il a pris pour femme Odile Zimmer, la descendante d’une famille alsacienne qui avait pris racine dans la plaine bônoise en 1871. Les fellaghas ont assassiné mon père en 1955.

Il balance cette information sans émotion apparente. D’une voix égale, sa vieille voix lente, rocailleuse comme sa montagne, le vieux « berger » revient une nouvelle fois sur sa hantise : le déracinement.

– À neuf ans, j’ai été chassé de mon pays natal, exil sans retour. Seul recours pour ma mère : rentrer avec son fils au pays, un pays qui n’était plus le nôtre. Nous avons été spoliés, nous avons laissé en friche ces terres qu’on nous arrachait. Elles étaient bien les nôtres, avant il n’y avait que de la steppe, des collines désertes. Il a fallu abandonner les ouvriers agricoles dont la plupart ont été massacrés. Accepter que les cimetières soient profanés, effacés.

Paùlo se souvient combien tous ces Corses d’outre-mer ont été plutôt mal accueillis. Ceux qui étaient restés dans l’île n’ont pas apprécié ces gens qui prétendaient reprendre leur place dans un pays qu’ils avaient déserté. Ils en étaient issus, mais ils  en ignoraient tout, la culture, la langue, les coutumes. Ils seraient des exilés sur leur terre ancestrale.

Ange Giovanoni ne manque jamais d’insister.

– Durant toute ma jeunesse, je me suis vécu comme Pied-noir et non comme Corse. Avec une obsession viscérale : me venger de la France, responsable du meurtre dont mon père avait été victime.

Il avait ajouté, pensif, mais impassible, comme s’il n’était pas concerné :

– Nous n’avons pas pu ramener le corps du Père. Nous espérions pouvoir le visiter, de temps à autre.

 

Trop jeune pour participer à l’action de l’O.A.S., il n’a rien oublié. Dès le collège, puis quand il a commencé à travailler dans une ferme maraîchère, il s’est inséré très vite dans cette frange de l’extrême droite nourrie des souvenirs de la colonisation et des « crimes » perpétrés par la France. Par défi contre la « mère patrie », il a enfilé les défroques d’un anti-intellectuel, courant le Palais vert plutôt que d’être assidu en classe. Toutefois, il n’a jamais réussi à entrer dans la peau d’un vrai berger. Il parlait trop bien.

Il n’aurait pas dû croiser la route des jeunes gauchistes corses, inspirés par les principes de la révolution permanente et de la libération des peuples opprimés, férus des écrits et des paroles d’Ernesto « Che » Guevara, engagés dès les années 1970 dans la lutte de « libération nationale » de la Corse. Entre la corsitude extrémiste et le combat révolutionnaire, les points communs étaient assez nombreux pour que les adversaires d’hier se retrouvent côte à côte.

Pour Giovanoni, l’équation était simple : la métropole avait abandonné l’Algérie, il n’y avait aucune raison pour qu’elle ne renouvelât pas ce forfait avec la Corse. Ses camarades métropolitains avaient beau lui expliquer que cet acte politique était impossible, pour aucun parti, pour aucun politicien, Ange s’est buté, enkysté dans sa conviction simpliste. Il s’est engagé dans l’action violente. Il affirmait que seul ce moyen imposerait à la France une solution radicale. Ce choix allait de pair avec sa méfiance viscérale à l’égard des institutions républicaines.

Au sein de cette alliance contre nature avec les Trotskistes et les Guévaristes, Ange Giovanoni a été l’un des fondateurs « historiques » du nationalisme radical. Sous l’œil bienveillant des francs-maçons héritiers de Pascal Paoli, ils se sont retrouvés une nuit dans les bureaux d’un important commerçant de Bastia. Bien que considéré comme un des piliers de l’establishment traditionnel, cet entrepreneur entendait veiller à la rédaction du manifeste fondateur du Front de Libération nationale de la Corse, le F.L.N.C.. Sur la photo de la première conférence de presse clandestine du mouvement, Ange figure à gauche, un fusil de chasse entre les bras, au deuxième plan, derrière Yves Stella. Depuis, il n’a plus dévié de cette ligne ancrée dans la violence, enfermé dans l’aile la plus figée du mouvement. À partir de la fin des années 1980, quand le F.L.N.C. est parti en lambeaux sous les coups de la police, de la lassitude et du vieillissement des grands anciens, Ange s’est refusé à toute concession.

 

Prudent à l’extrême, Giovanoni ne se déplace à l’intérieur de la Corse que par besoin impératif, lorsqu’une réunion ou une action pousse par nécessité « le sanglier de Zonza à sortir de sa bauge », selon la terminologie de la presse locale qui recopie trop souvent les procès verbaux de police. Comme aujourd’hui, par exemple.

D’un pas tranquille, Altieri marche vers la terrasse du café. Ange juge que d’ici, il pourrait le « tirer » sans la moindre difficulté. Il faudra en arriver là… Le moment n’est pas encore venu, il doit lui laisser sa chance.  Paùlo est sympathique, il est l’un des meilleurs représentants des intellectuels dont ils auront besoin pour gérer l’île libérée. Mais il est devenu plus pernicieux qu’utile. Paùlo est une figure emblématique, il donne l’exemple, il est suivi. Dangereux.

 

Ange ne se lève pas quand Altieri vient s’asseoir à côté de lui.

– Ça va ?

– Ça va.

– On se met à l’intérieur ?

– Oui.

Les deux hommes se lèvent. Ils sont tous les deux petits, minces. De loin ils se ressemblent : silhouettes identiques, mêmes démarches lentes et tendues. Ils entrent dans l’arrière-salle, sombre. Les deux figures du Mouvement sont aussitôt identifiées : ici tout le monde connaît tout le monde. Une table est occupée par quatre joueurs de belote, ils se lèvent, comprenant qu’une conversation importante doit se tenir.

Le patron sert d’autorité deux Casanis.  Paùlo refuse : ses années d’incarcération et quelques semaines de grève de la faim ont endommagé son système digestif. Il accepte un verre d’eau pétillante d’Orezza, de la source Saint-Georges. Altieri se penche :

– Qu’est-ce qui ne va pas, Ange ?

– Tu le sais. Ça ne va   pas du tout.

Giovanoni n’a pu se débarrasser de son accent pataouet. Il restera à jamais vacillant entre deux mondes.

– Et alors ?

– Et alors, et alors ? Tu devrais conclure tout seul. On ne peut pas te laisser continuer comme ça. La situation est trop grave… Ils n’arrêtent pas de nous massacrer.

– Tu ne gonfles pas un peu ?

– Non. Nous n’avançons pas, la plupart des jeunes ne rêvent que de quitter l’île, ils s’en vont dès qu’ils le peuvent. Travailler, gagner du pognon. Vivre ailleurs. Il n’y aura plus ici que des retraités et des idiots. Comme autrefois. Mais, autrefois, les Corses de l’extérieur restaient attachés à l’île. Maintenant fini, il y en a de plus en plus à rejeter leurs origines avec dégoût.

– Tu ne crois pas que vous êtes un peu responsables de cette déroute, avec tous les attentats ?

– Que veux-tu dire, Altieri ?

Giovanoni mâchouille quelque chose d’indéfinissable. Peut-être tout simplement sa langue. Il boit son Casanis d’un trait. Paùlo pense que son compagnon a vieilli. Lui, Altieri, il a profité de ses mois de « liberté mentale » en cellule pour plonger en lui, creuser dans ses profondeurs, revenir sur certaines réflexions de jeunesse. Il n’est pas question d’abandonner la lutte. Mais n’y a-t-il pas d’autres voies ? Il soupire, boit son eau gazeuse à petites gorgées comme s’il s’agissait d’un vin fin. En rêvant. L’eau d’Orezza. Pureté, fraîcheur. Et le couvent d’Orezza. Là où au XVIIIº siècle s’est tenue autour de Pasquale Paoli la première Cuncolta, au cours de laquelle a été fignolée la constitution de la République corse. L’église a été détruite pendant la guerre par une gigantesque explosion : les Allemands y avaient entreposé de grandes quantités de munitions, la résistance corse n’a pas hésité à abattre un des édifices emblématiques de l’île pour dynamiter le dépôt. Le monastère n’est plus qu’une ruine romantique au milieu d’une forêt profonde épargnée par les incendies. Orezza reste le symbole de la revendication indépendantiste inspirée par les philosophes de la liberté, les philosophes des Lumières. Les Lumières des hommes libres et de bonnes mœurs. Paùlo voudrait s’inscrire dans cette tradition de sagesse politique, il lui apparaît que le temps de la violence est dépassé. Et même celui d’une indépendance par trop radicale, à l’heure où les peuples de la terre entière peuvent entrer en contact entre eux, vivre ensemble. Il n’y a aucune raison pour que la Corse échappe à cette évolution. Jamais Paùlo ne soutiendrait une telle position en public, pas plus devant des Corses que des Français.

Il énonce d’une voix tranquille :

–     Tu n’en as pas marre de porter en terre toutes les semaines le cercueil d’un ami, d’un compagnon ? Plusieurs dizaines sont tombés dans cette vendetta qui nous déchire, plus mortifère qu’au siècle dernier.

– Mortifère ?

– Mortifère, c’est-à-dire avec tant de meurtres. Tu ne crois pas qu’il y a eu assez de morts ? Tu veux que la Corse connaisse le destin du pays basque espagnol ? Ou la guerre éternelle menée par les Sendineros au Pérou, par les révolutionnaires de Colombie ?

 

À mesure qu’il parle, sa voix gonfle, ses accents durs retentissent dans la salle obscure du café, le discours ronflant déborde de ce cadre étroit et ténébreux. Giovanoni grimace.

– C’est bien ce qu’on m’a dit. Tu veux aller dans la politique. C’est nul. Avec l’appui de la France, le clan nous barre la route. Ici, il n’y a pas le vote et les fusils. Et il n’y a que le vote et les combines, le vote et les retraités qui ont peur de perdre leurs pensions, le vote et les subventions européennes… Nous, il nous reste les fusils.

Il sort son revolver, un gros Smith & Wesson, 9 mm, dans un geste théatral, il pose l’arme sur la table de café. Bien en vue.

– Il faut marquer des coups, des grands coups. Tu vois ce qu’a donné la politique des attentats matériels ? Rien. La politique de la réintégration dans le système électoral ? Rien, nous ne cessons de perdre des voix. Alors   ?

Il sourit. Un sourire mince, à peine perceptible.

– Qu’est-ce que c’est les morts ? Il y en aura toujours. Pour nous, le seul but, c’est de mettre à genou la France, les clans.

Il tâte la crosse de son revolver glissé dans la ceinture de son pantalon. Il se lève si vite qu’il renverse sa chaise. Il fixe Altieri droit dans les yeux.

– Tu as le choix, dit-il de façon énigmatique.

Et il sort de la salle, sans un mot de plus. En le regardant partir, Paùlo mesure la distance qui les sépare. Ils n’appartiennent plus au même monde. Il est exact qu’Altieri s’interroge sur leurs revendications, closes sur elles-mêmes. Leur obsession du peuple corse, d’une pureté du peuple, un processus qui risque d’appauvrir la qualité physique et mentale de la population. Giovanoni n’a sans doute pas pris le temps de réfléchir à tout ça.

Il n’a jamais été vraiment en prison, il n’a subi que de la garde-à-vue. Ce n’est pas assez pour réfléchir.

 

@@@@@

 

Paùlo ne ferme pas sa maison, n’importe qui peut y entrer. Ses amis ne s’en privent pas. Il trouve souvent sur sa table un morceau de tarte, parfois une enveloppe contenant quelques petits billets. Les dons sont anonymes. Ainsi s’exerce la solidarité. Au cœur de l’île, Bastelica n’a pas oublié quelques saines traditions. Altieri n’apprécie pas forcément ces gestes, mais il les admet, les refuser serait une insulte à ces inconnus qui ne partagent pas ses opinions. Enfin, les opinions qu’on lui prête.

En cette fin d’après-midi, au retour de la rencontre éprouvante de Bastia, il a rangé la « Land-Rover » dans une grange proche. En rentrant, Paùlo trouve sur sa table un livre. « Le crépuscule des Corses ».

Un post it jaune émerge des pages. Il ouvre le bouquin à la page marquée, il lit :

 

« La violence en Corse[6], loin de manifester une crise passagère, n’est-ce pas une donnée fondamentale dans le patrimoine de l’île de beauté ? Cessant d’apparaître comme un folklore, le phénomène de la vendetta n’est-il pas le paramètre majeur, la grille de lecture qui permet de décrypter les sociétés qu’il affecte ? ».

 

Il referme le livre d’un geste sec. Il ignore qui est l’auteur. Ce nom de Giudici paraît être un sobriquet.  Paùlo imagine qu’il s’agit d’un continental qui veut passer pour un Corse. Encore un type tombé dans le folklore, il n’y a rien de pire que ces gens-là qui croient soutenir la Cause en perpétuant les clichés qui plombent l’avenir. Tout y est, y compris la métaphore « île de beauté » pour désigner la Corse. Agaçant.

 

Il est en train de retirer sa veste matelassée quand on frappe. Il regarde l’heure à la vieille pendule suspendue par sa mère au-dessus de la porte d’entrée. Six heure trente. C’est Marcel, le fils de Jean-Pierre Manuel, le receveur des postes, auquel il donne des leçons de français pour l’aider à rattraper son retard scolaire consécutif à des déménagements successifs et une intelligence « limitée » .

– Entre, mon petit.

Le professeur Altieri se réveille en  Paùlo. Parce qu’il aime les gamins, il est un excellent enseignant, patient, capable de revenir mille fois sur la même explication. Son activité politique ne lui ayant pas laissé le loisir de rencontrer à temps une femme avec laquelle s’établir, il a reporté sur les enfants son excès d’affectivité.

Marcel Manuel vient trois fois par semaine, un peu avant le dîner. Le garçon a une quinzaine d’années, il est grand et costaud, très bon au foot et dans les bastons entre élèves. Il a su être respecté par les jeunes Corses, lesquels sont sans pitié pour les étrangers. Mais ses études sont chaotiques, il redouble sa quatrième au collège, les leçons de  Paùlo semblent glisser sur lui sans le concerner. Il n’avance pas, au grand désespoir de son père.

L’adolescent pose son cartable sur la table de bois, il sort son cahier de texte, montre la liste des devoirs et des leçons. Aujourd’hui, une rédaction : « le devoir d’obéissance ». Altieri juge que le choix en Corse d’un tel thème relève de la pure provocation. Il tait sa réflexion, pour ne pas troubler le garçon. Il lui indique comment composer son devoir : expliquer ce qu’il comprend dans le mot obéissance, Marcel Manuel ne semble pas concerné. Il suit ces leçons particulières parce qu’il est docile, il se fout du reste.  Paùlo s’énerve. Son agacement ne transparaît que sous la forme d’une réflexion tranchante :

– Tu n’es pas bien passionné !

Le jeune ne le contredit pas.  Paùlo hausse les épaules, il préfère passer à un autre sujet. Il a repéré qu’une leçon d’histoire porte sur la campagne d’Egypte, un épisode de la légende napoléonienne, lorsque l’empereur n’était encore qu’un Bonaparte – Buonaparte, le fils du traître de Ponte-Novo – . Altieri entreprend de conter la saga du petit général entouré de savants qui se perdaient dans les sables du désert à la recherche des vestiges d’une civilisation engloutie depuis des millénaires. Champollion, la pierre de Rosette, les débuts d’une fantastique aventure archéologique. Marcel baille, ses yeux fuient, son attention se délite, mais il affiche un sourire béat pour laisser croire qu’il écoute.

Paùlo souffre d’une profonde frustration : pourquoi le contraindre à des tâches si modestes pour gagner trois sous, alors qu’il est habité par une telle volonté de vivre, d’exploiter ses capacités ? Pourquoi le laisser au bord de la route ? Pourquoi lui interdit-on toute activité professionnelle légale ? Il évoque de nouveau le « Berufsverbot », ce système d’interdiction imposé à tous les militants gauchistes allemands, pendant les années noires où la Fraction Armée rouge terrorisait la République fédérale. Les intellectuels français ont condamné ces pratiques antidémocratiques. Pourquoi ne viennent-ils pas aujourd’hui au secours des Corses qui doivent supporter le même carcan ?

– Allez, range ton barda, mon petit vieux. Je te raccompagne chez toi. Je vais dire quelques mots à ton père.

Il repense à une autre phrase piquée dans le bouquin de Giudici placé de côté tout à l’heure :

« Ces sociétés semblent vivre à l’écart du schéma politique classique. »

On n’enseigne pas l’histoire de la Corse aux enfants corses, et c’est dommage, cette histoire est une belle leçon de civilisation.

Faut-il tuer pour être entendu ? Cette extrémité le révulse.

 

Marcel est accueilli de façon assez froide par son père, un authentique fonctionnaire métropolitain : efficace, honnête, compréhensif et discipliné. Mais il ne parvient pas à comprendre pourquoi le gamin est rebelle à toute forme d’enseignement. Il l’engueule :

– Et qu’est-ce que je vais faire de toi ? Tu ne te rends pas compte de nos efforts ? Monsieur Altieri est une chance unique pour toi.

Le garçon se bute et grommelle :

– Ton Monsieur Altieri, il est un terroriste.

Le postier balance une beigne à son fils.

– Tu es un connard, si j’ai choisi ce monsieur pour t’aider, c’est qu’il est capable.

Paùlo juge l’insulte et la claque inutiles. Mais il apprécie que ce Continental ne se soucie pas de son passé. Serait-il possible de discuter avec quelqu’un ?

Quand il quitte la poste, la nuit est tombée, les rues du bourg sont très sombres. La municipalité est trop pauvre pour assurer un éclairage public correct.

 

– 15 –

 

 

Tandis qu’elle mastique sans entrain son steak trop dur – elle a voulu acheter bon marché, pour une fois – Claire tourne dans sa tête les données de son « malaise ».

La solitude, les étranges mœurs des Corses se conjuguent, mais il lui semble aussi qu’elle change, sans déterminer en quoi ni comment. Au plan physique : ses traits sont moins ronds, sa silhouette plus nerveuse. Elle se sent plus aiguë, moins floue. Elle manifeste une assurance nouvelle, plus de vivacité, plus d’insolence. Agressive. C’est ça : prête à sortir d’elle-même, de son petit narcissisme qui la referme sur elle-même, pour se lancer dans autre chose. Emprunter un autre chemin dont elle ne voit naturellement pas où il la mène. Le choc de la violence ?

Même Maman l’agace moins. Elle ne la rembarre plus quand elle appelle au téléphone pour tout et n’importe quoi. Ce qui signifie qu’elle s’en éloigne plus.

Claire boit une petite gorgée de son verre de vin. Du rouge de Sartène, au goût très spécial : comme un feu de bois dans une maison de pierre, bien chaude. Elle est lasse, et elle s’ennuie, elle décide de se coucher, trop tôt. Elle s’endort avec une curieuse envie de pleurer.

 

Plus tard, elle se réveille, perdue dans un cauchemar : elle est enfermée dans une maison de verre, elle ne peut s’en échapper malgré tous ses efforts, elle perçoit tout un monde autour d’elle, des gens, des maisons, des parcs et des animaux, mais sans possibilité d’entrer dans cette vie.

Il est deux heures du matin. Elle se lève, passe dans la cuisine pour boire un verre d’eau, puis revient dans sa chambre. Elle ouvre la fenêtre, écoute la nuit. Une nuit silencieuse, on n’entend que la faible rumeur de la circulation nocturne. Et venu du large l’écho d’une corne de brume, très lointaine. Cette nuit-là ignore les coups de feu, les explosions, la fureur. Cette nuit-là est sa nuit, tendre, le ciel étoilé, l’air très doux. Une nuit blues. Pas une nuit bleue. Claire referme la fenêtre en poussant un soupir.

Elle ne retrouve pas sa sérénité, et, par conséquent, son sommeil profond la fuit. Le jour, elle se laisse voir sans faille. La nuit, elle doit lutter contre ses songes. Troublée par son état de demi veille, elle laisse venir à elle des souvenirs confus, écharpes de brume nocturne qui en se déchirant dé­couvrent des pans de paysages découpés comme des ombres chinoises par une lune pâle. Il lui semble reconnaître des images de son enfance, en forêt. En Sologne ou dans le Berry, à l’automne. Elle se racontait alors qu’elle était une jeune fille sans histoire, alors que… Elle se souvient de frayeurs, de paniques, qui la submergeaient lorsqu’elle était adolescente. Des crises qui la paralysaient. Elle se voyait moche, hésitante, bourrée de défauts effroyables, incapable d’affronter la vie. Et il y a eu ce matin où elle s’est réveillée la gorge obstruée par un énorme œdème, syndrome de Quincke. Elle habitait seule une chambre d’étudiante, elle s’est vue mourir, elle a eu le temps de sortir dans le couloir de la résidence universitaire, des copines ont appelé le SAMU. Elle a laissé Maman à l’écart. Déjà.

Arrive enfin l’aube, ciel gris. Gris perle, léger. Pas plombé. Mais cette impression de froid qui s’insinue en elle…

 

Le mois de février s’achève. Claire a convaincu Maman de ne pas venir la voir, ne serait-ce que pour un week-end. La jeune femme préfère fréquenter sa nouvelle amie Mariana Acquaviva. Cet après-midi, elle est venue lui rendre visite dans sa maison de Bastelicaccia.

L’édifice est une construction pesante, des murs de schiste brut, gris, sous un toit de tuiles romaines au rose fané. La bâtisse et sa ter­rasse étroite sont enchâssées dans un espace qualifié de jardin mais qui tient surtout du maquis, encombré d’arbustes sauvages. Mariana n’a pas les pouces verts, l’entretien des fleurs ne l’intéresse pas. Elle prétend préférer le désordre de la nature à la rigueur des plantations d’apparat.

Là, à ce moment, elle est plantée près de la lisse, des jumelles de marine puissantes collées aux yeux.

– Que regardez-vous ?

– D’ici, on voit venir, se contente de répondre la zia. Grand-mère, vieille dame, en corse.

Jour miraculeux d’hiver méditerranéen. Dans la lumière froide, une étonnante transparence de l’air, et en même temps ce voile léger qui « pastellise » les couleurs. Et pourtant découpe précise des montagnes enneigées dont les barrières rudes coupent l’horizon vers l’intérieur de l’île. Plus près, vers l’ouest, on voit se développer au-delà de la plaine côtière le golfe de Porticcio, une longue côte crénelée, des rochers pourpres posés sur la mer trop bleue. Très loin au nord, après les impressions blanches d’Ajaccio, les silhouettes tourmentées et fantomatiques des îles Sanguinaires, plus noires que rouges.

Une certaine douceur laisse imaginer que l’été est peut-être proche,

– Ne te trompe pas, il n’y a pas de douceur en Corse, objecte Mariana.

Elle joue volontiers les Cassandre, les jeteuses de sorts funestes.

Et d’ajouter, sur le ton du drame, sinon du mélodrame, avec ce goût de l’emphase si caractéristique de la culture corse :

– Cette île est maudite, elle n’est pas capable de reconnaître l’existence de ses propres rivages,

Mariana est conseillère pédagogique dans le collège de Claire, qu’elle a prise sous sa protection. Elle est née Stefanaggi, en Corse. Après la guerre, quand l’Île a été abandon­née par ses habitants, ses parents ont hérité de cette maison de Bastelicaccia, dans le village de mer, et de grands pâturages à Bastelica, le bourg père. Mariana a suivi sa famille qui avait choisi l’aventure outre-mer, en s’installant en Indochine avant l’indépendance. Il dirigeait une plantation d’hévéas sur le plateau, près de Dalat. Mariana était une fillette, elle a appris le corse là-bas, avec sa nounou indochinoise. D’où les intonations vietnamiennes dans ses phrases, effet bizarre et saisissant. Après la chute de Dien-Bien-Phu, il a fallu partir. Les parents de Mariana étaient persuadés qu’ils ne se réadapteraient pas en France, encore moins dans l’île. Donc Madagascar, après l’indépendance, l’Algérie, avant l’indépendance. Et la Guadeloupe, mais dans cette île caraïbe, on ne parlerait d’indépendance que plus tard. Elle s’est trouvé mêlée par hasard à tous les événements qui ont accompagné la chute de l’Empire. Elle s’aban­donne souvent à ses souvenirs coloniaux, des sou­venirs plutôt tristes, elle n’a   connu que les défaites et la retraite, les départs forcés, les abandons amers.

Pour autant, Mariana ne se laisse pas aller, elle est une battante, expansive, une marrante même ; plus sèche que mince, plus piquante que belle, toujours vêtue de noir. Elle est plus labile que bavarde, elle ne raconte que des histoires intéressantes. Pétrie de contradictions sans paraître en souffrir. Elle en rit : dans la même phrase, elle célébrera sa filiation qui l’apparente à une des plus vieilles familles insulaires, considérée comme noble bien avant la colonisation génoise ; son amour de la Corse ; son attachement indéfectible à la France. La France éternelle de son histoire d’école primaire. Pas la France d’aujourd’hui.  Elle prétend que son amour de la Patrie est tel qu’elle aurait préféré épouser un Continental plutôt qu’un de « ces hommes tarés que l’on rencontre dans l’île », selon son appréciation peu bienveillante.

 

N’empêche que, au passage, (était-ce à Philippeville ou à Pointe-à-Pitre ?) Mariana Stefanaggi a séduit un beau profes­seur de mathématiques, Georges Acquaviva. Originaire de Calvi, mais « francisé ». Encore un qui croyait ferme en la mission civilisatrice de la France. Les décennies ont passé, la patrie s’est révélée mauvaise mère, peu amène à l’égard de ses adminis­trés expatriés… Quand ils ont atteint la cinquantaine, avec la perspective d’une retraite proche, on a dû penser au retour. Mariana se refusait à revenir dans l’Hexa­gone, elle avait accumulé trop de reproches, et même de rancœurs. Elle n’avait pas le choix : la modestie de leur situation de retraités leur imposait de rentrer dans l’île, puisqu’elle y était propriétaire. Il était temps de retrouver ce pays dont elle s’était trop éloignée.

En bonne Corse volontaire, décidée, maligne, elle a su s’assurer dans le système clanique les recommandations nécessaires pour que Georges trouve un poste en même temps qu’elle. Les Continentaux croient qu’ainsi vont les affaires dans l’île, et c’est bien ainsi qu’elles marchent, pense Claire.

Georges ne s’est pas contenté d’enseigner. Il s’est investi dans la vie locale. D’abord au plan associatif puis, bien vite, au niveau municipal.  Pour une fois, le petit milieu politique du village a accueilli ce revenant avec chaleur, dès les premières élections municipales, il a été placé en position éligible sur la liste « d’intérêt local » – très proche des Centristes -, programmée pour enlever la mairie à un vieux cacique du Clan. L’objectif a été atteint sans difficulté, et Georges s’est retrouvé deuxième adjoint, chargé du dossier très sensible de l’urbanisme.

Choix funeste. Alors qu’il semblait bien intégré, Georges s’est vu soudain ostracisé. Mis en lisière de la communauté villageoise. La jalousie consubstantielle à l’esprit local s’est traduite par d’innombrables menaces anonymes. Dont, bien sûr, Acquaviva n’a pas tenu le moindre compte.

 

Jusqu’à ce soir-là, il y a quinze mois… Il rentrait chez lui, il ne se méfiait pas. Un coup de fusil de chasse venu de nulle part mais bien ajusté l’a atteint au bas de la colonne vertébrale.

Il a été transporté dans le coma à l’hôpital d’Ajaccio, puis transféré à l’hôpital de la Timone à Marseille pour être traité dans les moins mauvaises conditions possibles. Après six semaines d’inconscience, il est « revenu à la vie ». Paralysé. Les jambes, les bras, le buste, la tête. Incapable d’esquisser le moindre geste, ni de prononcer une seule parole. Il n’avait plus que ses yeux pour communiquer.

Mariana a dû affronter seule ce malheur. Elle a installé chez elle Maria, une vieille femme de la parentèle, pour s’occuper de son mari, et elle a continué à vivre.

Zia Stefanaggi déteste cette solitude. Pour alléger sa détresse, elle demande souvent à Claire de venir à la maison lui tenir compagnie…

– Tu n’es pas corse, tu sauras me distraire sans placer la mort à chaque détour de phrase. Comme la mort reste présente à chaque virage de la vie.

Mariana évoque les petits monuments qui, tout au long des routes corses, rappellent les accidents mortels.

– À la fête des morts, les familles viennent allumer des bougies. Le rite est millénaire, bien sûr. Mais, vous devez le savoir, chère amie, comme dans les civilisations écloses sous l’équateur, ici les millénaires ne passent pas. On ne quitte jamais les rivages de la mort.

En cette fin d’hiver, bien avant le coucher du soleil, la température tombe très vite. Les deux femmes se sont emmitouflées dans des vestes en laine pour rester sur la terrasse. Assises à la table ronde en fer peint dressée sur l’espace de gravier ocre, elles sont servies par la vieille Maria, elle aussi toute de noir habillée. Une longue figure à la peau très pâle, encadrée par des cheveux noirs tirés par un chignon strict. Et une esquisse de sourire, illisible.

– Qui est-ce ?

Mariana hésite un instant, son visage trop ridé par un excès de soleil se trouble.

– Je crois qu’elle me surveille. Georges en est amoureux. Oui, malgré son état. Mon mari s’est réfugié dans l’amour des femmes, de toutes les femmes, pour échapper à son mutisme, à sa solitude. Si vous venez souvent, il tombera amoureux de vous.

 

Au loin, un reflet argenté file sur la mer, une mince tache blanche se matérialise, un paquebot. L’ombre du pin parasol a disparu quand le soleil a plongé par-delà l’horizon. Claire se déplace. Sous son regard, envahissant, le feuillage ténu d’un olivier, et la masse jaune d’un mi­mosa d’hiver, un mimosa en pleine floraison, la jeu­nesse du printemps. Sécurité, sérénité, sagesse ? Elle se noie dans la somptuosité du paysage qui s’estompe.,

– La Corse n’est pas sereine, insiste Mariana, les ombres des lé­gendes tragiques courent sur les plaines et les montagnes, les événements contraignent l’esprit à la gravité. La gravitude, selon la langue d’aujourd’hui. Aptitude à la gravité, peut-être à la tristesse.

La silhouette noire de Maria glisse et dessine des orbes longilignes autour des deux femmes. On en vient encore à évoquer la violence, si présente. Les meurtres. Par exemple, la veille au soir, l’assassinat d’un ancien mili­tant nationaliste abattu par des inconnus.

– La Corse est un pays où l’on périt trop. Pourquoi ? On se pose la question du pourquoi. Mais ici personne ne sait rien. Ou n’ose pas sa­voir, les tragédies ne se dénouent pas. Les enquêtes policières traînent à n’en plus finir.

– Les gens sont-ils au courant de quelque chose ?

Zia Stefanaggi fixe son regard noir sur l’horizon indiscernable.

– Je devrais pouvoir répondre, puisque je suis Corse. Mais j’ai quitté cette île trop longtemps, j’ai trop vécu dans le climat d’une France d’outre-mer qui s’affirmait victorieuse. Encore impérialiste.

Elle boit une gorgée de thé, elle insiste :

– J’ai oublié comment comprendre les gens d’ici. J’ai perdu la clé de leurs cauchemars. En vérité, je pense qu’ils ne savent pas. Ou bien ils ne connaissent que les rumeurs qui courent.

 

Claire écoute Mariana, sans saisir le vrai sens de ces paroles. Et, soudain, elle se sent submergée, emportée par une vague immense, elle est noyée, volonté brisée. Elle s’entend dire à haute voix :

– Je vais… Je dois partir.

Comme s’il s’agissait d’une évidence absolue, une exigence incontournable. Elle n’a pas pu s’empê­cher de prononcer cette phrase énigmatique. Elle ajoute :

– Oui, non. Je n’en sais rien. Je dois sortir enfin de cette maison de verre. Votre tour des cauchemars.

–       Une maison de verre ? Que voulez-vous dire ?

– Vous m’avez expliqué qu’ils étaient tous plongés dans leur cauchemar. Je ne m’en étais pas rendu compte, au début. Maintenant, à entendre les gens revenir sans cesse sur leurs cauchemars, leurs obsessions de violence, je perçois mieux ce qu’ils sont. Et je ne suis pas sûre d’avoir ma place dans cette maison.

Claire raconte son rêve :

– La sensation était étrange. Je suis dans cette maison de verre, les murs sont trans­parents, je peux tout voir de l’extérieur, mais je ne me souviens de rien. J’ignore si je dors ou si je suis éveillée, si je me débats ou si je suis résignée. Je ne suis pas capable de savoir si c’est la nuit ou le jour. Le jour, plutôt. Peut-être me voit-on de l’extérieur ? Mais j’ai la certitude absolue que je dois sortir de cette maison, le plus vite possible, il y a urgence, et pourtant je ne peux pas sortir, parce qu’il n’y a pas de porte. Prison de verre où tout est transparent.

Mariana réfléchit, elle sourit, un sourire qui ne s’adresse à personne.

– Vous ne prenez pas un grand risque en suivant le cours de vos rêves ?

– Il me semble surtout que mon rêve suit le cours de ma vie.

Quand elle se lève de son fauteuil d’osier, elle voit enfin ce nuage qui menaçait tout à l’heure. Avec le crépuscule, il est devenu noir d’encre. Elle frissonne.

 

 

– 16 –

 

 

Un matin au collège, Claire a découvert dans son casier une enveloppe blanche, sans nom ni adresse. Du pli, elle a extrait un carton d’invitation pour une soirée de gala organisée pour plusieurs groupes de chanteurs. Polyphonie corse, cette polyphonie que les enseignants rangent dans le tiroir du folklore. Mais qui a bien pu la convier à cette fête ?

Le gala doit se dérouler sous une tente de cirque dressée à la sortie de la ville, sur un terre-plein en bord de mer. Le journal « La Corse » précise que le casino a refusé de louer sa salle, prétextant du caractère politique d’une telle manifestation.

Belem trouve comme d’habitude l’explication adéquate :

– Tous ces groupes de chan­teurs sont des nationalistes. Des terroristes.

Elle réplique, sans réfléchir :

– Oui, et après ? Toute activité humaine n’est-elle pas politique ?

Le prof réagit au quart de tour.

– Alors, vous changez de camp, ma chère ? On vous tient la main pour l’initiation ?

Elle lève le yeux vers son confrère. Elle ne saisit pas le sens de l’allusion.

 

Elle arrive en retard, mais le spectacle n’est pas commencé. Le chapiteau est plein à craquer. A l’entrée elle se heurte à Pierre, Petru, un de ses élèves. Il l’attendait. Le garçon la guide vers une place au troisième rang, aux côtés de plusieurs de ses collègues qu’elle identifie dans l’ombre. Le rang des professeurs, corses et continentaux, et pas tous convaincus des beautés de la culture corse. C’est le rang réservé à ceux qu’il faut convaincre. Derrière, des jeunes, rien que des jeunes. Ajaccio est une petite ville, tout le monde connaît tout le monde, Claire identifie plusieurs autres de ses élèves. En  riant, ils l’applaudissent.

La foule est houleuse, on perçoit des amorces de slogans, comme des colères souterraines, prêtes à ex­ploser. Claire déteste ce climat.

Les chanteurs ne se pressent pas d’entrer en scène, mais on ne s’impatiente pas, il est évident que ce concert n’est pas ordinaire, il apparaît comme l’ex­pression d’une volonté. Forte. Puis les groupes arrivent, ils montent sur les planches, graves et solennels, comme s’ils célébraient les rites d’une religion secrète. Il lui semble qu’ils se ressemblent tous, que les attitudes sont copiées sur un modèle unique, elle ne distingue pas les différences entre les répertoires.

Depuis son arrivée, elle a eu le temps de découvrir l’importance accordée ici à la polyphonie, un genre musical antique et très savant. Elle a écouté des enregistrements, découvert les phrasés dont les méandres compliqués et la langue corse ne permettent pas au profane d’apprécier – voire de suivre – la trame des mélopées souvent monotones, très répétitives à la manière de la musique sérielle. À l’origine de la polyphonie, peut-être les hymnes sacrées illustrant les tragédies grecques. En Sardaigne et en Corse, elle a été réappropriée par les bergers, qui se lançaient autrefois des défis musicaux de sommets en sommets. La polyphonie corse est une musique d’échos, assez puissante pour être entendue au loin.

Il faut se laisser envelopper par les mélodies, par ces thèmes musicaux surgis intacts de la nuit des temps. Lancinants. Les vibratos parfois stridents heurtent les oreilles édu­quées à la musique occidentale. L’étrangeté ne s’im­pose qu’à la longue. On doit entrer dans un monde inconnu, qui n’aurait subi aucune in­fluence des grands maîtres classiques d’Europe ou du monde arabe.

Les organisateurs ont distribué aux invités privilégiés des opuscules présentant l’univers de la culture polyphonique ; les paroles corses et en parallèle, leurs tra­ductions françaises afin que les pinzuti participent de plus près au spectacle. Claire se rend compte que la plupart des textes sont inspirés par la politique, colorés par le goût du combat, même lorsqu’ils sont is­sus de légendes multi-séculaire. On célèbre les batailles menées contre tous les envahisseurs de l’île, d’infinies et infimes variations content la saga des grandes vendettas, l’injustice et la mi­sère qui accablent ces terres déso­lées perdues au milieu de la mer.

Une brève introduction rappelle avec fermeté que, à partir des années 1970 les polyphonies anciennes ont été rétablies dans le temps présent par les militants de la culture corse. Le plus souvent assimilés aux Nationalistes. Sinon aux terroristes…

 

Chacun des groupes est applaudi par une salle folle, acquise d’avance. La foule reprend en chœur les principaux thèmes, qui sont autant de « standards » locaux. Selon la tradition militante, les auditeurs allument des centaines de briquets pour manifester leur soutien, leur recueillement. Parfois, quand les chants prennent un tour plus révolutionnaire, on entend des pétarades, des crépitements, Claire comprend vite que ce ne sont pas des explosions de pétards, mais bien des tirs à balles réelles, la plu­part des spectateurs sont venus armés, pour mieux manifester leur engagement.

Un long moment de silence précède l’entrée en scène du dernier groupe. Pantalons noirs ajustés, chemise noire bouffante et foulard noir noué sur la tête, les sept chanteurs ont la même silhouette, petite et mince. Malgré son costume de scène, elle reconnaît bien vite l’un des chanteurs, impossible de se tromper : la tête de Chinois de Paùlo Altieri est trop caractéristique.

Ainsi, comme l’affirme Belem, il serait un de ces fameux rebelles chanteurs, version réactualisée à la sauce Che Guevara des bandits d’honneur ? Un modèle relayé par les intellectuels de gauche continentaux, mais que de nombreux Nationalistes affirment récuser, puisque cette polyphonie militante offrirait une image par trop passéiste, par trop parodique, de leur combat pour la reconnaissance de la spécificité corse…

Elle n’est pas surprise de ne pas être surprise par la présence ici de cet homme. D’une certaine manière, elle est déçue que ce qui doit être est. Déçue ? Mais aussi étonnée de sentir son cœur battre un peu plus vite. Non, pas ça, elle ne se laissera pas émouvoir. Une jolie voix ne suffit pas… Claire croyait s’être durcie. Malgré tout, elle ne parvient pas à résister à cette émotion qui l’étreint.

Le Chinois se tient un peu à l’écart de ses compagnons, la main sur l’oreille pour éviter d’être parasité, perturbé par le chant de ses voisins. Le voici qui entame le thème central, une mélopée très lente, le texte est bref, la musique enroule ses variations lancinantes au­tour des mots « Stella Mare ». L’Etoile de la Mer, lit-elle sur son livret. Voix de contre, très haute. Etonnante. Extraordinaire.

Différentes, mais harmonieuses, les autres mélodies de la polyphonie enveloppent en longs festons baroques la voix principale, elles lui servent d’écrin, les lignes musicales s’enchevêtrent, elles se lovent, s’interpénètrent, serpentent, et soudain se dénouent pour laisser le « contre » conclure dans une longue phrase dont les modulations s’estom­pent dans la nuit.

La salle explose, hurlements, on trépigne sur les estrades, et, tout de suite, des slogans, ceux de l’autre jour :

– F.L.N., F.L.N., F.L.N. vaincra, Viva, Viva a Libertà,  Paùlo,  Paùlo…

Coups de revolver en rafales, le chapiteau paraît osciller sous la houle de la colère et de la passion. La houle des étendards corses, blancs frappés de la tête de nègre, soudain brandis par des « bras vengeurs », bougie au poing. Des milliers de flammes qui tremblent. La bronca dure de longues minutes, dix rappels se succèdent.

Paùlo Altieri revient seul en scène pour calmer les spectateurs. Il leur parle moitié en corse, moitié en français, d’une voix douce qui surprend.

– Mes amis, mes camarades. Mes frères. Tout ce que nous avons vécu, ici, ce soir, c’est puissant, c’est l’espérance, c’est notre liberté. Mais cette force, nous devons la garder, l’économiser, la préserver, évitons les provocations. Nous allons rentrer chez nous. En silence, pour nous recueillir. Auparavant, nous lancerons une dernière fois : Forza a Corsica.

– Forza a Corsica.

Formidable clameur, à l’unisson, pas une fausse note. Puis le chapiteau se vide, Paùlo Altieri s’attarde en scène, hier renfrogné son petit vi­sage est transfiguré par la joie, par la passion. Il sourit à pleines dents. Magnifique. Un sourire de gloire.

 

Claire est restée assise sur sa chaise dure. Ces voix ont éveillé en elle des sensations inconnues. Des sensations dans ses tripes, profondes, primitives.

Elle sort du chapiteau l’une des dernières, elle a décidé de rentrer chez elle, à pied, en marchant tout doucement, pour mieux savourer son souvenir musical, en silence et dans la solitude.

Une ombre s’approche d’elle :

– Madame Claire ?

Il lui semble reconnaître cette voix corse, une voix encore presque enfantine, mais elle ne voit pas le visage dans la pénombre. Plus tard, elle s’aperçoit que le visage de l’adolescent porte une casquette à coiffe large, enfouie dans un capuchon qui masque ses traits.

– Voulez-vous m’accompagner ?

La voix est juvénile, et pourtant assurée, le garçon n’admet pas la contradiction. Elle le suit, quelques pas plus loin une voiture en double file, il ouvre la portière. Un inconnu au volant. On la pousse vers le siège du passager avant. Elle s’installe. Elle ne connaît pas ce type. Un homme plutôt vieux, barbe grise, l’expression fermée. Pourtant, elle n’éprouve pas la moindre appréhension, juste de la curiosité.

– Où allons-nous ?

– Vous êtes invitée pour la soirée, Madame. La réunion entre amis qui suit tout concert.

L’auto rentre en ville, tourne vers la place de la Mairie, stoppe à l’entrée de la rue Bonaparte. Le barbu se penche vers Claire :

– Vous voyez, l’enseigne allumée de la Pizzeria ? C’est là-bas. Allez, on vous attend.

La « Pizzeria di U Babu » ou la Pizzeria du Vieux. C’est le seul restaurant encore ouvert à cette heure tardive. Claire est accueillie par le patron, qui semble connaître la jeune femme. Il ne sourit pas :

– Ils sont là, Madame.

Dans l’arrière-salle, elle découvre une vaste tablée : la plupart des chan­teurs entendus tout à l’heure, des hommes. Et des femmes, des épouses, des copines. Elle reconnaît de nouveau certains enseignants. Tous des Corses, cette fois, et militants nationalistes notoires. Au milieu du groupe, au nœud de tous les débats, Altieri et sa gueule étrange. L’entrée de Claire coupe les dialogues. Silence alourdi par le nuage de fumée qui stagne sous la voûte. Le Chinois esquisse son ombre de sourire. Avec une certaine… allégresse, il dit d’une curieuse voix très basse pour une contre, une voix cassée par l’effort.

– Bonsoir, vous êtes la bienvenue, venez.

Claire hésite. Un instant très long pour elle, imperceptible pour les autres. Elle a l’intuition, la conviction que si elle accepte de s’asseoir, là, elle sera engluée, papillon léger poissé dans la toile d’araignée. Enfin, elle ne se retient pas. Le regrette-t-elle déjà ?

Pour lui ménager une place sur le banc Altieri se pousse. Elle s’assoit. Ils sont si serrés qu’elle sent sa chaleur à travers le tissus léger de sa robe de printemps. Pas moyen de se dérober, de prendre ses distances.

Sans lui présenter les convives, le Chinois esquisse un geste vague vers l’assistance :

– Claire  Nolleau, elle est une Continentale, elle n’est pas de nôtres. Elle ne parle pas corse. Soyez poli, exprimez-vous en français.

La réaction des convives la surprend, car elle est désagréable. On la regarde avec une curiosité presque déplacée, mêlée d’hostilité. Ces derniers mois lui ont appris que les Corses n’aiment pas trop les nouveaux venus, donc, elle n’est pas étonnée. Mais qu’importe ? Elle mange la pizza posée devant elle, elle boit le vin versé dans son verre. Et, contre toute attente, la voici bien. Bien avec la chaleur d’Altieri qui l’envahit. Vivante. Vivante, enfin. La conversation tourne autour de la violence. Récits obsessionnels. La mort, encore. Ils en sont à décompter les cadavres des amis et des ennemis assassinés. Les propos se confondent, ils deviennent brouhaha, halo de voix mélangées. Elle observe le Chinois. Lui, il est silencieux. Leurs regards se croisent. Il sourit. Elle sourit.

Claire aurait dû éviter de se fourvoyer là, elle n’a rien à voir avec cette violence éternelle. Une violence dont ils sont épris, dont elle ne saisit ni la nature, ni le sens. Une violence qu’elle n’admet pas. Elle n’a pas appris. Elle aurait dû suivre son intuition de l’autre jour. De tout à l’heure. Fuir, échapper à l’emprise de ce climat corse. Dans le regard d’Altieri, elle comprend que c’est trop tard, déjà.

 

– 17 –

 

Les doigts de Claire tapent sur les touches aux lettres usées presque effacées, ils cognent sur avec force, fougue, fureur. Les phalanges volent, vite, comme si ses idées allaient la fuir. Ses doigts courent sur le clavier d’ordinateur, soudain, elle n’a plus besoin de regarder, elle se libère de l’écran où se développe un texte dont elle se sent étrangère. Elle parvient à sortir d’elle des mots et des phrases dont elle se croyait incapable.

 

« Attentats et meurtres, rythme staccato, syncopé sur fond grondant de sombres rumeurs et de manigances poli­tiques, la Corse mène son train d’enfer, train de brutalité.

« Le printemps s’avance, les collines reverdissent alors que, au loin, les som­mets des montagnes restent masqués sous leurs cagoules de neige. Je vais souvent chez mon amie Mariana, je prends une chaise pour m’installer à proximité de Georges, dans le jardin où il passe de longues heures, à l’ombre, le soleil est déjà chaud. Je lui parle, je lui raconte mes élèves, et ma propre enfance, et mes maigres souvenirs de jeune femme. Il me contemple avec une telle intensité qu’il m’arrive parfois d’être gênée. Comme s’il voulait me faire l’amour avec les yeux, ces yeux qui me supplient, ce regard qui pèse sur moi. Je me lève, je m’éloigne. Je reviens près du professeur infirme, je continue à parler. Parfois, je tente d’imaginer les réponses possibles, je les lui dis à haute voix. Georges m’écoute, comme il ne peut pas répondre, une ombre passe dans son regard pourtant déjà bien sombre. Par quelques battements de paupière, il m’indique si je suis dans la bonne voie, jeu de piste infernal.

« En leur temps, pour rester bien clos sur leur amour, Georges et Mariana n’ont pas voulu d’enfant. Aujourd’hui, alors que Mariana semble se satisfaire de cette absence, Acquaviva en souffre, il me montre qu’il me considère comme sa fille de remplacement, il m’adopte, il me donne son af­fection paternelle. En retour, il exige une sorte d’amour filial auquel je ne me dérobe pas. Cette attente, cette aspiration m’aident à chasser mes chimères, à bannir mes préoccupations. Des soucis ? Un bien grand mot !

« J’ai raconté à Georges dans le détail cette soirée curieuse, l’extrême déférence manifestée par Altieri. Une déférence au demeurant assez distanciée. Comme s’il se défiait de moi. J’ai expliqué au vieux Prof que j’avais plusieurs fois croisé cet homme bizarre. Dans l’avion, dans la rue et au marché, à « La Marge », ou dans quelque autre ac­tivité sociale… Qu’il me saluait avec affectation. Que chaque fois il tentait de susciter une nouvelle rencontre… Que je jouais à ne pas voir, à ne pas comprendre. C’était trop tôt. Tous ces gens m’effraient. Des terroristes, dit-on. Depuis quelques semaines il s’est volatilisé, je ne l’ai plus aperçu… On affirme qu’il aurait repris le maquis… On murmure qu’il serait un des chefs du F.L.N.C.… On l’aurait vu ici, aperçu là… Je ressasse cette rumeur : Altieri, le Chinois rencontré dans l’avion, cet admirable chanteur, ce type qui voulait me conquérir parce que je suis une femme blanche, serait l’ennemi public numéro Un. Un « redoutable tueur », comme le proclame le quotidien local. Un terroriste.

« Je ne parviens pas à m’en convaincre. De toute façon, je suis prête à effa­cer cette histoire de mon actualité. Grâce à l’énigmatique et apaisante alchimie de la mémoire, au fil des mois, mes émo­tions se muent en souvenirs.»

 

Claire pose ses doigts sur le tapis de souris décoré d’un paysage imprimé. Elle examine de façon distraite cette image du Vésuve, peinte par Andy Warhol. Couleurs criardes. Du rouge, du bleu, du brun, du vert. Des « à plat » sans nuance. D’un clic sec, elle coupe la connexion, referme le couvercle de son ordinateur portable. Pourquoi a-t-elle donc échoué ici ? Sempiternelle question. Sans réponse satisfaisante. Engoncée dans sa torpeur morose, elle ne parvient pas à penser. Il le faudrait. Elle ne peut pas.

 

 

– 18 –

 

 

La balance de la vie ne cesse de basculer de droite à gauche, de gauche à droite. Un matin elle a été déséquilibrée. Coup de pouce trop fort. Un juge et des gendarmes ont décidé de sortir Claire de sa léthargie. En vertu du principe de soupçon généralisé, ils ont détourné de son fil le destin paisible promis à la jeune femme.

– Claire, Claire, ma petite !

À midi, elle sortait de classe, elle traversait la cour pour re­joindre la salle des profs où elle comptait manger son sandwich en discutant « de la situation » avec ses confrères.  Elle est interpellée à la volée par Jean Pietri, le principal du collège, un petit bon­homme un peu trop gras que tout le monde appelle Napo en raison de son évidente ressemblance avec l’Empereur.  Pietri paraît tout ému.

– Claire, ma petite, je ne sais pas ce qui vous arrive, mais j’ai deux gendarmes dans mon bureau depuis trois quarts d’heure. J’ai refusé de vous déranger pendant votre classe, mais ils insistent, il paraît qu’ils ont une convocation pour vous.

Claire ne comprend pas le pourquoi du comment. Elle suit Pietri. Les deux pandores sont restés debout comme s’ils étaient intimidés. Mal­gré le képi et l’uniforme, ils semblent jeunes. Le plus grand l’interpelle, sans prendre le temps de la saluer :

– Vous êtes  Nolleau, Claire-Lyliane-Sophie ?

– On dit d’abord bonjour.

Elle est enseignante, par conséquent incorrigible maîtresse d’éducation, donneuse de leçons. Claire ne tolère pas l’impolitesse. L’homme ne relève pas la remarque.

– Née en 1973, à Paris, 8° arrondissement ?… Nationalité française ?… Profession : enseignante de fran­çais, au statut de professeur contractuel ?

Elle corrige :

– Professeure, avec re. Contractuelle, en effet. Bon ça va. Que voulez-vous ?

-… Domiciliée 63 cours Napoléon à Ajaccio, Corse-du-Sud ? Toutes ces mentions sont-elles exactes ?

Claire hausse les épaules, elle s’apprête à sortir de la pièce. Le gendarme qui paraît être le chef est une caricature, avec son épaisse moustache noire et ses yeux ternes de ruminant fatigué. Il lui lance une adresse solennelle.

– Madame, je vous avertis que nous sommes porteurs d’une convocation personnelle à vous destinée. Nous avons mission de vous ramener de gré ou de force dans les locaux de la Section de recherches de la gendarmerie.

– Mais c’est absurde !

Peuvent pas « causer » un français normal ? Claire éclate de rire. Des gendarmes pour elle ? Une convocation ? Elle répète à haute voix :

– Et pourquoi cette comédie ?

Pour toute réponse, le grand se contente de poser une nouvelle question, sur un ton mécanique, comme si sa voix était un enregistrement.

– Acceptez-vous de nous suivre de votre plein gré ?

 

Claire ne reçoit pas d’ordre, elle n’obéit pas. Depuis qu’elle a pris la décision de fuir Christophe, son ex-copain-fiancé de merde, elle a décidé qu’elle n’obéirait plus jamais à aucun homme. Elle sera son propre guide. Quitte à stupéfier les autres. Qui peut soupçonner une telle détermination chez cette jeune femme d’apparence si douce ? Elle sort du bureau en claquant la porte à la volée, elle marche à grands pas en cognant fort ses talons sur le dallage, pour bien manifester sa contrariété, elle rentre dans la salle des profs en grognant. On l’entoure, bien entendu, la nouvelle de cette curieuse démarche a couru le collège. Les enseignants et les élèves sont certes en majorité opposés à l’indépendance. Ils n’en sont pas moins hostiles aux autorités et à ses gendarmes chargés de lutter contre la dite indépendance… Mariana Acquaviva incarne à elle toute seule l’image emblématique de cette contradiction. Elle surgit en fanfare : oui, elle prendra la tête d’une manifestation des profes­seurs ; oui, ils élèveront une protestation solennelle ; oui, ils voteront une motion, s’il le faut, ils descendront dans la rue, ils iront devant le Palais Lantivi[7] crier leur colère. On est en Corse, on s’échauffe vite, le climat ambiant pousse à l’ébullition. La jeune femme calme son amie.

– Inutile, dit-elle, je n’ai rien à me reprocher. Ils seront convaincus par mes explications. Qu’ils aillent rapporter ça à leurs chefs.

Elle rit. Elle fouille dans son casier pour en extraire son cahier de notes, prête à reprendre son cours, après la fin de la pause déjeuner. Elle ne veut pas imaginer ce qui l’attend.

Pietri montre son nez à la porte, il lance un signe à Claire.

– Ils sont encore là.

– Dites-leur que je…

Elle coince au dernier instant son juron. Chez Claire, la grossièreté est en principe étrangère à son tempéra­ment.

– Oui, mais ils insistent, il paraît qu’ils refusent de quitter le collège sans vous.

– Eh bien, dites leur que vous ne m’avez pas retrouvée.

– Mais ils vous entendent.

Sans plus de commentaire, elle range son cartable, ferme son casier. Elle enfile l’anorak bleu ciel qu’elle a choisi de porter aujourd’hui, parce que cette couleur est assortie au ciel printanier. Au moins en apparence Claire est de tempé­rament trop docile pour résister plus que de mesure à une telle injonction. L’apparence, et la réalité. On peut les imaginer antinomiques, pas elle, elle se sent logique avec elle.

Mais que peut-on bien lui vouloir, elle qui est la plus sage des femmes ?

 

Plusieurs de ses collègues ont offert de l’ac­compagner, lui porter assistance, témoi­gner… Inutile : les deux gendarmes sont encore là, impec­cables. Corrects. Plus encore à cet instant. Figures de l’autorité du mâle, silhouettes trop raides sanglées dans leur uniforme aux savants plis de repassage. Ils sont Korrects, avec un « k », pense-t-elle, elle les méprise, et elles constate qu’il n’est pas agréable d’être interpellée lorsqu’on est sûre de sa bonne conscience. Les deux hommes l’invitent à monter à bord d’une Peugeot toute neuve, grise, couleur d’administration. On lui ouvre la portière ar­rière. On attend qu’elle soit bien assise pour refermer avec précaution, comme si elle était une princesse, une statuette de verre filé. Le véhicule re­joint la route du bord de mer, mais, au lieu de re­venir vers le centre d’Ajaccio, on prend la direction de la sortie sud. Vite, la sirène deux tons à l’appui pour dégager la route.

– Où allons-nous ?

– Aspretto, Madame.

– Aspre  quoi ?

Elle ne connaît pas encore assez bien cette belle ville pour avoir repéré tous les quartiers.

– L’ancienne base navale.

– Ah oui !

Elle n’a aucune idée de ce que peut bien être Aspretto. Et pourquoi une base navale dans un port de commerce et de loisirs ? Pourquoi diable les gendarmes l’entraînent-ils là-bas ? On arrive. La Peugeot s’engage dans un chemin de traverse. On franchit une chicane constituée de gros tonneaux métalliques remplis de pierres, pour obliger les véhicules à entrer au pas dans la zone militaire signalée par des écriteaux, corsetée de barbelés. Juste à droite, des bâti­ments de caserne, une porte blindée qui glisse en silence, contrôle du véhicule par un soldat en treillis de combat, pistolet-mitrailleur en travers de la poitrine. Claire a l’impression de revoir en couleurs les images en noir et blanc de la guerre d’Algérie, une guerre qu’elle ne connaît que par ces visions de photographie paranoïaque.

À gauche, le paysage magique de la baie d’Ajaccio, la mer encore trop bleue, la ville déployée dans une illumination de soleil. De grandes taches blanches, impressions de félicité, elle identifie ses HLM des Salines, de loin beaux, éblouissants, alors qu’ils sont de près si lépreux. À droite – au sud peut-être – la côte de Porticcio, mince ligne noire au ras de l’eau voilée par un rideau de pluie, le temps se gâte. Plus loin encore, un grand pan de ciel bleu pastel délavé de blanc. Carte postale du paradis. Et voici qu’on la traîne en état de quasi-arrestation dans des locaux de gendarmerie, alors qu’elle n’a rien à se reprocher. Contraste trop vio­lent entre la réalité et cette « féerique  beauté de la terre-de-contraste ».

La voiture s’arrête devant une entrée, modèle caserne, encadrement briques et pierres blanches, dénuée de signe distinctif.

– Voulez-vous nous suivre, Madame ? dit le gen­darme qui lui ouvre la portière avec la politesse un peu obséquieuse d’un valet de pied.

Et si elle refusait de suivre, si elle refusait de sortir du véhicule ? Si elle se révoltait ? Elle n’a pas le choix, lui semble-t-il. Elle s’extrait de l’habitacle, elle emboîte le pas aux militaires, on longe des couloirs peints en vert d’eau – un peu défraîchi – , on entend des voix, des clapotis de claviers, des cliquetis d’imprimantes, des modulations radio, et des voix méca­niques. Par les portes entrouvertes, on aperçoit des sil­houettes d’hommes au travail, l’attention concentrée sur leurs écrans d’ordinateurs. Sans les uniformes, on se croirait dans une administration comme une autre. En plus, il y a comme une odeur de poussière sèche. Claire n’aime pas la poussière. Elle éternue.

– Voilà, Madame.

Le gendarme-garde-chiourme frappe poliment à une porte signalée par un simple numéro, 25, note-t-elle. Une voix venue de loin autorise l’entrée. Le policier militaire entrouvre le battant, pour laisser Claire pénétrer dans le bureau, il s’efface, découvrant une vaste table de tra­vail recouverte d’une grande plaque de verre, vierge de tout papier. Derrière, un grand type, l’allure jeune et sportive démentie par une chevelure argentée plutôt insolite. Il est en civil, pantalon de laine gris et chemise blanche à manches courtes, cra­vate club de bon ton. À sa manière un peu raide de se lever et de saluer, à son propos maniéré, on comprend tout de suite qu’il est un officier.

– Je suis le commandant Denis Schmitt, et je suis âbsolument râvi de vous connaître, on m’a beaucoup paarlé de vous,… Je suis déésolé que ce soit dans les conditions pré­sentes… Des conditions rendues nécessaires par la procéduure judiciâre…

La jeune femme est surprise par cette parole contournée, par toutes ces voyelles exagérément allongées. Parler trop poli, fausse distinction. Elle en rit au-dedans d’elle-même.

On entend un pas, s’ouvre une porte latérale que franchit un jeune homme. La trentaine maximum. Petit, mince, sec. L’œil tout de suite inquisiteur. L’allure encore plus rigide que son patron.

– Mon adjoint, le major Lanfranchi…

Ce Lanfranchi est également en civil, mais un habit civil qui ressemble à un battle dress, jeans, boots, blouson de cuir sur chemise kaki d’uniforme. Il toise Claire de haut en bas, regard arrogant, impoli. Le genre de regard qui vous réduit à l’état d’objet. Impression désagréable. Elle se hérisse. Sans attendre qu’on lui adresse la parole, elle attaque.

– Où suis-je exactement ?

– Nos gendarmes ne vous l’ont pas dit ?

– Je n’ai pas bien compris… Vos bureaux militaires, vous savez…

– Nous sommes la section de recherches de la gen­darmerie en Corse. Le juge Nicolas Haerbin… Vous connaissez ? Non ? Il est chargé à Paris d’instruire les dossiers corses. Il nous a confié une commission rogatoire pour enquêter sur différents évènements… Mais je ne vous ai pas offert de vous asseoir, Madame.

Lui, son verbe est sec. Peut-être cassant, même. Avec une pointe d’accent corse. Bien qu’elle se targue de savoir bien sonder les autres, celui-ci paraît difficile à cerner.

– Je vous prie surtout de me reconduire à mon collège, je dois assurer mes cours de l’après-midi.

– Nous vous remettrons un bulletin justificatif. Le juge Haerbin nous a demandé de vous entendre. Comme témoin, tout d’abord. Non, il n’a pas exigé le statut de témoins assisté.

– Comme témoin assisté ? C’est quoi ? Et témoin de quoi ?

Elle est abasourdie.

– Je proteste, Monsieur l’officier. C’est un enlèvement !

 

Comme tous les vrais innocents, Claire ne ménage pas ses mots, elle ignore le sens des convenances avec les hommes de l’ap­pareil policier, habitués à plus de déférence. Celui qui s’est présenté comme le commandant Schmitt rectifie le propos.

– Ce n’est pas un enlèvement, dit-il d’un ton pincé, mais une convocation légale, Madame. Voici la commission rogatoire délivrée par le juge.

Il tend un papier qu’elle ne lit pas, se contentant d’identifier l’en-tête. Ministère de la justice, Tribunal de Grande Instance de Paris, pôle d’instruction de la section anti-terroriste, cabinet du juge Nicolas Haerbin. La convocation est légale, elle n’en doute pas. Elle n’oserait d’ailleurs pas imaginer des coups tordus et des perversités dans les parages de la justice.

– Pour rentrer à temps, ajoute l’officier, maintenant paternel, il vous suffit de répondre as­sez vite aux questions du major Lanfranchi.

Elle examine le personnage, de la tête aux pieds, avec assez de mépris pour que le susdit major détourne la tête. Malgré sa modeste stature, joli mec, ne peut-elle s’empê­cher de constater. Belle musculature déliée : il doit passer un temps fou en salle de gym­nastique et à s’épuiser en joggant sur la plage. Le crâne qua­si rasé. Comme les Nationalistes, tiens ! Des yeux d’un noir profond. Mais, alarmante, une bouche sans lèvres sous un trop petit nez. Pas le genre rigolo, rigolo, se dit-elle.

Encore une figure de l’autorité, elle se prend à détester ce type, sans raison, puisqu’elle ne le connaît pas. Peut-être est-elle déjà contaminée par le climat corse ?

– Rappelez-moi son nom ? demande-t-elle avec in­solence au chef officier.

– Lanfranchi. Le major Gérard Lanfranchi. Un Corse se croit obligé de préciser l’homme aux cheveux blancs.

–  Va pour Lanfranchi. Et si je n’accepte pas de répondre ?

– Alors ce sera plus long. Nous serons contraints de vous placer en garde-à-vue. Pour le terrorisme, ça peut aller jusqu’à quatre jours, sans compter la détention préventive.

Terrorisme ? Elle n’en revient pas. Mais elle a saisi le poids de la menace.

 

Le grand se retire. Le major est resté debout, un peu en retrait. Claire remarque de nouveau combien il est petit, même si sa carrure peut tromper. Elle le dépasse d’une demi tête. Selon un processus de pensée qui lui est propre, elle s’en trouve ras­surée. Elle est assez contente de ce déséquilibre en sa faveur. Cette différence de taille rétablit un rapport de force positif. Elle voit l’homme comme un enfant. Il est un enfant, un méchant garnement, bien sûr. Mauvais élève, sans doute. Enfin, tout un cinéma défile dans son imaginaire.

Peut-être sensible à cette tension, le gendarme ordonne à la jeune femme de s’asseoir dès qu’ils sont entrés dans son propre bureau. Loin d’obéir, elle s’approche très vite de lui. Elle doit sans attendre tirer parti de son avantage. Mais il en a trop vu, il lui en faut plus pour être impressionné par ces petites manières. Après un demi-tour mécanique, il s’éloigne, il s’installe derrière sa table. Il dit d’une voix maussade :

– Si ça vous amuse de refuser ce siège…

Il parcourt très vite une liasse de feuilles imprimées. Il relève la tête, la fixe avec son regard étrange. Opaque, froid. Inexpressif. Cette absence d’expression, traduit d’évidence sa volonté d’esquiver le registre aimable, sa voix devient plus métallique, son ton plus monocorde et distancié.

–  Deux de mes hommes en tenue bourgeoise vous surveillent depuis plusieurs semaines après votre rencontre dans l’avion de Paris avec un individu aujourd’hui considéré par les services de gendarmerie et de police comme en fuite dans la clandesti­nité selon l’expression locale il s’agit du dénommé Altieri  Paùlo ancien professeur à l’Institu­tion Saint Jean il venait d’être remis en liberté lorsque vous vous êtes trouvée à ses côtés j’imagine que vous savez tout ça par cœur puisque vous êtes suspectée de le fréquenter toutefois les précautions les plus extrêmes prises par l’un ou l’autre nous ont interdit d’établir et de prouver que vous vous êtes bien rencontrés depuis plusieurs semaines.

Après cette tirade sans points ni virgules, il reprend son souffle. Elle déteste ce langage. L’autre était maniéré, celui-ci est ampoulé. Ils ne pourraient pas être normaux ?

– Mais je ne fréquente personne, réplique-t-elle avec un petit rire narquois. J’ai vu ce monsieur deux fois en tout et pour tout !

Précisera-t-elle qu’elle n’a pas du tout l’intention de « fréquenter » plus Altieri qu’un autre ?

– Ah  ? Je croyais…

Lanfranchi laisse sa phrase en suspens. Il la re­garde par en dessous, puisqu’elle est restée debout. Comme elle se tait, il poursuit son exposé au rythme d’une mitraillette. Le major est un homme pressé.

– Vous avez suscité un rendez-vous avec cet homme après la soirée de gala organisée par les terroristes à laquelle vous avez été invitée les animateurs de la soirée ont tout tenté pour que vous puissiez en jouir le mieux pos­sible…

Il prononce le mot « jouir » avec une moue dégoûtée.

– … Un rendez-vous dans un restaurant de la ville à…

Le major ânonne, il a  du mal à déchiffrer le rapport.

– C’est plein de fautes de frappe, ce truc. Pizza di U Babbu… Puisque vous ne répondez pas, vous le reconnaissez…

Et ça repart de plus belle :

– Cet établissement serait tenu par un nationaliste notoire Dominique S. il y reçoit des personnes proches de l’ex-F.L.N.C. Pouvez-vous m’expliquer ?

Cette fois-ci, elle consent à lâcher quelques mots.

– Vous êtes paranoïaque. On m’a priée d’assister à ce dîner, on ne m’a pas demandé mon avis, on m’a imposé de façon plus que ferme cette invitation, d’une certaine manière, j’ai été enlevée, vous devriez le savoir, je n’ai rien choisi.

– Ah  ? Ce n’est pas ce qu’écrit mon enquêteur. Et un enlèvement, ça s’organise.

– Il a mal vu.

– Vous avez raison au moins sur un point Madame il est exact que cette Pizza…

– Pizzeria.

– Si vous voulez.

Elle simule la colère. Ces hommes de l’ordre trouvent toujours le bon mot pour rabaisser l’adversaire, pour le couler dans le béton de l’opprobre. Claire l’a déjà observé dans les discussions entre Corses et continentaux. Le plus souvent volontaires, les erreurs de prononciation et d’interprétation ne sont ni gratuites, ni anodines. Puériles, peut-être, mais elle se rend compte que la tournure grotesque de cet échange n’est que le symptôme du mépris pour l’autre. Claire n’ose pas croire que ce gendarme corse ignore de la moindre manière la différence entre une pizza et une pizzeria. Jouant le professeur, quitte à passer pour pédante, elle insiste.

– Non, un mot est un mot. Pas un autre. Vous manquez bien de rigueur pour un policier.

– Je ne suis pas policier, je suis gendarme.

Il n’encaisse pas le coup, son irritation devient plus sensible. Elle n’est pas mécontente d’avoir découvert une faille. Le major n’aime pas la contradiction. Il esquisse une grimace agacée lorsqu’il s’aperçoit qu’avec cette joute verbale, il a plus ou moins perdu le fil de son interroga­toire. Pour s’en tirer, il saute à une autre idée :

– Ces hommes sont des terroristes.

– Je n’ai pas de point de vue. Aucun moyen pour apprécier votre opinion.

Claire secoue ses cheveux, et consent à s’as­seoir. Mais la chaise est si dure et si inconfortable qu’elle se relève, elle marche de long en large dans le bureau. Ce faisant, elle ouvre et elle referme la fermeture à glissière de son anorak. Si elle était à la place de son interlocuteur, elle serait exaspérée. Elle s’approche de la porte, elle s’apprête à l’ouvrir.

– Je ne vous ai pas permis de partir !

Elle regarde sa montre. 13 h 35. Dans vingt-cinq mi­nutes, les cours vont recommencer.

– Mes élèves m’attendent. Quelles ma­nières bizarres ! Que voulez-vous savoir ?

– Ce qui s’est dit ce soir-là. Il apparaît que ce dîner était une réunion au sommet, pour déterminer les lignes d’action.

– Je n’ai pas écouté, je dormais à moitié.

– Les questions corses ne vous intéressent-elles pas ?

Elle hausse les épaules.

– Mais alors pas du tout ! Comment voulez-vous que je m’y intéresse ? Je ne suis pas le film, j’ignore tout de ce qui se passe ici.

Le gendarme tente de déchiffrer le sens de son petit sourire crispé. Il cherche sans doute de déterminer si la jeune femme est sincère, ou si elle se moque de lui. Elle ne l’aidera pas.

– Pouvez-vous m’indiquer, à tout le moins, si Giovanoni, Ange, était présent ?

– Qui ?

– Giovanoni. Le chef du F.L.N.C..

Elle secoue la tête en signe de dénégation, les lèvres pincées sur une moue boudeuse.

– Je n’en sais fichtre rien.

– Vous n’avez pas entendu parler de lui ?

– J’ai lu son nom dans les journaux. Mais je n’ai pas la moindre idée de sa tête.

Pour une fois elle ment – enfin, un peu – puisque elle voit Giovanoni tous les matins sur le pas de sa porte. Mais elle ne lui a jamais parlé. Et elle est certaine qu’il n’était pas présent lors du dîner d’après concert.

Le gendarme a compris qu’il s’est enquillé dans une impasse. Sans se démonter, il change de registre :

– Et sur votre première conversation avec Altieri, le jour du marché, que pouvez-vous me dire, a-t-il évoqué les évènements particuliers ?

– Il m’a parlé de polyphonie et de filière porcine. Puisque vous me surveillez, vous devriez tout savoir…

Maintenant, la colère monte. Bouillon de culture. Claire a horreur d’être en retard, de manquer à la parole donnée… Et elle ne supporte pas les injonctions, justifiées ou non.

Le type pérore avec suffisance sur le sens de la vie, sur sa mission. Leçon de morale. Il lui explique qu’une enseignante doit donner l’exemple.

 

Il vient à la jeune femme l’envie presque irrésistible de lui… Cracher à la gueule. C’est ça. Une bonne insulte. Elle se retient, il n’est pas question de passer à l’acte, elle est trop polie. Elle se limite à une observation, anodine mais qui peut tout aussi bien passer pour une forme de revendication politique. Ou pour une insolence.

– Vous vous comportez en inquisiteur. On est en démocratie, que je sache…

Le gendarme est déconcerté, il ne s’attendait pas à une résistance opiniâtre.

– Encore une question, Madame, et je vous libère.

Il ignore son geste d’agacement.

– Pouvez-vous au moins me confirmer que de sérieuses dissensions seraient apparues au sein de l’ex-F.L.N.C. , des dissensions qu’Altieri tenterait d’atténuer. A-t-il évoqué ces problèmes ?

Elle le regarde avec ahurissement. Non, elle n’en a pas la moindre idée. Ces questions lui paraissent insignifiantes tant elle est peu dans le coup. Elle passe sa main dans ses cheveux, comme s’ils avaient été décoiffés. Pour cette fois, elle est convaincue d’avoir gagné cette petite partie. Elle se sent plus sûre d’elle-même, plus audacieuse. Plus corse ? Elle lance :

– Pouvez-vous me reconduire ? Je n’ai rien à dire, vous le voyez bien !

Lanfranchi rejoint le bureau du commandant, en laissant la porte ouverte. Elle entend le son des voix, sans comprendre. Soudain, le petit major l’appelle, elle obéit sans rechigner. Le commandant sourit, celui-là est un vrai charmeur. Il se lève. Il est très grand. Mais ce n’est pas sensible, car il est costaud, bien bâti. Une belle bête.

– On va vous raccompagner. Je voudrais vous dire, Madame : ou bien vous êtes une petite idiote, ce que je ne crois pas ou bien une remarquable comédienne. En tout cas, il n’y a rien à tirer de vous. Aucune mansuétude de notre part : vos réponses sont si creuses qu’il n’y a pas lieu d’établir un P.V. d’audition.

 

 

– 19 –

 

 

Précédée des gendarmes venus la chercher au collège, elle file dans le couloir, en claquant les talons, en ba­lançant les hanches. Elle est furieuse, et en même temps très satisfaite d’elle… Elle s’est bien tirée de cet interrogatoire dont elle ne saisit pas le sens. Elle se connais­sait mal, elle ne se prêtait pas ces capacités de rouerie et de malignité dont elle vient d’user et même d’abuser. Avec d’autant plus de facilité qu’elle ne connaît rien à rien.

Ces Corses et ces gendarmes à la re­morque ou aux trousses du petit Chinois, que lui veulent-ils ? Serait-il vraiment un chef terroriste ? Avec le recul, ses sentiments sont partagés, l’inquiétude se mêle à la curiosité.

 

Elle ne sera pas   en retard pour son cours. Juste assez pour que ses élèves la hissent sur le pavois des victimes, une victime des « ignobles forces de répression ».

Alors qu’elle pénètre dans la salle de classe, dans un seul mouvement tous les gamins sont debout. Ils applaudissent. Ils se rassoient, silence inhabituel. Claire regarde ses collégiens, ils pourraient enfin passer pour les meilleurs du monde.

– Bien, expose-t-elle comme si rien ne s’était passé. Nous allons reprendre cette nouvelle de Maupassant. Qui est volontaire pour lire à haute voix ?

Toutes les mains se lèvent. Elle s’en serait doutée.

Un des jeunes déchiffre le texte, en butant trop souvent, ce qui prouve qu’il ne sait pas vraiment lire.

Quand elle rentre à la maison ce soir-là, Claire allume par réflexe la radio locale R.C.F.M.[8], elle identifie le poste à l’accent du présentateur qui débite son texte sur un ton emphatique :

– Une grosse prise d’armes aujourd’hui en plein Ajaccio. Cent kilos de dynamite, quatre-vingt charges dissimulées dans des boîtes de soda. Une centaine de détonateurs. Et des armes. En bref, la caverne d’Ali Baba terroriste. Gros coup. Une victoire peut-être décisive. Démantèlement de la logistique de l’ex-F.L.N.C. dans la région d’Ajaccio. L’hydre nationa­liste est frappée aux têtes.

Sans prendre la moindre distance vis-à-vis de l’information, le journaliste glose sur les arrestations qui ont suivi. Il souligne que les « détenteurs sont en fuite ». Claire tente d’écouter. Le nom d’Altieri n’est pas cité. Malgré elle, la voici rassurée.

 

Soudain elle craque. Sans rime ni raison. Ce n’est plus possible, ça ne peut plus durer. Sans autre motif apparent que cet excès d’irritation, elle pleure. De grosses larmes d’autant plus amères que Claire est tout le contraire d’une femme qui pleure. Appeler Maman ? Une fois de plus, elle renonce à cette brillante idée. Elle croit Margot incapable de la consoler.

Elle se lève, elle attrape une veste de laine, son sac, elle ramasse les clés de la voiture que lui a prêté Mariana, une petite Corsa qu’elle n’utilise plus depuis « l’accident » de son mari. Claire descend à foulées aussi courtes que possible ses quatre étages. Elle est partie sans projet. Partir. Partir. Mais aller où ? Dans une île on se heurte sans cesse à l’obstacle des côtes. Des côtes qui sont aussi les murs d’une prison. La mer comme les barreaux d’une prison.

Elle erre en voiture de longues minutes, à la recherche d’un café où s’installer, pour casser sa solitude. Il est trop tard, en ville, tout est fermé, elle finit par prendre la route des Sanguinaires.

Les îles Sanguinaires, une nuit de pleine lune, une vision inconcevable : tous ces cônes rocheux noirs et pointus jetés sur la mer scintillante de rayons pâles. Au  large, un petit phare qui clignote, pour avertir les navires qu’ils cou­rent là le plus grave des dangers. Vision fantasmagorique, surgie d’un rêve. Claire ferme son auto, elle marche jusqu’au bout de la digue, jusqu’au pied du premier rocher, qui paraît énorme vu d’en bas. Une colline d’enfer. Elle s’en­gage sur le sentier qui serpente entre les grands blocs de schiste surgis du sol. Durant le jour, ils sont rouge foncé. Maintenant ce sont des spectres noirs. Un effet lugubre renforcé par le vent qui souffle fort. Le libecciu. On entend des bruits indistincts, inin­terprétable. Des âmes mortes ? Il lui vient des frayeurs de fantômes. Elle a peur. Cette peur-là est délicieuse, elle la sou­lage. D’une certaine manière.

Au bout d’un moment, elle redescend. Sur le parking, une seule voiture, la sienne. La maison du restaurant est close, sans lumière. Claire pourrait disparaître, personne ne saurait qui l’a attaquée. Quand elle remonte dans la Corsa, elle a chaud, elle transpire.

Elle démarre. Sans idée préconçue. Elle conduit sans penser, elle rentre à la maison.

 

 

 

– 20 –

 

 

Claire n’a pas mis longtemps à découvrir que la vie est chère, en Corse. Elle doit apprendre à endurer une certaine pauvreté, les euros comptés un à un. Les projets sans lendemain faute de moyens, les tentations d’achats écartées. À force d’économiser sur la bouffe, elle a maigri, plusieurs kilos, elle a perdu ses rondeurs de jeune fille. Une nouvelle lumière émane d’elle, Pierre Belem la regarde de façon différente, sans imaginer les motifs prosaïques de cette modification. Seule Mariana a remarqué, Claire lui a suggéré de placer ailleurs ses inquiétudes. La conseillère d’éducation est assez fine pour ne pas insister, tout en s’arrangeant pour aider la jeune femme, chaque soir elle lui réserve un dîner copieux.

– Les restes, dit en riant la zia, sachant que Claire n’est pas dupe.

La jeune prof ne souffre pas de cet état, au contraire, elle en viendrait presque à revendiquer cette condition. Elle ressent une certaine fierté d’être sans le sou au milieu des sans le sou.

Elle a décidé de ne pas rentrer sur le Continent  pour les va­cances de Pâques. Voyage trop cher. Ce n’est qu’un prétexte. Ce printemps est son premier printemps corse. Encore trop brèves certaines journées sont si belles, si douces qu’elles appartiennent à l’été prochain. Provocation à l’école buissonnière, elles incitent à de longues promenades dans la cam­pagne. Désœuvrée faute de cours, Claire ne résiste pas tant est vif son goût pour les ballades dans les chemins de tra­verse… Aujourd’hui, au volant de la petite Corsa, elle s’est fixée comme but le site de Filitosa, le plus célèbre des gisements paléo archéologiques dont la Corse est si riche.

En cette période, avant la haute saison touristique, les lieux sont déserts. Un enchantement. Elle court d’un point à l’autre de l’oppidum, lequel rassemble une forteresse mégalithique et des nécropoles témoignant d’une civilisation exceptionnelle développée dans les temps d’avant l’Antiquité historique. Elle arpente les allées pavées avec soin, au milieu des pierres levées redres­sées, des monolithes qui atteignent plusieurs mètres de haut, souvent sculptés, des silhouettes de guerriers raides, hiératiques. Elle contemple le site, et la voilà qui déboule le long de la pente raide pour examiner de plus près d’autres men­hirs éparpillés dans la petite plaine bordée d’arbres, et la voici encore dans le musée, lisant à haute voix les pages de son guide pour mieux identifier les blocs antiques enfermés dans les vitrines.

Tassé sur une chaise bancale, une canne glissée entre les cuisses, un chapeau de feutre noir vissé sur la tête, le gardien la regarde arpenter les salles. Le vieil homme porte le costume traditionnel des paysans du coin. Il a l’air déguisé, mais il ne l’est pas. Il ne dit rien, il se contente de regarder Claire. Il l’interpelle enfin.

– C’est notre histoire ici.

Son accent est tel qu’elle ne le comprend qu’avec difficulté. Cette figure de paysan est plus réaliste qu’un cliché littéraire.

Il réfléchit un moment. Il ajoute une phrase énigmatique, sans la regarder, comme s’il parlait au monde entier.

– Ce sont nos pierres. Dans leurs veines coule notre sang. Le sang des pierres…

Le vieux laisse sa phrase en suspens. Il se lève, il se dirige vers la porte ; tapotant sa montre de gousset, il indique à Claire qu’il doit fermer.

Elle a laissé passer l’heure, elle ne reprend la route qu’à la nuit tombante. Sans la moindre ap­préhension : personne n’a entendu dire qu’il y eut un risque quelconque à rouler le soir ou la nuit. Elle croise de nombreuses voitures qui descendent d’Ajaccio, après une journée de courses en ville. Le trajet est sans histoire. Elle approche de Cauro, au bas de la côte, là où on rejoint la petite vallée qui s’évase à hauteur du confluent entre le Golo et le Prunelli, à mi-chemin de  Porticcio et Ajaccio.

 

Tous phares éteints, un gros 4×4 Toyota double à toute allure la petite voiture. Ces Corses ne peuvent pas s’empêcher de frimer.

– Bon sang, qu’est-ce qu’ils foutent ?

Claire a crié, elle freine en catastrophe : en travers de la route, le véhicule qui vient de la dépasser. Trois hommes surgissent. Trois fantômes noirs qui se profilent dans la lumière de ses propres phares. Placé en retrait, l’un porte un fusil, crosse calée sur la hanche. Tous sont en treillis de chasseurs, noirs, le tête couverte d’une cagoule. L’un d’eux s’ap­proche de la voiture de Claire :

– Où est l’homme ?

La voix est étouffée, déformée. Mais l’accent corse est encore sensible.

– Quel homme ?

– Celui qui conduit.

– Il n’y a pas d’homme. Je suis seule.

Le cagoulé inspecte l’habitacle. Elle aperçoit ses yeux brillants : un regard méchant. Le type se retourne vers les deux autres, restés à distance. Il confirme :

– Il n’y a personne.

Les deux autres hochent la tête. Le « chef » lâche d’une voix molle, déçue :

– Toi, la petite dame, tu n’as rien vu. File.

Le Toyota démarre, en trombe bien sûr. Elle observe que les plaques d’immatriculation ont été mas­quées. Cependant le véhicule serait tout à fait identi­fiable : la face arrière est constellée d’autocollants édités par les différents mouvements affiliés de près ou de loin au F.L.N.C.. Elle reste toute seule au milieu de la route. Figée par la panique, elle pleure. Pleurer, encore ? Quelle bétasse elle est. Elle pleure donc, quelques longues minutes. Ou plus, peut-être.

 

Elle perçoit plus qu’elle ne voit des éclats de lumière bleue. Une voiture s’est arrêtée derrière la Corsa    immobilisée au beau milieu de la route. Les tremblements qui agitent Claire sont si violents qu’elle est incapable de conduire. Quelqu’un se penche vers elle, on lui éclaire le visage avec une torche électrique.

– Savez-vous que vous êtes stationnée d’une façon dangereuse ? Et pourquoi une portière ouverte ?

Elle s’entend pousser des cris hystériques, malgré elle.

– Mais ils voulaient m’enlever.

– Qui : ils ?

Elle se contente de hurler.

– Ils voulaient m’enlever !

Une voix :

– Elle ne se maîtrise pas. On la mène à la gendarmerie… Vous nous entendez, Madame ? Elle est très choquée. Tu conduis ? On avisera chez nous.

Un homme en uniforme prend le volant, il effectue un demi-tour en pleine route. Claire pleure encore. On ne roule pas longtemps, quelques minutes peut-être avant que la voiture franchisse une grille et s’arrête quelques mètres plus loin. Quelqu’un ouvre la portière du côté de la jeune femme, on l’aide à sortir.

–  Venez Madame. Ce n’est sûrement pas grave. Ils ne procèdent pas comme ça quand ils veulent tuer.

Elle refuse d’écouter. On la pousse dans un appar­tement, on l’assoit dans un fauteuil assez confortable, on entend le tic-tac d’une pendule, de la musique classique assez commune, et des pas de femme. Une voix d’homme.

– Je te la laisse. Tu t’occupes d’elle ? J’avise le PC, à la caserne Battesti, ils auront peut-être quelque chose… Tu as regardé dans son sac, elle a des papiers ?

L’homme quitte la pièce, les sanglots de Claire s’apai­sent, elle s’est peut-être endormie. Sensation d’épuisement total… Et de honte. Elle qui se veut si forte… Craquer de façon lamentable devant des inconnus ! Il lui semble que de très longues heures se sont passées lorsqu’elle se réveille.

– Quelle heure est-il ?

– Trois heures et demie du matin.

Elle baille, elle s’étire. Elle se demande où elle se trouve. Elle ne réalise pas bien. Comme si elle dérivait encore dans son cauchemar. Elle aperçoit le visage lunaire d’une femme plutôt âgée.

– Vous vous rappelez de quelque chose ?

Premier souvenir : une détresse absolue, solitude hor­rible… Et puis, vaguement…  Oui : la grosse 4×4 en travers de la route.

– On vous conduit à la section de recherches pour le complément d’enquête…

– Ah non ! Là où il y a ce petit major ?

La dame regarde le gendarme qui vient d’entrer dans la pièce. Bedonnant, joufflu, rougeaud : trop bien nourri.

– Madame, vous sentez-vous capable de conduire ?, demande-t-il avec une bienveillance nuancée de pitié, comme si Claire était une demeurée.

Elle esquisse une moue dubitative.

– Je vois. Un de mes hommes est chargé de vous ramener. De toute façon, il faut vous escorter, après ce qui s’est passé !

Mais il s’est passé quoi ? Mal réveil­lée, Claire ne parvient pas à retracer le fil des événe­ments. Dans sa tête, il n’y a que des éclats de souvenirs.

 

Malgré la nuit, elle reconnaît les bâtiments, la chicane en fûts de pétrole… La grande porte blindée qui glisse en silence dans la lumière des phares. Deux gendarmes en tenue de combat et gilets pare-balles identifient les véhicules. Plus loin, le commandant Schmitt s’avance pour accueillir Claire et la conduire vers son bureau.

– Désolé de vous revoir dans ces conditions, Madame.

Cette fois, sa voix est normale, il ne joue plus. Il manifeste une brève hésitation. Le cœur de Claire bat un peu trop fort.

–  Vous désiriez me dire quelque chose ?

– Oui… Euh, ne soyez pas trop impression­née…

Une fureur la soulève. Ces incapables. Incapables de la protéger contre ces fous forcenés… Les terroristes corses…

– Ils ont bonne mine, nos gendarmes char­gés de notre sécurité… Totalement inaptes. Ces autres dingues, ils se promènent partout, où ils veulent, quand ils veulent…

Claire n’est pas coutumière de ces grosses colères. Le commandant est resté debout à côté de sa table de travail. Il baisse le nez. À trois pas plus loin, le major Lanfranchi, en treillis de combat camouflé, repassé de frais. L’homme,  impassible, impénétrable.

– Voulez-vous déposer une plainte, madame ?

– Vous me demandez de porter plainte ? Et comment ! Plainte contre ces tortionnaires, mais aussi contre les gendarmes, contre le Préfet, contre tout le monde… Vous vous rendez compte de ce qui m’est arrivé ? Des bandits qui vous interceptent en pleine route. Il n’y a plus de sécurité, plus d’état de droit, ici ?

Le major Lanfranchi suggère à Claire de prendre place sur la chaise.

– Je comprends votre émotion, Madame. Mais j’aime­rais nous puissions clarifier les faits, pour mon rap­port.

Claire explose.

– Votre rapport ? Votre rapport ? Vous ne pensez qu’à ça, vous êtes les scribouillards du terrorisme. Mais vous êtes à côté de la plaque, mon pauvre. Au lieu d’être là à bavarder bien au chaud, vous auriez dû lancer la traque, prendre la tête de la chasse, puisque vous paraissez plein de bonne volonté… Je n’en ai rien à fiche de votre rap­port, vous vous débrouillerez avec ce que vous avez. Sauf si vous écrivez que ce terrorisme est   immonde. Ce qui les amuse le plus, c’est bien de terroriser les femmes. Eux qui préten­dent que leur culture exige de respecter la femme. Elle a bonne mine, leur culture…

Il y a ce qu’elle conçoit et ce qu’elle sent. Ces deux niveaux de perception ne se situent pas sur le même registre. Si elle conçoit bien son horreur du terrorisme et, comme elle l’avait présagé, son enlisement dans une assez vilaine galère, ses sensations sont moins claires. Malgré elle, même mesurant en partie le risque, l’univers inconnu de la Corse l’attire de façon irrésistible. N’éprouve-t-elle pas comme une attente, une excitation, l’attente de nouveaux horizons ?

 

– 21 –

 

 

Le rendez-vous a été fixé à onze heures du soir dans une cabane de bergers, haut dans les pacages d’été. Les troupeaux sont montés depuis plusieurs semaines, on entend les bêtes bêler pour se reconnaître les unes les autres dans la nuit. Un aboiement parfois, lorsqu’un des chiens a senti un animal insolite, un mulot, ou un cochon. Quand les hommes sont arrivés, les uns après les autres, les chiens ont redoublé d’ardeur pour avertir leurs maîtres que des intrus entraient sur leur territoire. Les chiens ne peuvent comprendre que les maîtres, les bergers, reçoivent du monde, cette nuit.

En cette fin mai, le ciel nocturne est piqueté de myriades d’astres organisées dans les constellations qu’Ange Giovanoni a identifiées une à une, comme il en a l’habitude depuis sa jeunesse. La voie lactée, l’étoile polaire. Le petit et le grand chariot. Les ensembles du zodiaque, le Taureau, le Bélier,les Gémeaux… Il les identifie une à une. Et l’Etoile du Matin qui est aussi l’étoile du soir, Vénus, l’étoile de la mer. Il est fou de ce spectacle, en bon Corse, il est un homme de la nature, surtout de la nature sauvage. La nature nocturne dans laquelle se perdent les rêves. Le ciel est si clair, et il y a tant d’étoiles qu’une lumière diffuse semble émaner du firmament, sur lequel se détachent en ombres noires quelques sommets tout proches. L’air est encore un peu frais, et en même temps très doux.

Ange est l’héritier de ces prairies d’altitude dont il assure la gestion pour le compte de sa famille. Laquelle a    refusé de liquider les successions, prétextant l’impossibilité d’atteindre les cousins émigrés en France ou en Amérique, au Venezuela et à Porto Rico. L’exil en Algérie n’a pas modifié cet état de fait. La coutume ne se plie pas aux accidents de l’histoire.

Maître des lieux, Ange est arrivé le premier au rendez-vous, vers dix heures et demie. Il est accompagné de cinq de ses partisans, qui partagent ses vues sans restriction.

Il laisse deux de ses hommes en faction, dehors. En entrant dans la cabane, il retire sa cagoule et sa veste de chasse camouflée, il accroche dans le râtelier son fusil de guerre M 16, près des armes de chasse, tandis que les autres allument le feu, disposent les tabourets autour de la table de bois taillée à la hache. À onze heures précises, un coup de sifflet accompagné d’une rafale d’aboiements signale la montée d’une deuxième équipe.  Paùlo Altieri est introduit dans la cabane. Le professeur est en civil, jeans et doudoune fourrée, sans arme apparente. Il porte sans doute son pistolet, comme tout le monde, mais il ne l’exhibe pas. Cette pratique ne revêt pas de signification particulière, c’est une simple manière d’être « habillé ». On s’assoit, Ange propose une « blanche» corse. Puisque Paùlo refuse, tout le monde refuse, pas d’alcool pour ce soir. Après ce bref assaut de politesse, Giovanoni prend la parole, de sa voix lente, un peu rocailleuse. Avec cette trace d’accent pied noir qui transforme la prononciation des voyelles.

–  Paùlo, je t’ai demandé de venir parce que nous avons pris une décision importante. Il faut renforcer l’action. Comme je te l’ai déjà dit, la Corse s’endort, l’impôt révolutionnaire rentre mal, les attentats classiques restent sans effet, même quand ils sont très spectaculaires. Le combat pour l’indépendance prend du retard, le gouvernement français ne cesse de marquer des points. L’épopée de Tralonca est déjà bien lointaine, quand François Santoni négociait avec Jean-Louis Debré. Quand nous étions capables de rassembler des centaines de militants armés dans le maquis. L’esprit de Chevènement a dû laisser la place à Sarkozy. Puis Villepin a succédé à  Sarkozy, des fous ont assassiné le préfet Erignac. A Beauvau, il y a eu encore Vaillant, Pasqua. Je ne me souviens plus dans quel ordre. Maintenant, il y a même des femmes. La MAM, et la Rachida, qui sonnent la trompe encore plus fort que les hommes. La Rachida, la Marocaine, elle n’a pas compris qu’elle est française, elle en est encore à défendre ses compatriotes installés chez nous, dont on lui prétend que nous les persécuterions. Et tutti quanti. Les pantins ministériels se démultiplient, ils se bousculent sur les écrans, les radios, les trucs internet. les plateaux de scène. Et rien ne change, on entend les mêmes paroles lénifiantes. Le pouvoir colonial se permet de lancer un processus de réconciliation sans provoquer de protestations. On parle d’un référendum. Uniquement pour l’île. Quelle blague. D’ailleurs le referendum est perdu, le pari est raté. Certains des nôtres écoutent les sirènes. La moralisation des listes électorales, l’accélération des poursuites fiscales, plusieurs sanctions prises contre des hauts fonctionnaires, on persécute les médecins qui identifient des invalidités ouvrant droit à pension. Toutes  ces mesures sont bien accueillies dans la population. Surtout par les Continentaux.

– Très bien, coupe Altieri, agacé d’avoir été convoqué pour entendre un discours bateau.

Tout au long de ses nuits solitaires de Bastelica, il a déroulé ses réflexions, il en a conclu que, naguère utile et justifiée, l’extrême violence ne leur apportera plus rien. Doivent-ils jouer les derniers des Mohicans, dans une Europe pacifiée, modernisée, tournée vers l’avenir ? N’y a-t-il pas une autre voie que le chemin de la guerre éternelle pour reconquérir la dignité, pour que soit reconnue la nécessité de la différence ? Giovanoni est-il capable d’accepter le principe de cette évolution ?

Ange monopolise le discours. Avec son parler lent, mais sans la moindre hésitation, il développe point par point son réquisitoire.

– Laisse-moi parler, Altieri… A moi de causer, et tu sais que je ne suis pas maladroit sur ce plan. Je suis un vieux militant, j’ai appris à prendre la parole pour être compris. Et j’ai beaucoup lu. J’ai même tout lu de ce qui nous concerne. Toi, tu es l’intellectuel, tu sais séduire, et tu n’arrives à rien. Tu rêves, et le gouvernement continue sur sa lancée. À Paris, ils ne font même pas semblant de nous écouter. La répression n’a jamais été aussi dure, les arrestations abusives aussi nombreuses, les décimations aussi systématiques. Je dis bien les décimations, je connais parfaitement le sens de ce mot. Les décisions de l’administration relèvent de l’arbitraire absolu. Tu as vu que la DDE[9] nous impose des taxes illégales pour occupation du soi-disant Domaine public maritime défini sous Louis XIV alors que la France était encore bien loin de nous posséder ? Tu as comme moi constaté que même quand leurs décisions sont condamnées par les tribunaux, les fonctionnaires continuent à sévir… L’opinion publique du Continent est abusée, nous sommes devenus les symboles de la criminalité. Ils nous haïssent, nous sommes les parias de la France. Chaque gangster de patronyme corse est qualifié  « militant nationaliste ». Et chaque nationaliste, un raciste en puissance, puisqu’on nous prête des projets d’épuration ethnique. Quand un responsable du clan est pris la main dans le sac, pour avoir escroqué, détourné les subventions destinées à la Corse, un magistrat l’accuse d’agir secrètement pour notre cause, alors que ce sont nos pires ennemis. Comme si nous avions des points communs avec ces gens-là, ceux-là qui nous ont mis dans la merde. Quand nous dénonçons les menées criminelles de certains de nos élus, il y a toujours de bonnes âmes pour soutenir que nous masquons par les fautes vénielles attribuées aux autres nos pratiques terroristes. Chaque magistrat, chaque flic, est suivi d’un journaliste aux ordres, chargé d’entonner les trompettes de la renommée pour clamer haut et fort que nous sommes les adversaires indécrottables du progrès, de la morale et du droit. On nous consacre de savantes études censées expliquer pourquoi nous sommes des fous, définitifs et incurables. Coupables de refuser le bétonnage de nos côtes. On nous applique sans nuance un costard prêt-à-penser, parfaitement raciste. Quelques nos actes, nos paroles, nul ne nous regarde, nul de nous écoute. Nous sommes jugés d’avance.

Giovanoni s’enflamme, Paùlo est surpris par ce nouveau discours, long, structuré. Ange agite une liasse de papiers, des photocopies d’articles, il les claque sur la table.

– Tout est là-dedans, il n’y en a pas un pour sauver l’autre. De gauche, de droite, la messe est dite, le procès est sans appel. Ils souhaitent tous notre mort. Ils refusent de reconnaître la moindre légitimité à notre démarche. Ils nous haïssent parce que nous n’acceptons pas d’être comme eux, parce que je veux parler en corse, et toi chanter en corse. Les gens de gauche sont encore pires, parce qu’ils sont des dingos de la centralisation, parce qu’ils n’admettent pas l’existence de notre culture. Et les pires des pires, ce sont les Corses ou demi-Corses qui sont passés de leur côté, des politicards, des journalistes. Les traîtres. La grande coalition réunies pour une guerre totale contre nous. Moi, je veux être libre en Corse, libre de penser ce que je veux, comme je veux, sans chercher à savoir ce qu’en pensent les autres.

 

Il n’y a rien à ajouter. Ce racisme anti-Corse radical, Altieri l’a tant subi si en cabane ! En cabane, et devant la justice, face à ces magistrats acharnés à le casser, à le détruire. Giovanoni a raison bien sûr. Expression d’une lassitude, d’un certain découragement, Paùlo hausse les épaules. Ange se méprend sur le sens du geste, il explose :

– Tu t’en fous, tu es trop vieux dans ta tête, ils t’ont tué, dans ta prison. Allez, basta, casse-toi. Avant, tu dois juste savoir que nous allons repartir en guerre, ils n’ont encore rien vu. Nous allons reprendre l’offensive, plus dur, plus fort!

Ange n’a pas modifié sa position d’un seul millimètre depuis leur rencontre de Bastia, il s’est même durci, il s’est auto convaincu d’avoir raison contre tout et contre tous, il suit le seul chemin concevable pour lui. Toute discussion paraît inutile.  Paùlo se lève, et à sa suite, le camarade qui l’a accompagné, pour l’aider. Pour le protéger, s’il le faut. Ils sont devenus fous. Ils n’ont pas tort. Mais peut-on s’opposer éternellement à une puissance comme la France ? Eux, les Corses, ils représentent un si petit peuple…

 

– 22 –

 

 

Journal de Claire

 

« Dans un camaïeu de gris sans relief, les semaines s’enchaînent. Je n’ai rien demandé, rien dit. Mais la rumeur de mon agression a filtré. Les anti-indépendantistes s’en sont saisis pour provoquer un charivari, un sacré tintamarre. En Corse. Et sur le Continent. Cet événement modeste, ne justifie pourtant pas ce tapage. Des journalistes de la presse na­tionale sont descendus pour me photographier. Pour disserter sur mon sort et mon destin tracer le portrait de ce « professeur courageux ». Résultat : deux reportages à la télévision, trois articles dans les hebdomadaires politiques proches de la droite, lesquels en profitent pour condamner le « laxisme de la gauche qui a conduit à une telle situation ». Et dans une enquête publiée par un hebdo de gauche, le journaliste vilipende ces « desperados de la corsitude qui terrorisent les enseignants porteurs du message humanitaire.

« Pour moi, des ennuis à n’en plus finir. Les Corses m’en veulent, parce que j’ai parlé. Tous les Corses, même les anti-indépendantistes. Ce qui m’en dit plus long que tout.»

« Ces mots placés comme des pierres dans ma bouche ne me plaisent pas. J’ai beau répéter à cor et à cris que pour moi le terrorisme et le fascisme relèvent de la même démarche, les reporters ne retiennent pas cette prise de position pourtant essentielle. Ils écartent sans vergogne mon analyse, elle ne les intéresse pas, ma version n’est pas rentable, elle est trop incorrecte. Ils préfèrent tartiner sur la crainte qui noue les estomacs. On m’installe sur un piédestal jannedarquien, on me vedettarise. Ils manipulent mon histoire. Je n’ai pas de goût pour la vanité, encore moins pour le bûcher. Ils causent, on me prive de ma parole. Ils ne comprennent pourquoi je fuis les journalistes, leurs caméras, leurs micros, leurs stylos, leurs ordinateurs…

« Du coup, comme je n’entre pas dans leur jeu, la presse ne parle plus de « mon»  his­toire. Un clou chasse l’autre. Depuis, en Corse beaucoup d’autres attentats contre des enseignants, contre des bâti­ments publics détournent l’attention de mon petit drame. Et puisque chez certains petits malfrats de l’île, la mode est maintenant la chasse aux immigrés marocains, on vilipende le racisme corse. Étant entendu que les dossiers corses ne peuvent relever que du mode mineur en politique.

« Même pour moi le traumatisme ne me paraît plus si violent, Il faut bien vivre. Et ma vie ne ressemble par à leur tchatche. Comme il n’y a pas eu d’autre alerte, on ne me sollicite plus, et c’est bien comme ça…

 

 

– 23 –

 

 

Mai s’avance. Sur les collines les genêts habillent d’or le maquis. Cette après-midi de mercredi, Claire a renoncé à sa visite traditionnelle à la librairie « La Marge », pour un grand tour en voiture. La route suit les criques du Golfe, au-delà de Porticcio, puis elle s’élève vers les promontoires rudes qui s’avancent dans la mer, jusqu’aux pointes agressives de Capo di Muro et de Capo Nero, au-delà de Coti-Chiavari. Les petites plages en chapelet nichées dans les anses ro­cheuses alternent avec les bois de pins. Sur la lisière, des paillotes : « provisoires » depuis toujours. Il est trop tôt dans la sai­son, les restaurants sont encore fermés. Au volant de la Corsa, Claire roule tout doux pour mieux savourer le paysage. Ajaccio, la ville étalée au soleil de l’autre côté de la baie. Vers la mer, les dentelures des Sanguinaires. Vues d’ici elles sont noire d’encre. En arrière-plan, les crêtes bleutées des montagnes encore enneigées. Une mince colonne de fumée danse derrière une haute colline, au nord : un feu de berger, ou le premier in­cendie de la saison… Après le petit port de Chiavari, la route devient plus étroite, moins bien entretenue, elle s’éloigne de la mer pour s’enfoncer dans le maquis, au-delà de l’ancien pénitencier. En courts lacets brusques et aigus, la chaussée se hisse à plusieurs centaines de mètres d’altitude en quelques kilomètres.

Elle n’a pas pris de précaution particulière, elle n’a pas laissé la moindre indication sur le but de sa promenade. Malgré le souvenir du guet-apens, elle n’a plus peur. Elle n’aura plus peur. Elle n’éprouve pas la moindre appréhension à l’idée de se retrouver loin de tout, loin de tous. On a d’ailleurs tenté de la rassurer. Un matin, un message signé F.L.N.C. a été déposé par une main inconnue dans son casier au collège. Texte laconique :

 

« Regrets pour la méprise dont vous avez été victime. Nos amis étaient persuadés que vous étiez accompagnée par un enseignant de philosophie au lycée Fesch, anti-nationaliste notoire. Dont acte. »

 

Peut-être voulaient-ils éloigner le professeur de Corse ? Claire n’est pas si candide, elle n’a pas été convaincue, ces excuses sont venues bien tard.

 

Après le village, la route s’engage durant quelques kilomètres dans une sorte de désert, la roche affleure sous les arbustes du maquis. Au bout, un embranche­ment. À gauche, Propriano et Filitosa. Les pierres de Corse. Les pierres de leur sang. Elle se souvient de la formule du vieux, à Filitosa : le sang des pierres. Que fallait-il comprendre ?

En face, pas de direc­tion précise, la silhouette d’une tour génoise se profile à contre-jour sur la mer, aujourd’hui grise, martelée d’argent. Claire s’en­gage dans ce qui n’est plus qu’un chemin à peine carrossable. Elle désire se retrouver seule, à l’extrême pointe, face à ce panorama exalté par le soleil : à l’ouest, plus une seule terre avant les Baléares, à des centaines de kilomètres. Délicieuse angoisse suggérée par ce vide liquide. Elle descend de voiture, elle s’assoit sur une roche, au soleil, la brise marine souffle fort, l’ombre est trop fraîche. Le soleil, le soleil ! Elle est fille du nord…

Elle rêvasse, elle aime sa solitude. Regarder, voir, se remplir de sensations, des lumières. Des parfums, la lavande et le romarin, la ciste et le chêne vert. Les odeurs de mer et les odeurs de terre, l’iode et les pins. Ici, elle apprend à n’accepter sur sa peau que la chaleur du soleil, et dans son odorat, les fragrances multiples et complexe du maquis. Pas l’odeur de l’homme, fade ou aigre, qu’elle perçoit comme celle d’un cadavre. Un cadavre. Elle est hantée pas la senteur de la mort. La mort, indissociable de la Corse.

Il lui faudrait se réconcilier avec elle-même, apprendre à ne plus se vivre comme victime. Ici, personne ne connaît son histoire douloureuse avec son ami effacé du décor. Mais il lui semble qu’ils sont tous là à la harceler. Elle ne parvient pas à surmonter ce qu’elle qualifie avec quelque pudeur son « affaire ». Espoir fallacieux, illusion, son départ en Corse n’a rien résolu,. Pire, peut-être, loin de se dissiper, ses phobies se sont « enkystées ».

 

Les nuages gris perle se dissipent, la chaleur vient. Elle s’est assoupie peut-être. Et elle n’a pas entendu venir. Quelqu’un est là. Une présence. Une menace ? Plutôt que de regarder elle se couvre les yeux, comme pour se protéger du soleil éclatant. Il lui suffirait de tourner la tête pour voir. Un quart de tour, rien de plus. Elle attend un long moment pour bouger.

Quand elle soulève enfin les paupières elle voit.  Paùlo Altieri. Surgi de nulle part. il semble attendre son réveil.

– Salute, dit-il.

Elle n’est pas étonnée. Du moins pas outre mesure. Il fallait qu’un jour, enfin… Il l’aura peut-être suivie. D’abord paralysée par la surprise, elle est incapable de réaction, il se méprend sur son silence. Il se penche donc vers elle. Dans ses yeux, l’inévitable éclat noir, cet éclat qu’elle craint tant. frayeur irrationnelle. Cette frayeur qui ne se commande pas. Elle croit reconnaître les yeux, ne les a-t-elle pas aperçus derrière les fentes de la cagoule, l’autre nuit ? Les yeux de la mort. Elle n’en est pas sûre, peut-être se trompe-t-elle… Dans cette solitude, personne ne viendra lui porter secours, même si elle crie à tue-tête. Aurait-elle même le temps de fuir ? Traquée. Angoisse. Prise entre les pognes d’un homme. Et ces pognes la révulsent.

La main placée en visière au-dessus des yeux pour se protéger de la lumière, il observe la mer. Puis son regard s’abaisse de nouveau vers la jeune femme, qui est restée allongée.

– Ça vous plaît, ici ?

Toute rudesse est effacée de sa voix, devenue douce, la voix du chanteur.

– Ici c’est Capo di Muro, ajoute-t-il. Et plus loin à gauche, Capo Nero.

– Ah   ! Capo Negro, non ?

– Capo Nero.

Un silence s’installe. Claire ne sait quelle attitude choisir. Elle devrait être flattée, mais, dans le même mouvement, elle est submergée par sa panique. Désarçonnée par cette forte émotion. Surtout, ne pas parler. Le mutisme est la meilleure de ses défenses. Il casse d’autorité le silence.

– Alors, ils sont venus vous chercher ?

Ils ont l’air de deux vieux amis. Pour être à portée d’elle il s’est accroupi dans l’attitude du chasseur à l’affût, les yeux fixés sur le large. Elle, elle s’est assise en tailleur. Elle hausse les épaules.

– Oui, et alors ?

Elle entend son propre ton, désagréable. Comme si elle lui en voulait à lui. Les gendarmes, et les ravisseurs. Pourquoi tout ce tumulte en Corse ?

– On m’a même dit que vous aviez été parfaite. Parfaite.

– Comment le savez-vous ?

– Nous savons tout.

Petit rire et geste fataliste de la main. La main, son instrument. Capital. La main qui protège les yeux, la main qui couvre l’oreille. La main qui parle, la main qui remplace les mots. Elle soupire. Rassurée ?

– Quant à l’incident, sur la route…

Elle ne le laisse pas terminer.

– Une erreur, hein ? J’ai lu le papier du F.L.N.C. .

Il se déride, il esquisse son petit sourire malicieux. Là, elle lui trouverait du charme, à ce sourire.

Il dit, presque à mi-voix :

–  Alors, vous venez ?

– Vous venez ? Que voulez-vous dire ?

– Vous avez l’air d’aimer la Corse, je peux vous la montrer. Il est temps…

Claire fixe Altieri, droit dans les yeux. Ces yeux sont presque masqués par le repli lourd des paupières bridées. Il joue de son métissage pour exagérer son impassibilité naturelle. Impossible de discerner ce qu’il pense, quelles sont ses intentions. Et qui parle ? Le Corse, le terroriste, le Chinois, le chanteur ?

Et qui voudrait-elle entendre ? Ou ne pas entendre.

Quand il tend la main vers elle pour l’aider à se relever, elle ne se dérobe pas. Elle accepte. Il poursuit son mouvement, pour qu’elle tombe au creux de son bras ployé. Geste naturel, d’apparence fortuite.

Il tente de l’embrasser. Elle esquive, recul. Pas trop brusque, quand même. Altieri insiste juste assez pour donner un sens clair à son geste. Quand il mesure la fermeté de Claire, il lâche sa main, du coup elle manque de tomber. Il s’éloigne avec une fausse désinvolture, en grognant :

– Dangereux de se promener seule dans le maquis !

– Merci, je sais, rétorque-t-elle avec vivacité.

En même temps, un trouble, inattendu. Et s’il revenait à la charge, peut-être s’abandonnerait-elle ? A-t-elle été si rébarbative ? Le Corse est peut-être vexé, mais il ne la quitte pas des yeux.

Il la détaille, regard froid, scrutateur, regard de scientifique. Elle, elle le perçoit comme un regard de maquignon. Un examen humiliant, à la manière de son ex-mari, la jauge du violeur. Retour de panique. Elle ne veut rien de cet homme, elle se hérisse à l’idée qu’il puisse la toucher encore. Elle voudrait crier.

 

Malgré la température clémente, elle tremble. L’œil d’Altieri s’adoucit, une petite tape amicale sur le bras la rassure. Elle veut rejoindre sa voiture, il la retient. Ils mar­chent vers la mer. Elle pense encore qu’elle devrait fuir, s’arracher au sortilège. Sa faiblesse passagère l’exaspère. Et cependant elle ressent au fond d’elle comme un espoir, elle a envie de parler.

– Je voudrais dire…

Il pose son index gauche sur ses lèvres en esquissant le dessin d’une croix. Elle a appris la signification de ce geste, il ordonne le silence.

Avant la mer se dresse la tour en ruine. Ils marchent vers la tour, Altieri examine avec soin la construction, il glisse ses doigts sur les pierres, comme pour vérifier l’état de la maçonnerie. Sans un mot. Mais elle le sent détendu. Elle est surprise d’avoir saisi cette modification chez lui. Il est détendu, comme s’il ne jouait plus les durs.

 

Il tente de nouveau d’embrasser Claire. Elle le repousse avec plus de fermeté. Presque de la violence. Parce qu’elle a peut-être moins envie de résister.

– Non, et non.

Elle le défie. Sera-t-il capable de résister à son désir ? Il est plus petit, mais beaucoup plus fort qu’elle, elle n’éprouve toutefois plus de crainte. Elle est certaine qu’il comprendra. Elle surveille sur son visage les expressions contrariées qui se succèdent et se chevauchent, traduisant son tumulte intérieur. Il finit par expirer un long souffle d’air.

– Bon.

Il sourit. Mais le sourire est contraint.

– C’est comme ça, dit-elle. Si vous voulez …

 

Elle laisse sa phrase en suspens. Altieri s’est engagé sur un sentier secret, il marche vite, elle le suit, en se morigénant. Et avec beaucoup de mal, ses sandalettes ne sont pas adaptées pour arpenter le maquis. Elle l’entend grommeler :

– Si vous voulez, si vous voulez… Vous en avez de bonnes !

Elle est soulagée : ils devaient en arriver là. Elle le toise, le détaille. A priori, ce qu’elle tient pour de la laideur la décourage, elle n’apprécie pas ses traits métis, son indéchiffrable masque. Mais elle s’habitue, au fil des minutes, cette laideur ne lui paraît plus aussi antipathique. Et même sympathique. Elle ne se l’explique pas, cette  sympathie. A-t-elle rêvé de cet instant depuis le début ?

Silencieux, Altieri s’abandonne quelque peu et laisse ap­paraître un certain trouble. Il sourit. Un sourire travesti ? Pas vraiment. Elle se demande ce que cache cette physionomie figée, même si elle est moins crispée que de coutume.

– Venez. Je veux vous apprendre la Corse. La vraie Corse. Celle que les pinzuti ne voient pas.

La voix est chaude, lisse, sans accent tout à coup.

Ils marchent un long moment, empruntant des sentiers qui s’insinuent entre les arbousiers, les myrtes, les lentisques et les chênes verts, le soleil a baissé, du côté de la mer, le ciel est rouge.

– Il y aura du vent, demain, murmure-t-il.

En quelques mots, il décrit les plantes, il montre les traces de gibier, il désigne une ombre qui fuit sous le maquis. Troublée, elle suit Altieri, elle écoute ses commentaires. Avec un reste d’irritation suscitée par le laïus pompeux, trop docte. Elle n’a pas vu les heures passer.

Au détour d’un piste quasi invisible, apparaît une vieille « Land-Rover » dissimulée dans les fourrés.  Pas un seul autocollant sur la carrosserie. Donc ce n’est pas le véhicule utilisé par « ses » agresseurs. D’une certaine manière, elle est soulagée.  Paùlo lui offre de monter à bord.

–  Et ma voiture ?

– J’ai pris les clés dans votre poche, je les passerai à quelqu’un la ramènera en ville, pas loin de chez vous.

Claire est nerveuse. Elle ne pouvait éviter ce parcours. Une initiation ? Marche forcée. Avec le recul, il lui semble que tout était organisé pour arriver là.

–  On croira que j’ai été enlevée en plein Ajaccio ?

– Pourquoi ? Est-il nécessaire de croire quelque chose ?

Altieri hausse les épaules en grimpant dans la cabine pour s’installer au volant, sans prendre la peine d’aider Claire à se hisser sur le siège haut perché du passager. Il démarre, très vite, on roule en plein maquis, on bondit d’ornières en fondrières avant de rejoindre une petite route isolée. Elle n’est jamais passée par ces coins déserts, elle ne reconnaît rien. On quitte de nouveau la voie goudronnée pour s’engager dans des chemins forestiers percés au milieu d’une forêt épaisse : mal­gré les cahots durs, elle a le temps d’admirer la beauté des arbres qui se hissent haut dans le ciel, d’immenses pins laricio, infini moutonnement de la sylve en longues vagues vertes sautant de collines en collines. Des senteurs fantastiques, entre la résine des conifères et les plantes de sous-bois.

– Ce secteur a l’air d’avoir été épargné par les incendies.

Réponse lapidaire, et technique :

– Forêt domaniale. Propriété de l’Office National des Forêts.

Le Corse semble considérer que cette explication sibylline se suffit à elle-même. Il crache par la portière. Le crépuscule est plus dense. Rebondissant dans les trous, gémissant de toutes ses membrures, le 4×4 rejoint une vraie route, sans nids de poules ni cre­vasses. Altieri ne conduit pas plus vite pour autant. Comme s’il entendait jouir plus longtemps du moment.

Sur un ton pensif, débit lent et réfléchi, il précise quand même.

– Autrefois, cette forêt nous appartenait. Elle était notre bien à tous. Dans le temps où la propriété privée n’existait pas chez nous. Bonaparte nous a volé notre forêt afin que les troncs des arbres servent pour fabriquer les mats de navire. En échange, il nous a exemptés de certains impôts, maintenant.

Il répète, sur un ton à la fois pensif et empreint de mépris :

– Buonaparte. Le traître… Les gens du Continent estiment injustifiées ces franchises. Comme ils en ignorent l’origine, ils prétendent que ce sont des privilèges insupportables. Et ce n’est pas tout. La France nous a dépouillés de nos terres, pour les donner aux pieds-noirs. Sous prétexte que nous étions incapables de les cultiver.

L’homme arrête son véhicule sur le bas-côté. Il contemple sa forêt. Au bout d’un long moment elle s’impatiente, elle demande :

– Vous me ramenez ?

– Pas question… Je vous ai enlevée, c’est vous qui me l’avez dit. Cette fois, c’est vrai. Vous êtes ma captive, ma femme blanche. Je vous libérerai plus tard, quand vous le voudrez.

Il tente de rire, mais son rire n’est qu’un croassement dur. Il est un oiseau de proie. Il finit par s’adoucir.

– Vous acceptez cette règle du jeu ?

De façon inopinée, il récupère la parole. Juste un instant, et encore un sourire en prime, plus large, plus net, cette fois.

– Vous savez, je ne suis sans doute pas si méchant. Mes amis me reprochent même d’être trop doux. Vous prenez ça comme vous le voulez.

 

Le véhicule entre dans un village alors que la nuit tombe. Un gros village vide. Quand on franchit une place, on entend des claquements de sabots, un cheval sans cavalier traverse l’espace au grand trot. Malgré la pénombre, on aperçoit le campanile de l’église, à la fois élancé et carré, génois et paysan. La voiture se glisse dans des ruelles étroites, Altieri l’arrête devant une maison massive, trapue, murs de pierre très sombres.

– Voilà, c’est chez moi.

Claire se glisse à terre. Elle frissonne, surprise par la fraî­cheur.

– Nous sommes en montagne, ici.

– Où sommes-nous ?

– Quelle importance ?

– Si, si, je veux savoir.  Je ne le dirai à personne, mais je veux savoir. Je veux tout savoir, ça comme le reste, puisque vous m’y obligez.

Elle se voit sourire. Jamais, auparavant elle n’avait souri à cet homme.

– C’est le village natal du plus grand des bandits corses. À une époque où tous les Corses d’importance étaient des bandits. Comme aujourd’hui. Sampierro Corso était seigneur, reître, condottiere, au service du plus offrant. Et il s’est trouvé qu’à un moment la France, puis la Corse ont offert les meilleures bourses.

Altieri précède Claire pour la guider dans l’ombre. La porte n’est pas fermée à clé. N’importe qui pourrait entrer à n’importe quel moment.

– Ce n’est pas risqué ?

Pour toute réponse,   il arbore ce petit sourire à la fois humble et charmeur qu’elle se prend à apprécier. Aimer ?

– C’est comme ça chez nous… Du moins, c’était comme ça autrefois, quand les Continentaux n’étaient pas encore venus nous pourrir.

– Vous ne rêvez pas ?

– Il faut avoir l’ambition de ses rêves. Je rêve beaucoup. Aux jours où nous revivrons partout avec les portes ouvertes et la confiance entre tous.

Il allume. Sous la lumière crue et froide d’une ampoule nue, apparaît l’ameublement sommaire. Une table de bois, quatre chaises paillées, assez basses sur pattes, une armoire sans fioritures. Aucune décoration, pas un bibelot, rien. Dans une chambre, un sommier et un matelas. Dans la pièce voisine, un gros lit matrimonial un peu maniéré.

– Le lit de ma mère, commente-t-il avec respect.

Claire s’en serait doutée. Cet intérieur est plus pauvre que rustique. Rien d’un apparat paysan tel qu’on l’imagine. Le seul luxe est une immense bibliothèque vitrée dans laquelle sont entassés des livres par centaines. Livres usagés, fatigués. Les outils d’Altieri. Elle s’approche pour voir, deux rayonnages entiers sont occupés par des ouvrages sur la Corse. Et deux autres planches consacrés aux livres sur les armes. Ils sont en meilleur état, comme si on en avait pris un soin particulier. Elle lit les titres : « Armes de poing », « Armes d’apparat », « Armes de guerre », « Armes d’autrefois », « Armes et armures », « Les armes des Ninjas et des Samouraïs ». Et encore : « Trafic des armes légères, contrôle international »… Pistolets, fusils d’assaut, sabres. Une encyclopédie complète, en quelque sorte.

– Ma fortune, ma vraie richesse, commente-t-il.

Elle s’assoit sur une chaise. Elle a froid, elle frissonne, il lui couvre le dos avec une grosse veste de laine. D’une certaine façon, elle est déçue, elle se figurait les maisons corses plus chaleureuses, plus accueil­lantes. Au contraire, ici tout est sec, monacal.

Ce foyer ressemble aux gens d’ici, bruts et sans apprêt. L’homme a sorti deux verres à moutarde et une bouteille de vin rouge d’un vaisselier, il verse le vin. Il boit debout, à petites gorgées dégustées avec lenteur. Puis il dis­paraît dans la cuisine, elle l’entend remuer de la vaisselle, entrechoquer des casseroles, une forte odeur se répand par la porte ouverte. Comme d’habitude quand elle est bien, elle se sent lasse, somnolente. Il lui semble qu’elle n’a jamais été aussi bien avec elle-même. Comment a-t-elle accepté d’en arriver là ?

Elle poursuit son examen critique des lieux, comme si elle entendait apprendre par cœur le plus infime détail. En fouinant, Claire finit par découvrir le secret de cette maison, sa réalité : les armes, les vraies armes, elles sont invisibles. Elles ne sont pas exposées, suspendues au mur pour la l’exhibition. Elles sont rangées avec soin dans un râtelier masqué par l’armoire : trois fusils de chasse, trois armes plus impor­tantes qu’elle imagine être des fusils de guerre, elle ne peut pas savoir, elle n’y connaît rien. Deux pistolets, un revolver, glissés dans leurs étuis accrochés sur le support. Et même une baïonnette à côté de ce qui semble être un couteau de chasse.

– Et si on venait perquisitionner, les flics ne diraient rien ?

– Ils ne trouveraient rien. Avant qu’ils n’arrivent ici les gens du bourg m’auraient averti… Vous êtes étonnée par toute cette artillerie coûteuse, qui contraste avec la pauvreté du lieu, n’est-ce pas ? Les armes ne sont pas que des accessoires indispensables à la vie, elles sont toute notre fortune.

Il ne sourit pas… Il a ramené de la cuisine deux assiettes creuses, un grand plat garni de charcuteries, et, dans une soupière, un brouet fumant et odorant comme l’exigerait une bonne littérature néo-paysanne. Les herbes du maquis, bien sûr. Il s’agit d’une daube de porc dans sa sauce épaisse. Quand a-t-il eu le temps de préparer ça ? Comme s’il l’attendait. Il installe le couvert sur une nappe en toile cirée. S’assoit à son tour.

 

Il rit, sans raison bien définie. Un rire rocailleux assez étonnant, le rire d’un homme qui ne rit pas souvent.

– Si ma mère me voyait  !

– Pourquoi   ?

– Préparer le souper alors qu’il y a une femme dans la maison.

– Ah   ?

– On est chez ma mère, ici.

– Oui, j’ai compris.

Il se relève. Cette boule de nerfs ne tient pas en place. Elle lui demande :

– Comment vous y preniez-vous en prison, pour vous dégour­dir ?

– C’était très pénible. Je marchais de  long  en large  dans ma cellule. Toute la journée. J’avais un compagnon, il ne supportait pas mes allées et venues. Maintenant, ça va mieux.

 

Il sort d’un tiroir du buffet une photo sous verre encadrée. L’image d’une petite dame, toute rabougrie. Tunique ajustée et pantalons noirs. Une Vietnamienne, sans âge définissable.  L’épreuve n’est pas assez nette, on ne peut discerner si la femme était belle ou non. Altieri contemple le cliché, très longtemps. Avec une singulière intensité.

– On se moque de nous, nous les Corses, avec notre mère. Parce que même quand nous sommes adultes, nous parlons de notre mère comme si on avait dix ans. Moi, je pense que nous avons raison. Il faut ai­mer et honorer sa mère, c’est capital. Peut-être le plus important.

Malgré ses rapports plutôt tumultueux avec Margo Nolleau, Claire n’en doute pas, elle approuve.

Elle avait faim, elle avale son saucisson, un peu trop sec, mais très goûteux. En se disant qu’elle n’a pas encore entendu le Corse parler autant. Son discours cadre mal avec le personnage. Militant, terroriste ? Un terroriste peut-il aimer sa mère ? Aimer ?

– M’auriez-vous attirée dans votre maison seulement pour me montrer l’image de votre mère?

Selon son habitude, il ne répond pas tout de suite. Il découpe une tranche de pain, qu’il avale à petites bouchées, avec une certaine délicatesse.

– Sur cette photo, il faut que vous le sachiez pour bien comprendre la Corse… Sur cette photo, elle ne devait pas être beaucoup plus âgée que vous. Trente ans, au pire. Elle était en deuil. Je ne l’ai connue qu’en deuil, en noir, comme ça… Mon père a été tué pendant la guerre d’Algérie. Il est mort en novembre 1957, je suis né trois mois plus tard. Il a été tué, parce qu’il était soldat, parce que dans ce temps-là, les jeunes gens devaient être soldats s’ils voulaient se sortir de la misère corse. Alors mon père a été soldat, il s’est engagé à la Libération, en 1943. Il n’avait pas dix-huit ans. Il était plus grand que moi, on voyait juste que c’était un garçon solide, un bon chasseur, alors ils l’ont pris. Il s’est battu en Italie, il a été du débarquement de Provence, et de toute la campagne jusqu’en Allemagne. Quand on lui a suggéré d’aller combattre encore, en Indochine, il a accepté. Pour les militaires, il était vraiment majeur, couturé de cicatrices et bardé de décorations.

Altieri serait-il plus vieux qu’elle ne l’imaginait ? Elle regarde  Paùlo Altieri avec plus d’attention. Ainsi, il aurait plus de quarante ans, quarante-quatre ou quarante-cinq, si elle compte bien. Elle observe en effet à la commissure des paupières le réseau très fin de rides caractéristiques des visages trop exposés au soleil. Au coin de la bouche, le pli d’amertume est creusé très profond, la peau un peu couperosée, et quelques fils gris éclaircissent les cheveux, d’un noir intense. Un voile de lassitude trouble les yeux bridés trop sombres.

Elle constate avec surprise qu’elle n’est pas dérangée. Elle se lève, elle pousse sa chaise un peu plus près de lui, elle tire vers elle son assiette, pour avaler sa daube avant qu’elle ne refroidisse. Claire respecte la cuisine des autres. Tous ces menus stig­mates de la maturité sont d’autant plus émouvants chez cet homme dur qui vient d’essayer de décrire avec tant de maladresse son amour pour sa mère.  La vraie passion de sa vie ? Il boit une bonne lampée de rouge avant de continuer à revenir sur les chemins de son enfance. Claire a l’impression qu’elle ne pourra plus l’arrêter. Comme s’il parlait une fois pour toutes de sa vie, lui qui se veut si silencieux. Une manière de plaidoyer.

– En 1954, mon père a encore été volontaire pour rejoindre Dien-Bien-Phu quand le camp retranché agonisait. Corse, il lui était impossible de se dérober. Il a sauté en parachute, il a été blessé par une rafale de mitrailleuse avant d’atteindre le sol, les Viets l’ont pris. Ma mère n’a plus reçu de nouvelles pendant des semaines, puis des mois, des années… Nous n’avons rien connu de cette période, c’était comme une sorte de secret qu’il ne pouvait partager. Pour en savoir plus, il a fallu que, durant mes études, je mène quelques recherches au Service historique de l’Armée, j’ai  découvert que mon père avait été enfermé par les Viets dans le Camp Nº1. Le plus dur. Et qu’il avait été libéré le 2 septembre 1954. J’ignore pourquoi il n’est pas rentré tout de suite, il a fallu deux ans pour qu’il repasse ici. Il n’était plus le même. Il avait tout juste trente ans, mais on s’en souvient comme d’un vieux type usé. Il est resté quelques semaines, puis il est reparti. La guerre était maintenant en Algérie, il appartenait à l’armée. L’armée l’a repris, impossible de s’en dégager. Il avait une revanche à prendre contre les autres, et contre lui. Il lui fallait continuer sa guerre. Pour la Patrie, fanfaronnait-il. Il allait et il venait, au gré des permissions. Pas plus de quelques jours. Il ne parlait pas. Il ne savait plus parler. Quand il était là-bas, il n’écrivait pas. Ce n’était pas son genre.

Altieri agace Claire en tapant en cadence sur la table de bois le manche de corne usé de son grand couteau de chasse, très pointu. Comme s’il fallait battre le rythme de cette histoire si commune.

– Un jour, beaucoup plus tard, autour de Noël 1957, ma mère me l’a souvent raconté, deux gendarmes sont venus. Ici, on n’aime pas les gendarmes, on n’a pas de plaisir à les voir à la maison, mais ceux-là, elle les connaissait, parce que dans ce temps-là il y avait encore une gendarmerie à Bastelica…

– Bastelica   ?

– Oui. C’est ici.

– Je n’avais pas compris.

– Elle était enceinte de moi. Les gendarmes venaient annoncer le décès de mon père. Au champ d’honneur, bien sûr. Ils rapportaient les décorations, la notification de pension de veuve de guerre. Et un poignard. Celui-ci.

 

S’installe un long silence, pesant. Altieri s’est détourné, le regard vide.

–  Vous êtes un vrai nationaliste ?

– Quelle question bizarre ! Vous voulez dire terroriste, je suppose… Ça fait peur, n’est-ce pas, ce mot ? Terroriste : qui exerce la terreur. Je n’ai pas ce sentiment. L’État français terrorise, il nous violente, nous les Corses, pour obtenir des actes auxquels nous nous refusons. Nous nous défendons. Point.

– C’est un peu simplet, non ? Terreur contre terreur.

– Et une immense disproportion dans les forces. Aujourd’hui, j’ai réfléchi, je me sens très proche des Algériens de cette époque, même s’ils ont tué mon père… Vous devriez terminer votre daube, Claire. Elle est à peine tiède, dommage, parce qu’elle est bonne.

Altieri a raclé son assiette, il mastique sans se presser une tranche de coppa, qu’il a coupée à l’aide de son coutelas.

– Vous voyez cette lame, Chiara. Tout ce qui reste de mon père.

Il plante le couteau dans la table de bois.

Il boit un nouveau verre de vin. Et il reparle encore. Il semble qu’il ne puisse plus s’en s’empêcher. Toutefois le propos est moins fluide, Claire doit lui arracher les phrases par petits bouts. Si elle ne relance pas, il y aura le silence, la boîte refermée. Et elle a envie de l’entendre parler, elle s’est habituée à la voix forte, cette voix lui plait. Plaisir étrange et inattendu.

– Ma mère a reçu le coup sans rien dire. Après, elle est restée muette jusqu’à sa mort. Elle n’a plus parlé avec personne. Sauf avec moi, pour les mots du quotidien. Et elle s’est    habillée en noir.

– Elle ne s’est pas remariée ?

– Remariée ? Une Chinetoque ? Et avec qui ? À cette époque, la plupart des vrais hommes étaient partis. Ne restaient au village que les veuves, les enfants, les retraités et les demeurés. Comme en Kabylie et dans le Rif hier, comme au Mali ou au Kurdistan aujourd’hui.

Après un long moment, il précise :

– On ne se remarie pas en Corse. Ça n’est pas bien. Le village s’occupe de la veuve, le maire lui trouve un petit travail qui justifie le viatique voté par le Conseil municipal. Femme de service à l’école communale, si je me souviens bien. Voilà. L’aide aux nécessiteux est une des rares vertus du clanisme.

L’histoire est presque trop belle, édifiante comme du réalisme socialiste à la sauce F.L.N.C..

– Votre jeunesse n’a pas dû être très amusante.

Elle s’en veut d’une réflexion si plate. Il se rebiffe.

– Détrompez-vous. Ma mère s’est    arrangée pour que je ne souffre pas. Elle m’a donné beaucoup de bonheur dans mon enfance et ma jeunesse. Quand je rentrais du lycée, en fin de semaine, ou plus tard de la Fac de Nice, pour les va­cances, c’était    une grande fête. La joie. Elle réunissait toute la parentèle de mon père, les cou­sins, les cousines, on partait en forêt partager de grands re­pas sous les arbres, on chahutait avec les cochons, on poursuivait les filles dans les sous-bois. Comme du gibier. Elle aimait m’observer, imaginer un bel avenir pour moi. Malgré ma gueule, je suis devenu un des leurs. Un Corse. Cette maison est le reflet de ce bonheur, je suis heureux ici. Même si elle est partie un peu trop tôt.

Il se frappe le front du bout de l’index.

– Mais elle est bien là.

Pas un mot de trop. Economie du commentaire. Rien que le récit dépouillé.

– Vous ne vous êtes pas marié à cause d’elle ?

– Je n’ai pas eu le temps. Il y a aussi que je n’ai pas trouvé de femme qui me plaise. Que j’ai envie de traiter comme ma mère.

Il s’ébroue, il sourit. Il secoue sa tête avec violence, il re­garde Claire comme s’il découvrait sa présence.

– Mais pourquoi je vous raconte tout ça, à vous ? De quel droit me posez-vous toutes ces questions ?

– Parce que vous m’avez amenée ici, Paùlo. Parce que vous vouliez me parler de la Corse.

– Et je vous ai raconté ma mère.

– Oui.

 

De quel droit, en effet, se permet-elle de forcer son intimité ? Elle est comme portée par un élan qu’elle ne maîtrise pas… Et voici qu’il pleure. Des grosses larmes inattendues qui coulent le long de ses joues émaciées d’homme mûr. Sa peau prend une teinte grisâtre, la teinte d’un mauvais jour qui s’éteint. Elle ne s’y attendait pas. La nuit est tombée, le balancier de l’horloge rythme le temps. Le battement du temps est inexorable. Paùlo se lève, il conduit Claire dans la chambre de sa mère, il se retire, sans un mot, sans un regard. Elle se jette sur la couette sans se dévêtir. Prudence ? Non, fatigue. Elle s’endort comme une masse, épuisée par l’air trop vif de l’altitude, par les émotions. Plus tard, très tard, elle se réveille, dans la pénombre elle sort de la pièce, elle erre dans la maison obscure. Sa porte est ouverte, depuis le seuil, elle observe le sommeil d’Altieri. Grâce à la lumière lunaire venue par la fenêtre sans volets, elle distingue son petit visage : très doux, sans cette expression rageuse et abrupte dont il refuse de se départir à l’état de veille.

Le regard de Claire semble l’avoir tiré de son sommeil. Il demande :

– Que se passe-t-il  ?

– Rien,  Paùlo. Je me contentais de vous regarder.

– Vous vous sentez bien ?

– Oui. Et vous ?

Il sourit, mais il ne dit rien.

Claire se penche vers lui, un baiser léger sur le front. Avant qu’il puisse réagir, elle se sauve, elle retourne se coucher dans l’énorme lit matrimonial. Elle se rendort. Sous la couverture, cette fois. Elle se sent en paix, calme.

 

Au matin, avant qu’il ne se réveille, elle a été à la boulangerie du village acheter du pain, et au libre-service campagnard pour essayer de trouver du lait frais. Il n’y en avait pas. La Corse ne pro­duit plus de lait frais, lui a-t-on dit sur un ton et avec un regard hostiles. Elle a préparé le café, il vient s’asseoir. Pas un mot de politesse.

– Vous avez eu ce que vous vouliez,  Paùlo !

– Quoi ?

– La pinzuta.

– Ah   ? J’ai eu quelque chose, moi ?

Il ne sourit pas. Il coupe une tranche de pain avec son couteau si effrayant. Il mange, avec sa len­teur paysanne. Une gestuelle étudiée. Pour montrer qu’il est bien un paysan corse, pour qu’on ne se souvienne pas qu’il est un intellectuel.

– Vous avez oublié ce que vous m’avez dit, la première fois que nous avons discuté ? Que vous me vouliez pour vous venger des Continentaux, que pour vous la drague était une forme de terrorisme ?

– J’ai dit ça, moi ?

– Oui.

Il mâche son pain en la regardant. Il répète :

– Alors c’était une connerie.

Il ajoute, avec une fausse perversité, et en forçant sur l’accent corse.

– Enfin, on peut se tromper, n’est-ce pas ? Dans le maquis, la nuit…

Claire touche le la main d’Altieri, d’un geste distrait.

–       Vous me ramenez ?

–     Il le faut bien. Vous avez vos élèves. Important, les élèves !

– Et ma voiture ?

– Elle sera devant votre collège.

– Et que vais-je raconter pour cette nuit ? On me croira ?

Altieri est interloqué.

– Je ne vais pas vous bastonner pour que vous puissiez vous justifier, non ?

 

Il vide son bol de café noir.

– Il faut y aller. Vous allez être en re­tard.

Ces quelques mots accompagnés de son sourire mince. Peut-être même un peu goguenard. Comme si ces moments n’étaient qu’une jolie plaisanterie. Elle craquerait presque, si elle s’écoutait, elle l’embrasserait encore…

 

– 24 –

 

 

Journal de Claire

 

« Epouvantable, il n’y a pas d’autre mot. Quand le soir je suis retournée chez Mariana pour lui rendre les clés de la voiture, tout était silence. Pas le calme habituel. Dès que j’ai mis les pieds dans la maison de Bastelicaccia, j’ai entendu la différence, ce silence-là était plus compact, plus lourd. Un brouillard épais.

« Dans la grande salle de séjour, tout paraissait normal, Georges semblait dormir dans son fauteuil roulant, Mariana lisait. Mais elle n’a pas levé la tête quand je me suis approchée. Elle n’a pas réagi à mon appel, elle n’a pas frémi lorsque j’ai posé ma main sur son épaule. Juste un vague frisson. Elle était vivante.  Elle a montré Georges, en prononçant son nom à mi-voix.

« – Georges ?

J’ai couru jusqu’au fauteuil roulant, j’ai vu que le vieil homme était affaissé. Il avait les paupières closes.

– Inutile de le secouer, a murmuré Mariana. Tu le vois, il est mort.

« Pas l’ombre d’une émotion. Quand je me suis retournée, j’ai vu sur le visage de ma vieille amie un étrange sourire, une sorte de rire silencieux.

– Il est libéré.

« J’étais au bord du malaise, mais comme ce n’était pas le moment, j’ai inspiré pour récupérer mon calme. Mariana m’a expliqué comment, ce matin, elle avait vu qu’il dormait dans son fauteuil. Les yeux ouverts. Du moins il semblait dormir.

« J’ai compris. Georges avait bien recouvré sa liberté. »

 

 

 

– 25 –

 

Nuit après nuit, nuits rouges après nuits bleues, fracas, violences. Dans toute la Corse se succèdent at­tentats, mitraillages, explosions. De Rogliano à l’ex­trême nord à l’île de Cavallo dans le détroit de Sardaigne, Sagone, Cargese, Ajaccio, les gendarmeries, les perceptions, les locaux de l’équipement sont attaqués. Les villas inoccupées sont détruites. Les ensembles touristiques sautent, sur les rivages les ruines s’accumulent. En ville, les administrations et les assureurs peinent à établir le bilan des dégâts. La tension ne cesse de s’aggraver. Imperméables aux condamnations comminatoires des autorités, dans une surenchère extraordinaire, les diverses branches dissidentes de l’ex-F. L.N.C. multiplient leurs assauts amplifiés par des communiqués assassins et souvent contradictoires.

À la section de recherches d’Aspretto, le commandant Denis Schmitt est soucieux.

– Nous allons vers la guerre totale, résume-t-il un matin, au terme de la réunion d’orientation, après avoir examiné la dernière revendication du F.L.N.C., frappée du sigle traditionnel, la silhouette d’un homme cagoulé en position de tir, un genou à terre, soulignée par le slogan : « Vince per campa corsu ».

– Mais c’est bon pour notre ancienneté, réplique, pince sans rire, le major Gérard Lanfranchi.

Schmitt jette un regard peu amène à son subordonné :

– Tu crois que c’est le moment de penser à ta pension de retraite ? Nous sommes en guerre, une guerre qui ne veut pas dire son nom.

– Il n’y a plus de guerres, mon commandant. Tout juste des opérations de maintien de l’ordre. Du moins, c’est leur idée, à Paris. Comme au temps de l’Algérie.

 

Les politiciens continentaux dissertent avec gravité du sort qui pourrait être réservé à la Corse, le tourisme politique est à son plus haut ni­veau. Officielles et officieuses, les missions se succèdent et se pressent au chevet de l’île malade. Faute de mettre un terme à la violence, on prévoit de lancer de nouvelles enquêtes parlementaires…

Pour galvaniser ses policiers, ses C.R.S., ses gendarmes, pour rassurer les édiles locaux qui se désespèrent, le ministre de l’Intérieur a décidé de venir lui-même sur place. Une nuit avec les Forces de l’ordre, selon la terminologie consacrée. Les ministres de l’Intérieur sont tous persuadés d’apprendre quelque chose en venant une nuit dans l’île. Ou dans un commissariat de police. Ils croient descendre sur le terrain. Une nuit alors que dix années seraient nécessaires. A minima. Mais un membre du gouvernement n’a pas dix ans à consacrer à ces foutus Corses qui refusent d’écouter la bonne parole continentale et jacobine. La perspective de ce voyage trouble encore un peu plus le jeu, le ministre et son cabinet ont été précédés de moult proclamations et ro­domontades, pour bien montrer que « le Pouvoir est décidé à ne pas laisser pourrir davantage la situation ». En coulisse, on n’en poursuit pas moins de subtiles tractations secrètes avec une faction ou l’autre pour tenter de diviser les adversaires de la France. Avant de s’embarquer pour cette nouvelle mission en forme d’Odyssée le ministre a tempêté.

– La Corse indépendante ? Pourquoi pas Lille, Nice ou le territoire de Belfort ?

Et d’ajouter :

– Face à ces actes violents, notre détermination et notre volonté d’agir sont entières. J’ai dépêché le Directeur général de la gendarmerie en Corse, pour qu’il évalue la situation et me propose les recommandations nécessaires. Nous n’acceptons pas cette violence. Pas plus que nous acceptons ce qui nourrit cette violence et les dérives mafieuses. Notre résolution de l’affronter sans partage. Sans merci.

Chacun, selon son bord, exprime attente ou crainte. Le ministre saura-t-il trouver les mots nécessaires pour ramener l’ordre et la paix ? Ceux qui s’estiment les plus lucides jugent que ce voyage est un défi, une provocation lancée aux hommes du Front, à un moment où ils ont besoin de démon­trer qu’ils existent encore.

 

@@@@

 

Au collège, le ton des débats a monté de plusieurs degrés. Face aux partisans de l’indépendance qui ne se cachent plus, les anti-nationalistes commentent l’initiative avec passion, ils af­firment qu’une nouvelle donne est mise sur le tapis, qu’on en finira enfin avec tous ces salopards. Imitant les politiciens locaux liés au gouvernement français, ils répètent la formule à chaque nouvel épisode de la vie politique corse.

Claire n’a pas échappé à la contamination paranoïaque, elle croit recon­naître la main d’Altieri derrière chacune des actions terroristes. Alors qu’elle déteste éprouver quelque crainte que ce soit pour le Corse, elle a peur pour lui, même si sa tête sait qu’il ne craint rien. Fidèle à elle-même, elle écoute, elle enregistre sans rien dire. Depuis sa brève « dis­parition » dans le maquis, on peut la soupçonner de tout. Elle se tait, elle s’est refermée sur son secret, qui par hasard est aussi un secret politique. Elle trouve au demeurant désagréable d’être dépositaire d’un secret sans pouvoir le jauger.

 

Dans une éditions spéciale de la mi-journée, la télévision locale a transmis une longue harangue improvisée devant les élus du Conseil général de Corse-du-Sud, le Ministre de l’Intérieur martèle :

– Tout le monde les connaît ces terroristes. Je dis bien tous les terroristes. Je n’hésiterai pas à adopter les mesures les plus drastiques, il faut en finir. Nous irons jusqu’au bout pour que la situation en Corse soit la même que sur l’ensemble du territoire… La violence est d’abord la conséquence du banditisme et des dérives mafieuses travesties en violence politique.

Les ministres de la République adorent ces formules définitives, surtout sur la Corse, pour dévaloriser ceux qu’ils tiennent pour des adversaires irréductibles. Il faut qu’ils soient de vrais Mauvais pour justifier la répression.

Ce ministre-là a répliqué les paroles de ses prédécesseurs. Et de ses successeurs, si c’était possible. Il a proclamé qu’il n’en finirait pas de réitérer  son discours sur les places publiques. Il ne parlerait pas dans le désert. Même si on ne l’écoutait pas, il saurait être entendu. Et d’ajouter devant l’Assemblée régionale : « Tout ça, ce sont des pantalonnades ».

Pantalonnade. Il a dit pantalonnade. Histoire de panta­lon, de cocu. Gaudriole, affaire pas sérieuse. Ce n’est même pas une injure : rien que de la dérision. Le mot a été prononcé avec une délectation manifeste, comme l’a montré le reportage télévisé. Pour les hommes ombrageux de ce pays, cette attitude est difficile à pardonner. Les mots sont des brandons. Ce mot-là a mis le feu à la Corse.

 

D’emblée, tumultes, confusions, vacarmes. Pour gonfler l’audience de tournée ministérielle, dans l’île, la journée a été déclarée fériée pour inciter les habitants à aller écouter la saine parole gouvernementale venue du Continent. Les bonnes gens se sont répandus en ville. Claire va de groupe en groupe. La foule gronde. Des jeunes masqués d’un foulard ou d’un mouchoir courent dans les rues en brandissant leur drapeau « national », blanc frappé de la tête du Maure. Ici et là claquent de gros pétards, brèves explosions qui évoquent le fracas des attentats. Engoncés dans leurs gilets pare-balles, équipés comme des chevaliers de science fiction, les jambes à l’abri derrière leurs protections de cuir – genre cuirasse de Samouraï -, les CRS et les gendarmes s’essoufflent à courir après ces trublions. Ces ludions farceurs et provocateurs.

Un public clairsemé s’est regroupé sur la Place des Palmiers pour écouter le Ministre. Celui-ci est annoncé par une rumeur, un remue-ménage, les hommes du service d’ordre se re­dressent, bandent leurs muscles. Le politicien n’a pas grimpé quelques marches de sa tribune que les premiers cris fusent :

– F.L.N., F.L.N. vaincra… Salaud, ordure, assassin, barbouze !

La suite se perd dans le raffut, un peloton de C.R.S. s’est rué vers les perturbateurs, il y a charge, des chocs, des coups, des cris. Des chaises de bistro qui volent. Le silence et un semblant d’ordre reviennent un instant. Le Ministre entame sa harangue. En vain, le chahut couvre ses paroles. Plus loin, vers le cours Napoléon, des explosions sourdes. Des policiers en civil affluent vers le lieu du tumulte d’où se répand une odeur âcre, qui s’insinue dans le nez, qui pique à en pleurer.

 

Claire était venue en curieuse, en badaud. La voici prise dans la tourmente, la foule l’entraîne malgré elle, elle court avec tout le monde. Elle arrive sur le cours Napoléon juste à temps pour voir un C.R.S. assommé d’un coup de chaise. Sur la Place des Palmiers, imperturbable le Ministre pérore, personne ne l’écoute. Un jeune homme sourit à Claire et remarque sur un ton désabusé :

– Tout serait formidable si on se limitait à cet affrontement d’idées…

Il laisse sa phrase en suspens, il se fond dans la multitude.

 

Claire cherche encore des yeux son interlocu­teur d’un instant lorsqu’elle perçoit, plus qu’elle ne voit, un homme qui se glisse hors de l’at­troupement, puis s’esquive en direction de la vieille ville. Une silhouette connue, trop connue. Altieri. Il semble ne pas la recon­naître… Elle voudrait le rattraper, mais elle est engluée dans la cohue, elle est freinée dans sa course, elle tente de se débattre, de se dégager. Lorsque enfin elle retrouve un espace libre, il n’y a plus personne. Vibrent les ondes des haut-parleurs qui diffusent les paroles musclées du ministre, traînent encore des volutes de gaz lacry­mogènes.

Cavalcade lourde, une es­couade de C.R.S. passe devant elle, on la bouscule… Sa longue matraque brandie, un des policiers l’interpelle :

– Allons, ma petite dame, il ne faut pas se mettre au milieu du pas­sage, dangereux de rester là…

C’est un officier, elle voit ça à ses galons dorés. Sous le haume en forme de visière du casque, on ne peut distinguer son expression. Un robot.

La silhouette d’Altieri s’est fondue dans la mêlée. Alors, à pas comptés, pleurant à cause des effluves persistants de gaz lacrymo­gènes, la jeune prof’ rentre chez elle. À deux pas.

 

Ce n’est pas possible, ce n’est plus possible de vivre ainsi. La nuit tombe. Bien que les gaz lacrymogènes se soient dissipés, elle pleure encore. Elle remonte ses quatre étages en traînant les pieds. Elle ne supporte plus son escalier. Quatre étages sans ascenseur. Ce soir, tout lui paraît insupportable. Cette Corse est un pays odieux. Depuis sa vigie, elle entend les derniers échos des affrontements. Alors, elle pleure de plus belle, plus fort, de gros sanglots irrépressibles, comme elle n’a jamais pleuré lorsqu’elle était gamine. Dans la cuisine, elle se regarde dans le petit miroir suspendu au-dessus de l’évier. Elle se voit laide, plutôt mal coiffée. Demain après-midi, puisque c’est mercredi, elle ira chez le coiffeur.

Appellera-t-elle Maman ? Elle hausse les épaules. Idée idiote. Hier, elle a essayé de contacter la maison de Bastelica par téléphone, elle n’a entendu qu’une voix mécanique indiquant que l’abonnement était suspendu. Altieri est retourné dans la clandesti­nité.

Elle se surprend à regretter cette absence.

 

 

– 26 –

 

Bredouille mais pas penaud, le ministre de l’Intérieur est rentré sur le Continent. Les grandes pluies du printemps finissant enveloppent l’île. Ces pluies pourraient-elles laver les miasmes de la rumeur, les ombres vénéneuses des fantasmes et des morts ? Les jours, les semaines passent, Claire ne mange plus, elle maigrit encore. La fugue à Bastelica est si loin… Rêve chimérique plus qu’un souvenir. À la fois gentil et intéressé, Pierre Belem tente de s’informer, à sa manière timide et maladroite, il poursuit sa cour discrète. Elle ne lui renvoie aucun écho. Quant à Zia Mariana Acquaviva, son deuil bienheureux suffit à remplir ses pensées. Claire est distraite, elle ne parvient même pas à bien se consacrer à ses élèves. Elle se désespère.

 

Puis il y a cette après-midi de pluie. Pluie encore. Lourde, mélangée de neige. Réfrigérante. Son horaire lui a permis de sortir tôt de classe, à trois heures. Claire débarque du bus, presque devant chez elle. Dans le jour terne, les maisons du cours Napoléon apparaissent vieilles, sales, décrépites. Sous le maquillage qui farde la Corse, elles sont à l’image de la déchéance qui pourrit la culture traditionnelle. Alors qu’elle pénètre dans son immeuble, une mince sil­houette noire la frôle, un regard circulaire glisse alentour pour vérifier si personne ne regarde, attitude cou­rante dans ce pays de silence et de paranoïa. Elle sent une main effleurer sa hanche. Claire cherche à identifier l’inconnu, mais l’ombre s’est dissipée… Dans sa poche d’imperméable, un papier. En montant son escalier, Claire déplie la feuille. Une écriture maladroite. Ou contrefaite.

 

«On vous attend demain soir»

Le sens du message est évi­dent. Mais n’est-ce pas une provocation ? Peut-elle accorder foi à ces quelques mots ? Une convocation sans point de rendez-vous. D’abord, elle pense que ce n’est pas sérieux. Elle ne correspondent en rien à ce qu’elle a imaginé d’Altieri, elle a du mal à admettre que le militant politique, le clandestin intraitable, se risque  à lancer cet appel. Cette initiative ne lui semble pas cohérente avec ce qu’elle croit être le monde secret du ter­rorisme.

Aura-t-elle enfin le courage de transgresser ses tabous ? D’aller plus loin qu’elle-même ?

Elle poursuit l’ascension de son escalier sans pousser plus avant sa réflexion. Et, soudain, quand elle referme sa porte, elle est saisie par une sorte de fureur. Elle n’acceptera pas cette convocation. Elle déchire le papier en menus morceaux qu’elle brûle dans une assiette. Pour qui se prend-il, ce type ? Que lui veut-il ? A quoi rime cet injonction comminatoire ? Sa réponse est non.

Elle balance son cartable sur sa table de travail. Elle est déprimée par la grisaille du temps, le martèlement des trombes d’eau sur les tuiles du toit. Abattue par sa solitude.

 

Puis elle a réfléchi. Pas de rendez-vous ? Ça veut peut-être signifier rendez-vous dans sa maison, dans Son village de montagne.

Pour tromper son inquiétude, elle appelle Maman au téléphone. Claire n’a rien de spécial à lui dire, mais elle a envie d’entendre une voix sympathique. Fin d’après-midi, 18 h 15. Maman est-elle encore au bureau ? Son assistante indique que Maître Nolleau est déjà partie. Ce n’est pas dans ses habitudes. Passons. Claire compose le numéro de l’appartement, boulevard de Courcelles. La sonnerie retentit longtemps dans le vide avant que ne s’enclenche le répondeur automatique. « Vous êtes bien au domicile de Margot Nolleau, comme vous l’entendez, je suis absente. Un petit message, s’il vous plait ».

Maman n’est jamais là. A quoi donc s’occupe-t-elle ? Claire est frustrée. Elle ne veut plus dépendre de Maman, mais est furieuse… Furieuse, c’est un peu fort : contrariée. Donc elle est contrariée quand Maman n’est pas à sa botte. Elle plaque sans ménagement le combiné sur son support. Maman ne comprend pas qu’elle n’a qu’une seule fille, et que les années passent. En passant elles éloignent Claire de sa mère.

 

Le temps s’est rétabli le lendemain vers 2 heures, avec la marée, juste au moment de partir. Elle a décidé d’aller quand même à Bastelica. Curiosité, excitation, goût de l’aventure ? Elle ne sait trop. Bref. La voici au volant de la petite auto derechef empruntée à Mariana, elle suit le cours Napoléon en direction de la Place du Diamant, tourne à gauche vers la Place des Palmiers, encore à gauche le long de la Gare maritime encore en travaux. Allons, le sort est jeté ! Son Rubicon à elle s’appelle la place de la Gare. Piazza di a gara. Un modeste rond-point planté de quatre arbres souffreteux. Bordé par le terminus du petit chemin de fer corse, les bâtiments préfabriqués de l’Equipement, détruits régulièrement par des explosions criminelles, et les grilles du Port de com­merce. Ensuite, la route se faufile entre la voie ferrée et le bassin de  plaisance, puis il y a la mer, quelques lacets dans la montée vers Aspretto. Pourquoi détaille-t-elle ce trajet avec une telle minutie ? Comme si elle ne devait plus le parcourir ?

La nationale longe l’aéroport, grimpe en direction de Propriano. Le crépuscule se prolonge, le jour n’est pas    mort. Après le coucher du soleil subsiste la belle lumière d’après la pluie, grains de soleil réfractés, éclatés, un glacis de peintre impressionniste. Puis le brouillard, léger, laiteux qui adoucit les contours, exalte les couleurs dans les pastels et éteint les tons trop crus.

 

Elle est folle. Elle a renoncé à toute rationalité. Elle aime cette folie. À mesure que la nuit tombe, ses idées s’embrouillent. Il lui faudrait obéir aux suggestions dictées par son intuition, renoncer à ce pays dingue, hysté­rique, ce pays de pestiférés, rentrer chez elle, dans son tranquille appartement du boulevard de Courcelles, le Parc Monceau à proximité pour prendre l’air au calme. Maman pour les papotages et la dînette de femmes. Toute cette quiétude dont elle n’aurait jamais dû s’écarter… A la sortie de Cauro, un carrefour, un choix ultime. À droite, le retour vers la vie ordinaire. Sans réfléchir, elle tourne à gauche, elle remonte avec prudence la départementale qui, à travers la montagne, rejoint la haute vallée du Prunelli et la grande forêt domaniale de Pineta. Tout  en haut, Bastelica. Au bout de la route, un grand pont enjambe la rivière, juste en bas du village. Dévider les toponymes l’empêche de penser, d’imaginer qu’il pourrait ne pas être là.

Pas une lumière dans le village, elle a un peu de mal à retrouver la petite rue qui mène à la maison. Elle ne demande pas son chemin, par crainte d’être repérée. Et parce qu’elle est convaincue que per­sonne ne lui répondra.

Elle finit par trouver, grâce à la « Land-Rover» stationnée n’importe comment. Surprenant manque de précaution pour un homme censé « en fuite », recherché par toutes les polices de l’île.

Les interstices des volets laissent filtrer un rai jaune. Claire entre sans frapper. Comme d’habitude, la porte est ouverte. Le « clandestin » est là, au vu et au su de tout le monde. Il est assis à sa place habituelle, il est plongé dans un livre – un roman de Philippe Roth, le théâtre de Sabbath -. Il termine ce qu’il doit appeler un souper, de la charcuterie, du pain et un verre de vin. Paùlo se suffit de peu. Il écoute de la musique, du classique, un Lied interprété par une ravissante voix de soprano. Il regarde la jeune femme sans manifester la moindre surprise, comme s’il était normal qu’elle se trouve là, à cette heure tardive.

– Ah, c’est vous ?

– Oui.

– Qui chevauche si tard dans la nuit et le vent ? Le roi des Aulnes, Goethe, Schubert, Anne Sofie von Otter, précise-t-il alors que Claire n’a rien demandé.

Il vide son verre de vin, sans lui offrir à boire. Il s’essuie la bouche d’un revers de main, il répète :

– C’est vous ?

– Je vous dérange ?

Il hausse les épaules. Elle observe à la commissure droite de sa bouche une crispation spasmodique. À peine perceptible. Comme un tic réprimé. Ne l’avait pas observé, auparavant.

– Vous ne pouvez pas me déranger.

– N’est-ce pas vous qui m’avez demandé de venir ?

– J’allais sortir… Vous res­tez si vous voulez.

Il la traite comme s’il ne se souvenait pas l’avoir conviée. Pourquoi s’en formaliserait-elle ? Elle comprend qu’il joue. Elle le lui dit, il répond par son petit sourire coutumier. Bref, ambigu. Elle ignore s’il exprime un trouble, une confusion, un plaisir. Avec  Paùlo et sa gueule de métis asiatique, on ne sait pas.

Il l’a appelée, elle est là, qu’il s’en contente.

Il se lève. Il glisse dans sa ceinture l’étui d’un revolver, et dans l’étui, l’arme, sortie du râtelier, derrière l’armoire. Une arme noire, luisante de graisse. Il enfile son blouson de jeans, coiffe une casquette de toile camouflée dont il rabat la visière, bas sur son front.

– Eh bien, vous pouvez m’attendre. J’en ai pour la nuit, vous prenez le lit de ma mère. Vous connaissez les lieux.

– Emmenez-moi avec vous, puisque vous m’avez convoquée !

Elle mesure son hésitation dans le regard qui s’évade, dans les crispations de la joue droite, plus accentuées. Quelle hésitation ? Quelles contradictions l’agitent-il ?

– Vous le voulez    ?

– Oui.

Il la fixe un long moment. Il soupèse la volonté de la jeune femme.

– Vous savez que vous allez changer de monde, passer de l’autre côté du miroir ?

Il tient ce discours mélo sans sourire.

– En êtes-vous consciente ? Puisque vous êtes une littéraire, vous ne devez pas ignorer que le voyage d’Orphée est si dangereux qu’on n’en revient pas.

Elle ignore la référence légendaire, elle ignore l’arme cachée dans le pantalon. Elle se contente d’une réflexion prosaïque, anodine, même.

– J’ai vu votre pistolet.

– Ce n’est pas un pistolet, mais un revolver, je vous l’ai dit, il faudrait s’en souvenir. Là-bas on me demande d’être très précis.

Agacé, il l’examine indulgence. Constate qu’elle a enfilé des chaussures de sport. Des baskets inadaptées pour une longue marche. Il se demande sans doute si elle est capable de changer de monde. Puis, nouveau haussement d’épaules. Elle a appris que ce mouvement est sa manière d’évacuer les questions inopportunes.

– Après tout, si vous êtes assez folle pour avoir envie !

Il ne précise pas la nature de l’envie. Il éteint la lumière, ferme pour une fois la serrure de la porte à double tour.

– Donnez-moi vos clés de voiture, je reviens.

Il disparaît avec la Corsa.

Elle patiente, debout dans l’embrasure de la porte. Elle pourrait encore renoncer. Rester la nuit dans cette maison, attendre son retour. Respecter la bonne voie de la sagesse. Elle n’a rien à attendre de cet inconnu qu’elle veut suivre.

Dix minutes plus tard la petite silhouette d’Altieri surgit de l’ombre, de façon si soudaine, qu’elle sursaute.  Paùlo lui rend les clés, elle les glisse dans son sac.

– Il ne faut pas qu’on sache que vous êtes venue. Votre bagnole est à l’abri. Montez.

Elle se hisse sans hésiter dans le 4×4. Le gros véhicule traverse en trombe les rues sombres du village, il grimpe une longue côte, le revêtement devient plus mau­vais. Bientôt, ce n’est plus qu’un chemin de terre défoncé par des fondrières profondes et des nids-de-poule béants que la voiture brinquebalante peut d’autant moins éviter qu’on n’y voit rien, seules les lanternes sont allumées, comme s’il fallait éviter d’attirer l’attention. Il semble à Claire qu’on monte vers le paradis, jusqu’au sommet que seuls hantent les choucas. La « Land-Rover » a beau être antique, elle n’en est pas moins à son aise dans cet environnement. Paùlo conduit aussi vite qu’il est possible, sans aucun égard pour le confort de sa passagère. Tripes nouées par la peur, retour­nées par les cahots.

Puisque Claire a choisi l’aventure, elle ne reçoit que ce qu’elle mérite. Elle se souvient de son retour à Ajaccio, en janvier, lorsque l’avion a été pris dans une tempête, elle a été plus ef­frayée ce jour-là… Enfin, ce n’est qu’une question de nuance. Depuis, elle a appris à composer avec la peur. Et, malgré tout, elle est en confiance avec cet homme, elle a envie de le lui dire, elle se tait, elle imagine qu’il s’en fiche… Au sommet du col, Altieri arrête le véhicule. Il se penche vers Claire.

– Nous avons un peu de temps.

Si, maintenant, il essayait de l’embrasser… Dans la très faible lueur de la nuit, il sourit, Paùlo ignore sans doute qu’elle le voit.

–       Qu’attendons-nous ? demande-t-elle à mi-voix.

– On ne pose pas de question quand on vient avec moi. Je ne vous l’ai pas déjà dit ?

 

Des heures se suc­cèdent. Par la vitre ouverte, on entend des bruits dans le sous-bois, des brindilles qui craquent, le léger sifflement du vent dans les branches, un ronflement d’avion, très loin, très haut. Le silence de la nuit, relatif.

Claire regarde Paùlo, elle essaie de discerner son expres­sion, dans la pénombre. Il faudrait mieux le voir. Elle voudrait mieux le voir.

La montre du tableau de bord indique 1 h 12 du matin, elle s’assoupit. Dans son demi-sommeil, elle pense que plus tard ces moments seront inoubliables. Elle se réveille. Il est    immobile. Pas tendu. Une statue obscure. Elle a envie de le secouer, pour le ramener à la vie.

Ce silence l’angoisse, elle a envie de l’entendre parler, elle l’interroge sur la prison. Il ne répond pas. Il lui semble qu’il dort. Soudain il laisse tomber une phrase qui paraît incongrue à cet instant, tant son tour intellectualisant était imprévisible.

– On n’apprend rien en taule, l’emprisonnement est une école de paresse et d’ennui. Je ne partage pas l’avis du philosophe Michel Foucault, je soutiens qu’il n’y a rien à dire, rien à écrire sur le monde carcéral.

– Mais vous ne cessez de répéter qu’en prison, vous avez réfléchi, que vous avez appris la patience.

Il ne semble pas l’entendre.

– On est enfermé, exclu du monde. Les matons sont les chiens de garde du pouvoir politique. Jack London a bien vu ça[10]. La torture n’est même pas nécessaire pour te réduire à néant. Un enfer, un monde inconcevable pour ceux qui n’y sont pas passés. Rien de plus. On tue le temps. On lit, sans savoir quoi. On marche de long en large dans sa cellule. Les jours et les nuits filent, et on s’abêtit.

– Et il y a la troisième peine.

Elle le laisse parler. D’une voix douce, presque absente,  Paùlo égrène ses mots un à un, comme si les doigts de sa main suivaient les grains d’un chapelet musulman.

– La troisième peine. Le sexe.

Le voici soudain précis, clinique.

– La troisième peine dont on ne parle jamais qu’à mots couverts ou savants. La troisième peine dont les taulards souffrent sans doute le plus, mais qu’il est incorrect d’évoquer.

– Alors, comment ?

Il toussote, il grimace, elle le voit se toucher le sexe à travers son jeans.

– Simple. La main existe depuis   .

– La main ?

Il hausse les épaules. Avec l’air de lui dire : tu ne comprends donc rien, petite oie blanche ? Il frotte fort son sexe.

– La masturbation. Ça vous choque, hein ? Mais c’est encore moins mal que de se faire mettre dans le cul, non ? Foucault s’en foutait, il considérait que ça entre dans l’ordre des choses.

 

Il répète :

– On se branle, on n’apprend rien, on devient imbécile… On ne nous demande rien de plus que d’admettre la nécessité d’être un con… Enfin, je ne suis pas tout à fait honnête avec moi. On apprend quand même quelque chose : se méfier de tout. Et surtout du militantisme.

Le voilà donc reparti dans ses discours idéologiques, comme s’il récitait son bréviaire du F.L.N.C., de tous les terroristes. Mais, cette fois, elle  est moins irritée, peut-être parce que les paroles sont en situation ?

– Derrière les barreaux, j’ai découvert qu’il était presque impossible de consacrer toute sa vie à une cause, même à la meilleure des causes. Sauf à devenir obsessionnel comme plusieurs membres d’Action Directe. Ceux de l’extrême gauche prolétarienne. Obsessionnel et fou. D’une prison à l’autre, je les ai côtoyés. Ils nous respectaient, peut-être en raison de notre compétence dans le domaine des explosifs. Ils savaient. Ils me demandaient de leur enseigner ça. Je ne voulais pas les suivre sur ce chemin. Nous passions notre temps à discuter, dans la cour de promenade, à l’atelier. Eux, après dix ou quinze ans de taule, ils sont devenus dingues prêts à se sacrifier. Comme s’ils craignaient de mourir hors de la cinglerie. Pour ces gens-là, le terrorisme n’a plus de sens politique, c’est devenu une drogue dont on les a sevrés. J’ai beaucoup réfléchi à ça.»

 

Comme par inadvertance, il a posé sa main sur l’épaule de Claire. Un geste en quelque sorte fraternel. Elle est détendue, calme. Quand il allonge cette main pour saisir sa nuque, elle ne se dérobe pas. Pourquoi ? Elle devra s’expliquer plus tard avec elle-même. Il lui masse la nuque, avec une douceur inattendue, elle le regarde encore, avec plus d’intensité. Il ajoute :

– Arrive un moment où on a tout envie de vivre. Une vie normale. Même si c’est un peu tard pour moi.

Il se penche pour l’embrasser. C’est bon quand la langue ouvre les lèvres de Claire. Elle répond. Avec plus d’ardeur. En même temps, elle pense qu’elle est bien tombée dans le piège de cette île.

 

Elle désire qu’il aille plus loin, elle se porte vers lui, elle s’agite. Mais, tout à coup, sans raison apparente, Altieri se raidit, ses mains libèrent Claire, il paraît rentrer dans sa peau. Il démarre le moteur, enclenche l’embrayage, il engage le 4×4 dans la descente, de l’autre côté du col. Il roule encore plus vite que tout à l’heure, la route est meilleure, de longs tronçons sont goudronnés. Malgré l’éclairage très faible, il paraît voir dans la nuit. Un clandestin n’est-il pas un félin nocturne, nyctalope ? Au bout d’une demi-heure, on retrouve la grande route reliant Ajaccio à Bastia, avant le col de Vizzavone : identifiable, même en pleine nuit, la configuration du carrefour est caractéristique. Paùlo arrête le véhicule sur un petit parking aménagé en retrait, il sort du vide-poches un talkie-walkie et de son étui le revolver – il a dit qu’il s’agissait d’un revolver -, il glisse les deux objets entre les sièges. Invisibles et accessibles. La radio grésille dans le vide. À vingt mètres, on voit passer quelques rares voitures, un camion qui escalade la côte avec peine, une automobile qui déboule vers le sud en rou­lant beaucoup trop vite.

– Il va se tuer, grommelle  Paùlo.

Claire l’entend à peine tant le sommeil et le froid engourdissent ses sens. Pourtant elle se sent bien. Elle laisse aller sa tête l’épaule d’Altieri. Il ne s’éloigne pas.

Soudain, une voix surgit du talkie-walkie. Un grondement étouffé plus qu’une vraie voix.

– P3 à P1. P3 à P1. Est-ce que vous m’entendez  ?

D’un geste indolent – ou décontracté ? – le Corse se saisit de l’émetteur-récepteur, l’approche très près de son visage. Il répond sur le même ton, plus prudent que confidentiel.

– P3 identifiez-vous.

La voix lointaine :

– La route 71 mène…

– À Merusaglia…

– U borgo natale di u Babbu.

– Ié.

Contre toute attente,  Paùlo repose l’appareil sur son étrier. Mais il prend le revolver dans sa main. Quelques instants plus tard, une ca­mionnette bâchée vient se ranger derrière la « Land-Rover ». Deux hommes en descendent. Combinaisons noires bardées de fermetures à glissière, cagoules. À la main, ils portent des fusils assez courts.  Altieri abaisse sa vitre. Un des hommes se penche vers lui en désignant Claire du menton. On ne voit que deux yeux noirs qui brillent dans les fentes de la cagoule. Explose dans sa tête la panique de l’autre nuit. Derrière les fentes des cagoules, tous les regards semblent identiques, durs et méchants.

– Qui c’est celle-là ?

– Une amie, tu la connais.

– A pinzuta ?

–  Ie.

– Problème.

– Non. Qu’est-ce que vous voulez ?

– Viens, on doit parler.

Altieri rengaine son revolver, il descend du 4×4. Les trois hommes dis­cutent debout au milieu du carrefour : un petit croissant de lune est accroché dans le ciel, l’obscurité est moins dense. Paùlo est très plus petit, plus frêle que les deux autres. Pourtant, il paraît les dominer.

 

Claire voit qu’il est mécontent. En colère. Elle est trop loin pour entendre sa voix, mais ses gestes sont éloquents. Les deux ca­goulés plient sous l’algarade. Altieri les congédie d’un geste dé­daigneux, il remonte dans son véhicule.

Gueule plus fermée que jamais. Il grommelle, plus pour lui que pour Claire :

– Giovanoni. Le dingue…

Giovanoni. Ange Giovanoni. Lequel est-ce ? Elle devrait le reconnaître, puisqu’elle est censée le croiser tous les matins. Sous la cagoule et le treillis, ils se ressemblent tous. Elle regarde les deux hommes retourner vers leur camionnette. Dans la lumière de l’aube proche se dessinent en contours flous les silhouettes lourdes.

Altieri est furieux.

– Il veut se lancer dans la grande bagarre, dans la guerre. Tuer, tuer. Des cons pareils… Peuvent pas comprendre que si nous voulons gagner, il faut s’entendre… Passer au champ politique. Eux, au contraire, dès qu’ils sont trois ils forment quatre groupuscules, beau­coup plus pressés d’abattre les meilleurs copains que de me­ner des vraies actions efficaces. Et le fin du fin : un bon meurtre ressouderait les fractions éparses, remonterait le moral des militants, soutient-il. Quelle cagade !

Sans hausser le ton, il a gonflé sa voix, qui oscille entre emphase et ironie. Claire apprécie cet esprit de dérision vis-à-vis de lui-même, une dérision alliée à une réelle gentillesse qu’elle sait désormais distinguer derrière la carapace cornée du dur de dur. Cuirassé dehors, tendre dedans…

– Alors, c’est vrai, cette histoire de division ?

Il lui saisit l’avant-bras, sa main est rude, il la serre trop fort.

– Comment savez-vous ça ?

– Le flic qui m’a interrogée. C’était tout ce qui l’intéressait : savoir si vous étiez divisés.

– Qu’est-ce que j’en sais, moi ?

Altieri s’interrompt en pleine phrase. Il démarre sans précaution ni prudence. Demi-tour vers la route de montagne. Un très long moment de mutisme. On passe le col, le jour se lève, on sent ça à la brume qui se condense, à la lumière qui sourd des arbres, la route et ses lacets deviennent plus lisibles. Le Corse conduit avec brutalité. Claire ose répéter sa question :

– Alors, c’est vrai ?

Sa réponse arrive en coup de poing :

– Vrai, oui, merde. Et dangereux. On court à la vendetta, parce que quelques petits chefs veulent imposer leur pouvoir de merde plutôt que d’avoir les vues larges.

Il crache par la portière :

– J’en ai assez d’avoir les flics sur le dos. Nos mou­vements sombrent dans les guerres internes. En Corse, ça s’est toujours passé ainsi, même dans le temps de Sampiero Corso. Je regretterais presque ma prison.

 

On entre dans le village. Altieri roule avec précaution, pour éviter le bruit. Claire insiste :

– Que veulent-ils, ces bonshommes ?

– D’abord, ce ne sont pas des bonshommes, mais des militants du F.L.N.. Des militants authentiques. Ils m’ont informé que leur courant avait décidé d’abattre tel ou tel qui les gêne. Et que quiconque s’opposerait à cette ligne serait tenu pour traître.

Il se tait quelques minutes, le temps d’entrer dans le village qui se réveille.

– Et je considère ça comme une autre connerie.

– Et alors ?

– Ils voulaient mon accord.

– Et vous leur avez donné ?

Il esquisse un geste vague, qu’elle n’est pas capable d’interpréter. Elle comprend pourquoi il répugnait à l’entraîner dans ce rendez-vous nocturne. Avec le recul, son initiative peut sembler irresponsable, dangereuse. Pour elle et pour lui. Mais doit-on être toujours cohérent ? Faut-il lui demander de s’expliquer ?

– Pourquoi avoir accepté que je vous accompagne ?

Il répond sur le mode distrait, comme indifférent.

– Je n’avais pas prévu que vous veniez à Bastelica.

Pas prévu ? Ne lui a-t-il pas ordonné de monter au village ? La jeune femme éprouve un vrai malaise, face à ces apparentes incohérences, ces contradictions. La situation lui échappe. A la surface de l’eau noire surnage le souvenir du baiser.  Magique, bien sûr.

 

Ils sont arrivés. Le jour est levé. Altieri saute à terre, il contourne la « Land-Rover » pour aider Claire à des­cendre.

Il la regarde, droit dans les yeux. Mais la jeune femme voit qu’il ne la voit pas. Il secoue la tête. Il prend néanmoins Claire par la main, avec une forme de douceur qui la sur­prend encore. Ils s’enfoncent dans un dédale de ruelles et de jardins, les arbres et les plantes reluisent de la rosée de l’aube. On entend un chien aboyer, un coq chanter. Le chien a peur et le coq annonce la lumière qui vient. Une sorte de paradis ? Elle suit Altieri sans rien de­mander. Soudain, la Corsa est là, cachée sous une bâche derrière une maison aux trois quarts ruinée. Altieri tire la bâche d’un geste sec, il ouvre la portière, il aide la jeune femme à s’installer avec une courtoisie et même une chaleur inattendues. Un brève caresse sur le bras. Tendresse ?

– Allez, petite, il faut rentrer. Vous avez des devoirs à l’égard de vos élèves.

Les terroristes seraient-ils aussi des humains ? Elle glisse la clé dans l’antivol.

 

 

 

– 27 –

 

 

Elle n’a pas fermé la vitre de la fenêtre. Il se penche vers Claire. Il se sent coincé, de nouveau saisi par ce terrifiant désir pour elle. Acceptera-t-elle encore un vrai baiser, un baiser d’amour ? L’hésitation dure juste le temps d’un éclair, un moment d’éternité suspendu, cette passion qui le dévore, cette fille…

Il la regarde avec une intensité telle qu’elle détourne la tête, comme pour ne plus le voir. Il est stupéfait de l’aimer, avec tant de force. Il sait qu’elle est bien trop jeune pour lui. Plus de violence, plus de profondeur. Élan réprimé par le regard de la jeune femme, il le perçoit comme glacé. Lui l’éternel révolté, il ne supporte pas de se voir imposer cette froideur. Mais merde, elle est si belle, si douce quand elle le veut. Ce visage frais, encore si juvénile… La même impression qu’au premier jour, au premier échange : il lui a vu les traits d’une enfant qui n’aurait pas encore appris la dureté de la vie. Il estime injuste d’être victime de cette âpreté. Tout en étant conscient que tout les sépare. Son âge, son activisme politique, il n’est qu’un réprouvé condamné au mieux à l’exil, au pire…

L’instant est passé, le baiser s’est réduit à un effleurement des lèvres sur les lèvres. Pudeur excessive. Il en pleurerait. Elle n’a pas prononcé la moindre parole. Silence. Elle démarre en douceur, et il a bien vu, elle n’a pas cherché à retrouver sa silhouette dans le rétroviseur. Alors que, après la disparition de la petite voiture au détour de la route, il ne se lasse pas de contempler le chemin vide.

Le code de cette petite prof lui échappe. À certains moments, elle répond à ses sollicitations comme si elle était amoureuse. Mais, dès lors qu’ils sont face à face, il lui semble qu’elle se dérobe, elle s’esquive, elle le tient à distance.

À l’amertume s’ajoute une vraie fureur contre lui-même : ne devrait-il pas se consacrer à d’autres préoccupations ? Les autres dingues ne sont-ils pas en train d’imaginer l’irréparable ? Est-il opportun d’oublier la gravité de moment, la tragédie qui se prépare ?

 

Les mots lui viennent mal, les phrases n’émergent pas.  Paùlo n’a jamais ressenti le besoin de s’exprimer, il n’a pas eu le temps, de cultiver ses capacités d’analyse pour explorer ses sentiments, il n’est capable que de subir ses impressions, de répondre à l’élan de son corps.

Il rentre dans la maison. Il a froid. Le froid gèle ses épaules. Et son esprit. Il se laisse tomber sur la chaise de bois devant la table. Les restes de son dîner sont là, le saucisson entamé, le verre de vin à demi vide. Une souris a grignoté le pain, maintenant sec. Il se sent sec comme ce pain, vide comme ce verre. Il coupe une tranche de saucisson, il a faim, comme toujours après des épreuves trop difficiles. Mais il mâchonne, la nourriture ne passe pas.

 

Il ne sait rien d’elle, elle ne lui a rien raconté d’elle. Alors que lui, il lui a confié l’essentiel de son être, son père, sa mère, son enfance. L’a-t-elle écouté ? Elle n’a rien ajouté. Pourquoi n’a-t-elle rien demandé de plus ? Sur les raisons de son engagement militant ? Elle n’a jamais prononcé un seul mot concret sur son histoire, elle n’a pas révélé le moindre indice pour saisir sa réalité. Elle est célibataire, professeur au collège des Paludes, mais encore ? Elle est jolie, et elle peut avoir peur. Et alors ? Elle peut avoir peur, et en même temps, elle ne craint pas une promenade nocturne en forêt, elle ne paraît pas redouter l’image des hommes cagoulés, des vengeurs armés. La terreur, comme si elle n’avait pas compris la nature de la terreur. Il se perd dans ce cahot d’impressions, ce tissu de contradictions, il y a sans doute quelque part une explication rationnelle

Il aurait pu participer à son initiation, puisqu’elle semble intéressée, l’aider à comprendre. Elle semble : mais qu’en est-il en réalité ? Il lui aurait décrit ces interminables discussions avec ses camarades de Fac, à Nice. Comment il a découvert peu à peu la nécessité de son combat. Bien que vital pour lui, cet aspect peut-il l’intéresser ? Certes, elle n’a jamais paru s’ennuyer, quand, à l’occasion, il a développé son propos. Mais a-t-elle perçu qu’il était indissociable de son investissement sans retour dans la lutte politique, même s’il doutait aujourd’hui des effets positifs de la violence ?

Un militant, et a fortiori un clandestin a-t-il le droit de se laisser distraire, de prendre le temps d’être un homme ordinaire ? Un homme qui se pose pour réfléchir. Ou bien doit-il être emporté par l’action ? Lui est-il possible de se laisser entraîner par cette jeune femme ? Claire. Il l’a draguée par défi, il ne s’est pas méfié. C’était un jeu, cruel. Et voici qu’elle l’a envahi. Il conçoit bien que le discours politique n’est pas le meilleur moyen pour la conquérir. Il pressent le danger d’un tel comportement. Mais a-t-il encore le choix, aujourd’hui, ce matin ?

Même les terroristes peuvent mourir.

Mourir d’amour, pense-t-il, non sans mesurer le ridicule de cette formule qui colle pourtant si bien à son sentiment.

 

Il relit ses pensées de solitaire, consignées dans un cahier d’écolier de petit format. Il ne devrait pas écrire. Dangereux de laisser des traces. Mais il reste un intellectuel, qui pose des bombes à l’occasion. Il ne peut pas s’empêcher d’écrire, c’est le seul exutoire à sa solitude.

 

« La culture de mon pays était en train de disparaître sous la pression de la modernité politique, je me suis donc convaincu que je ne pouvais rester sur le bord du chemin. Il m’était insupportable de laisser le Général De Gaulle aménager un centre d’essai nucléaire dans le désert des Agriates, ou Georges Pompidou prôner la renaissance économique de la Corse par le tout tourisme de masse. Il m’était intolérable de voir le spéculateur Flatto Sharon coloniser la plaine de Figari, au pied de l’Alta Rocca. Je me refusais à voir les trafiquants de l’immobilier bétonner les côtes de mon île, exploiter la population, importer des travailleurs étrangers pour nous chasser. »

 

Bientôt, tout le monde aura oublié ces péripéties qui n’ont de l’importance que pour eux. Et avec eux le souvenir d’Altieri, le professeur d’histoire égaré dans le terrorisme. On ne se rappellera  encore et toujours que des Corses mendiants, les mafieux, les rois de la pension injustifiée. Par exemple, le RMI que  Paùlo a été contraint de solliciter, pour survivre, puisqu’on lui refuse le droit de travailler. Depuis son licenciement du collège, personne n’a jamais répondu à une seule de ses demandes d’emploi. Il pose son stylo – il écrit encore avec un stylo à plume -. Il rêve, il songe. Il était trop jeune pour participer à l’affrontement d’Aléria avec Edmond Simeoni. Quand il a commencé à militer, la gauche était au pouvoir, les plus anciens du Front étaient partis en prison, certains déjà sortis de taule. Ils portaient une histoire. Oui, quand Altieri a participé à sa première conférence de presse clandestine, il croyait    que le recours à une certaine violence était nécessaire pour lutter contre ces attentats contre la culture. Il a choisi d’utiliser les bombes en guise de discours politique. Et, quand il voit les côtes de Corse à peu près intactes, il pense qu’il n’a pas eu    tort.

Claire ne lui a pas laissé le temps de conter toute cette saga. Elle n’a rien demandé de plus. N’est-elle intéressée que par elle-même ? Le frisson de la peur lui suffit-il pour avoir l’impression de vivre ? Allez savoir, avec ces jeunes femmes. Il ne déchiffre rien de tout ça parce qu’il n’a pas eu le temps d’apprendre. Absorbée par ses combats, ses joutes, ses actions et leur préparation, sa vie d’adulte est presque passée. Il ne sait rien d’elles. Il ne sait rien d’elle.

 

 

 

 

– 28 –

 

 

D’abord, elle n’a pas compris que son sommeil s’en allait. Les ombres nocturnes se dissipent. Ce n’est rien d’autre qu’une demi conscience. Un flottement entre le rêve et la réalité. Faut-il déjà se lever ? Elle n’en est pas capable. Un engourdissement pèse sur tous ses membres. Il lui interdit de se sou­lever, l’incite à accepter un moment de paresse. Pas encore. Puis elle s’aperçoit que cet éveil bizarre suit une nuit agitée. Une angoisse lui gonfle la gorge et l’empêche de respirer.

Claire se retourne une dernière fois dans son lit à la recherche d’une somnolence de petit matin. Par les claustras des volets, la lumière légère de l’aube pénètre dans la chambre : on atteint les jours les plus longs de l’année. Elle regarde sa montre. 4h 59. Ses efforts sont inutiles. Elle allume la radio.

RCFM, Radio Corse « Frequenza Maura ». Un bout de publicité pour un supermarché local. Puis la voix du journaliste : très émue, bouleversée.

– Corse, encore une tragédie. Le commissaire honoraire Pierre Charlier a été abattu hier soir à Aiacciu. Le ou les meurtriers l’attendaient sur un parking de France 3, où il venait de participer à un débat télévisé. Les tueurs n’ont laissé aucune chance à Charlier, atteint de quatre balles. Les meurtriers ont réussi à prendre la fuite…

Claire est si stupéfaite qu’elle ne parvient pas à réagir. Elle n’y croit pas. Mort la plus imbécile, la plus horrible des morts ? Un attentat ? Mais pourquoi ? Ce type ne voulait de mal à personne !

Elle émerge. Pour mieux plonger en plein cauchemar. Elle crie.

– Charlier ! Comme Georges !

Elle réalise soudain.

Charlier ? Ils sont fous. Fous comme des bêtes féroces. Ce sont des hyènes, des chacals… Charlier ! Mais pourquoi lui ? L’homme sympathique par excellence ! Charlier, elle le connaissait. Un vrai brave type : une crème.

Elle se lève, enfile son survêtement de sport, ouvre la fe­nêtre en grand. Le temps est gris, maussade, mais l’air est chaud. L’été est là.

 

Il n’y aura pas d’été pour ce pauvre homme. Ils sont ignominieux. Mais qu’est-ce qu’on peut, qu’est-ce qu’on veut imaginer ?

À la radio, le speaker débite de nouvelles précisions. Tous les détails. Les premières hypothèses. Le Front, peut-être. Mais il faut être très prudent. Des incontrôlés peuvent profiter de la situation. Elle repense à l’horrifiante scène de l’autre nuit, quand  Paùlo lui a confié ses doutes, ces types qui avaient décidé de tuer pour tuer. Nausée.

Un deuxième journaliste raconte la carrière de la victime. Sans accent corse.

– Originaire de Guéret, Pierre Charlier vivait parmi nous à Corte. Il était venu chez nous voilà quinze ans, pour prendre la direction du corps urbain d’Ajaccio comme commissaire de police. Il vouait une vraie passion pour notre pays. En s’installant dans l’île, il avait épousé la Corse. Sans arrière-pensée. Il ai­mait la Corse. De retour sur le Continent pour prendre d’importantes fonctions à la Direction de la Police nationale, il n’avait pas coupé les ponts. Il revenait ici pour les vacances. Il affirmait qu’il était chez lui, dans l’île. Il avait construit une maison dans le lotissement du quartier de la Gare à Corte. Il s’est lié avec les familles de la ville, en particulier avec la tribu Casanova. Dès sa retraite, continental comme sa femme, il est « rentré au pays », selon sa formule. C’est-à-dire en Corse. Il s’est impliqué avec ardeur dans le débat politique. Hier soir encore à la télévision, il avait ferraillé dur avec les nationalistes et les anti-nationalistes. Pierre Charlier était un homme de grand courage. Commissaire honoraire, mais surtout honorable.

Partir ? Fuir ? Abandonner ses gamins ? Les Continentaux ont-ils leur place ici ?  Elle est découragée.

Charlier, zappé. Quelle horreur.

Et Altieri. A-t-il participé à cette action ?

 

Ensuite, les jours de deuil. La télévision, la radio, les journaux dégoulinant de condamnations hypocrites, des pleurs amers, des hypothèses sans fondement, des pistes d’enquête qui sont autant de cul-de-sac, des proclamations de guerre plus ridicules qu’efficaces. Les ministres et les hommes politiques affluent de nouveau vers la Corse. Touchée au cœur, clament-ils. Le Ministre de l’Intérieur accuse sans preuve les « sépara­tistes » d’avoir perpétré le meurtre. Et d’annoncer dans la foulée que toute dénonciation des maquisards du F.L.N.C. serait payée de retour. Payée en cash. Du coup, pour désigner le mouvement séparatiste, on oublie d’employer la sacramentelle formule : ex-F.L.N.C.. Dans les jours de malheur, on ne se cache plus derrière son petit doigt. Pour qu’on soit certain de reconnaître ceux qu’un journaliste a stigmatisés comme la « bande des fugitifs », la préfecture a décidé de placarder dans toute l’île une affiche regroupant les portraits des suspects, tous responsables du Front. Impression en noir et blanc. L’Affiche noire.

Après quelques heures de silence, les Nationalistes « officiels » ont rejeté toute responsabilité.

 

– 29 –

 

Comme si ce climat politique détestable ne suffisait pas, la météo joue des siennes, les conditions atmosphériques se sont détériorées : de mémoire de vieux Corse, on n’avait jamais vu de telles pluies si tard dans l’année… Depuis le déluge. Ou presque.

Il faut monter à Corte pour les obsèques, dernier hommage rendu par l’Ile unanime au policier assassiné. Temps lugubre pour des funérailles de tragédie. Claire a accepté d’accompagner Mariana Acquaviva à la cérémonie.

Puisque pour Mariana nul pays n’est plus beau que la Corse, les enterrements et les cime­tières corses sont d’évidence les plus admirables du monde.

– Tu verras, a prédit la vieille dame, les Corses ne sont jamais si bons, si grands que pour les enterre­ments… Ils s’exhibent en spectacle. Spectacle d’eux-mêmes dans les affres de la tragédie. Tu ne dois pas le rater, tu en apprendras plus sur l’Ile en deux heures que dans toute une vie. La Corse est une île de mort. Le culte des morts envahit l’espace mental. On y côtoie la mort à chaque pas, les défunts sont mieux logés que les vivants.

 

Montée du col de Vizzavone en pleine crasse, comme en hiver. Visibilité nulle. Claire observe sans aucun plai­sir son amie conduire sa Corsa avec une audace déplacée, sans cesser de bavarder comme si cette expédition n’était qu’une partie de plaisir. Du plaisir, dans le brouillard triste qui s’épaissit à l’approche du col. Ascension interminable vers un paradis obscur. L’autre paradis, là où errent les ombres des Corses disparus. On ne voit plus d’un virage sur l’autre. Les rares voitures croisées roulent tous phares allumés, et protestent à grands coups d’avertisseur contre les hardiesses de Mariana qui coupe les tournants sans vergogne. Claire a l’estomac au bord des lèvres. Elle a serré fort sa ceinture de sécurité. Recroquevillée sur son siège, elle tente de ne pas regarder les bas-côtés de la route trop sinueuse. Comment son amie ne voit-elle pas les ravins qui s’ouvrent à chaque mètre sous les roues ?

Au col, sous la grande allée d’arbres filant vers la mai­son forestière, des gouttes d’eau noire tombent des branches, la lumière est crépusculaire, alors qu’on est à la fin d’une matinée d’été.

Dans la descente, le temps s’est éclairci. Mais pas de répit pour la peur, la conductrice profite de l’embellie pour accélérer. Comme si elle était pressée d’arriver, comme s’il était ur­gent de se précipiter dans la cohue des « flagellants du jus de crâne », selon l’aimable formule de Mariana.

À Venàco, des gendarmes ont dressé un barrage, la voie est coupée, l’itinéraire direct est interdit. Mariana doit en­gager sa voiture sur une étroite route de campagne pour re­joindre l’un des parkings aménagés aux abords de Corte. Au détour d’un virage, on aperçoit, dressé sur un piton, le clocher baroque d’une église, entourée en rangs serrés de maisons ruinées. Poggio, lit-elle sur un panneau indicateur. Poggio, Poggio… Tandis que la Corsa se rue à toute vitesse dans une descente vertigineuse vers la vallée du Tavignàno, Claire veut se retourner pour voir le village, mais la vision fantasmatique a été reprise par la montagne.

En face de grands escarpements pelés, ras, pas un arbre, des nuages qui s’accrochent encore aux sommets. Le Bozzio, indique Mariana. Et, très loin, au confluent de trois gorges, la Ville-citadelle.

 

Les deux femmes ont dû abandonner la Corsa aux lisières de l’agglomération, dans un grand champ de foire où stationnent côte à côte des centaines de voitures. Elles sont montées à pied vers le centre historique de la cité agrippée à un piton rocheux, au-delà d’un pont génois en dos d’âne qui saute par-dessus la fin des gorges du Tavignàno, grossi quelques di­zaines de mètres plus haut par les eaux de la Restonica. Vue d’en bas, l’agglomération apparaît austère, hostile : de hautes maisons grises aux murs percés d’étroites fenêtres, meurtrières dans un rempart. Écrasant le tout, la masse de la citadelle bâtie par les Génois au sommet de l’éperon.

 

Une étrange torpeur paralyse la ville. Il y a foule, mais on parle si bas que l’on entend le raclement des semelles quand les gens peinent pour monter la côte vers le centre, ils tentent en vain de se protéger contre le crachin qui tombe par intermittence. On débouche enfin sur une place de forme irrégulière dominée par la statue monumentale d’un héros du 18° siècle.

– Pasquale Paoli, indique Mariana avec du respect dans la voix.

Quand Claire se retourne, elle prend la mesure de la longue et étroite avenue bordée de maisons grises aux volets fer­més, qui descend vers le nord. Le cours Paoli. Tout se réfère à Paoli. Tout est plus corse que corse.

Claire est venue à Corte en septembre. La ville était submergée par les touristes, la visite de la cité symbole de la Corse est une étape incontournable. Elle se souvient : la place en­vahie par les autocars allemands et italiens, les terrasses bondées de marcheurs, qui dégustaient une bière, les pieds posés sur leurs sacs à dos. C’était dans une autre vie.

Elle devrait être triste, éprouver des sentiments de deuil, compassion pour la veuve de Pierre Charlier, pitié pour la Corse. Elle doit se contenter d’un certain ennui. Les touristes ont déserté la ville. Les lieux ne sont plus occupés que par les pèlerins de la mort et par les bataillons d’hommes bleu marine, les policiers. Des C.R.S., des gendarmes, des gardiens de la paix, certains en tenue de parade, d’autres en treillis de combat. Comme si les autorités n’avaient pas pu se décider sur le vrai caractère de la cérémonie ambivalente : enterrement solennel ou manifestation politique ?

 

Pour approcher de l’église, il faut encore gravir une rue escarpée, pavée, coupée de marches lorsque la pente est trop raide. L’ancienne cathédrale d’un diocèse disparu est un bel édifice baroque. Peint en beige et blanc le campanile à étages multiples est typique du style génois généralisé dans l’île. Le chapeau de la tour est revêtu d’or.

– L’Annonciade, dit Mariana. L’enterrement est là. Mais il n’est pas certain que nous trouvions de la place, la nef est petite.

Des centaines de personnes sont agglutinées. Silencieuses ou murmurantes. Au passage, on reconnaît des figures célèbres de l’île, mêlées aux anonymes. Beaucoup de lunettes noires pour masquer les regards et l’ex­pression.

Le ciel s’est un peu dégagé, malgré les nuages qui mas­quent encore les sommets, dans un grand éclat de soleil le clocher sur­git de la grisaille, la belle construction d’or et de nacre se détache sur un pan bleu pâle… Les cloches sonnent le glas, les policiers filtrent les arrivants, des incidents opposent des Corses aux journalistes du Continent qui veulent entrer à tout prix. Ils sont des dizaines. Des caméras de télévision, des micros de radio, des appareils photos, des flashes qui éblouissent. Ils se sont abattus sur l’île comme des volées de vautours sur une cha­rogne et les gens grondent : de nombreux Corses imputent à la presse une part de responsabilité dans les événements en général, dans le meurtre de Pierre Charlier en particulier.

Sur l’étroite place pentue qui s’ouvre devant l’église, on s’entasse, la masse humaine déborde dans les ruelles alentour, sur les escaliers, sous les passages couverts qui mènent à la cita­delle, on monte dans les étages, des hommes et des femmes s’ac­crochent aux fenêtres. Mariana ne s’était pas trompée : ils sont tous venus pour prendre part, pour contempler le grand spectacle de la mort…

 

Zia Acquaviva reconnaît dans le service d’ordre un des policiers en civil, d’un sourire, elle négocie un passe-droit, le fonctionnaire laisse entrer les deux femmes. Au cœur de la nef, sous les voûtes peintes à fresque, le cer­cueil du commissaire Charlier.

Dans la pénombre, on distingue le drapeau tricolore drapant le catafalque, puisque le défunt était fonctionnaire de l’État. Il est élevé au rang de héros dans cette guerre terroriste qui ensanglante l’île. Depuis la veille, pour assurer la garde et l’ultime hommage, se sont relayés les en­fants du défunt, des amis, des inconnus désireux de manifester leur solidarité, ou simplement de participer au rituel mortuaire. Claire ne parvient pas à admettre la réalité de cette scène. Comme si le cercueil n’était qu’un élément de décor, une boîte de bois vide enveloppée du drapeau national.

Le brouhaha s’apaise. Encadrés de leurs gardes d’hon­neur les étendards pénètrent dans l’Annonciade. Toutes les sections d’anciens combattants ont été  rameutées. Certains des porte-drapeaux ne sont que des vieillards chenus et tremblotants qui ne se souviennent plus pourquoi ils sont là. D’autres sont des jeunes, souvent coiffés du béret rouge des paras, les yeux masqués par les inévitables lunettes noires. Tous ils formeront tout à l’heure une haie de gloire à la sortie de l’église. Pour le moment, ils abaissent leurs emblèmes en signe de deuil. Ils sont englués dans une gangue de petits notables ceints de leur écharpe tricolore, la foule s’ouvre pour accueillir les « autori­tés civiles et militaires », une multitude d’uniformes bleus ou gris souris. Les politiciens du Continent, et les grands féodaux de l’île menés par le Président de la Région.

Le Président est le parrain de l’île : petite taille, mais posture arrogante, profil d’aigle, les cheveux argentés, plénitude physique et mentale. Sa posture manifeste l’orgueil d’un véritable héritage dynas­tique. Le regard noir est d’une prodigieuse intensité : regard dominateur du condottiere de la Renaissance.  Autour se pressent les amis. Ils entourent la veuve du commissaire assassiné, une petite femme. Mince, habillée de noir, sans cha­peau, sans voilette, le visage nu. Un visage émacié et impas­sible. Visage de momie, crispé dans l’ombre d’un sourire sans expression. Figé de­puis que l’autre nuit un coup de téléphone l’a avertie sans ménagement que son mari venait d’être abattu par un tueur.

Tous les grands acteurs et les figurants sont réunis. L’office peut commencer. On récite la prière des morts. La messe est dite. Une ho­mélie assez plate de l’officiant est retransmise par haut-parleur pour que la foule restée dehors puisse entendre. Violence, victime, terro­risme, paix, fraternité.

Puis le glas. Les coups sourds et lourds et lents du battant sur la cloche, ils retentissent sur les murs, sur les pierres, sur les collines et les montagnes. Très loin. En Deçà et au-delà des monts. Et son écho. U Ribombu[11]. Le glas est l’esprit des morts qui pèse sur la Corse.

Pour une fois, pas une seule bannière corse n’apparaît dans le décor envahi. Et pour clôturer la cérémonie, aucun de ces chants graves interprétés à voix polyphoniques par les hommes du Niollo ou de la Castagniccia.

– Il se tenait pour un vrai Corse, murmure Mariana à l’oreille de Claire, mais Charlier était trop « du Continent » pour être un proche des nationalistes : pas un groupe n’a accepté de chanter pour la mort de l’homme hissé par la bonne société sur le bouclier symbolique des héros.

La cérémonie religieuse est terminée. Précédé par la forêt d’étendards tricolores qui claquent dans le vent, le cercueil est porté à bras d’homme par des anciens combattants. Le cortège descend à pas comptés les grandes volées d’escaliers qui mènent à la place Paoli. Silence absolu des centaines, des milliers de spectateurs, qui sont plutôt des participants, des manifestants… Sur la place, face à la statue de Babbu[12], face à la vieille ville, face à la citadelle, l’estrade pour les bavards, des tréteaux pour le cercueil. Le dernier hommage à Pierre Charlier sera rendu sous les yeux surpris du père de la Nation corse.

 

Mariana et Claire n’ont pas rejoint la place. Elles se sont accoudées au para­pet de la rue en pente pour écouter les discours. Vibrants ou plats, inquiets et tragiques, voire simplement administratifs : toute la gamme de circonstance. Le Maire, le Préfet de Région, les dé­putés, l’envoyé du Président de la République et celui du Premier ministre, les délégués de la gauche et les représentants de la droite, les grands et les petits chefs de clan. Tous se succèdent à la tri­bune pour débiter leur petit speech, ou se lancer dans de grandes envolées lyriques… Avec un bel ensemble ils fustigent le nationalisme criminel et terroriste, ils déplorent le délabrement de l’État de droit… L’habituelle logorrhée est amplifiée à n’en plus finir par l’écho sur les montagnes rêches. Le meurtrier sera mis en état de nuire. Il sera puni, et avec lui ses complices. Pas de merci. Pas question de transiger avec ceux pour lesquels la violence est l’argument ultime. Des mots qui oscillent entre l’outrance et le banal. Des clichés d’images et de lan­gage. Les circonstances méritaient mieux.

Seul tranchent les quelques mots pudiques du Parrain :

– Charlier était un vrai courageux. Il était grand. Il s’était lancé avec témérité dans le combat de la réconciliation. Il était le meilleur. Il a mérité d’être des nôtres. Pour manifester l’ampleur de notre dette à son égard, je propose que nous proclamions Pierre Charlier citoyen d’honneur de la Corse.

Applaudissements nourris, mais l’ovation est estompée par le fracas de l’hélicoptère loué par une chaîne de télévision pour relayer le reportage en direct de la cérémonie. Claire n’écoute plus, elle se contente de laisser venir à elle les mots portés par le vent, amitié, martyr, courage, valeur.

–  Citoyen corse… C’est un comble, proteste Mariana. Tous ces gens-là, tous les présents, ils haïssent cette expression. Et voilà qu’ils décernent cet hommage à Charlier ? Les Corses ne sont à l’aise que dans ces contradictions. Comme dans les cérémonies funèbres. Je te l’avais dit.

Pour porter la bière, les anciens combattants sont relayés par des policiers municipaux déguisés en gardiens de la paix. Ils ont hissé le cercueil sur leurs épaules. Précédé par un véhicule de police, le cortège s’engage dans le cours Pasquale Paoli. Lui, dans sa caisse, Charlier, devant. Et derrière, la foule. Des milliers de Corses, qui marchent d’un seul pas, dans un silence grave et digne. Cinq mille, six mille, sept mille personnes ? Plus en­core ? Entre les deux murailles ténébreuses des maisons, la coulée humaine déborde de l’artère. Coulée visqueuse, foule sombre. Mariana avait raison : dans ces funérailles, les Corses révèlent leur goût immodéré pour la tragédie.

Mariana avait promis à Claire un grand spectacle, elle lui avait assuré qu’elle se souviendrait toute sa vie de ce voyage dans la profon­deur des siècles. La jeune professeur sait, elle a vu. Elle se souvient des paroles prononcées naguère par Altieri : dans cette île, on ne cesse de se diviser, on lutte, souvent à mort, entre familles, entre clans, entre gangs. Vendettas ou règlements de comptes, on tue, on assassine, on s’entre-tue, on abat l’adver­saire. Pour ensuite se réunir afin de mieux magnifier les rites ancestraux de la mort. Nul ne saurait se soustraire à la cé­rémonie sous peine de s’exclure de la société. Telle est la seule loi dont l’application ne supporte aucune exception dans ce pays.

Claire s’est laissé emporter, angoissée par la cohue qui la submerge. Une foule bruissante de conversa­tions à voix basse, comme si on se trouvait encore dans l’église. Là, elle sent l’été venir, dans l’odeur des transpirations qui exsude des corps chauffés par le soleil et la promiscuité.

 

À un moment, la jeune femme est heurtée par un militaire en uniforme de sortie, képi noir et uniforme bleu, rehaussé par la fourragère argentée, les galons argentés, la brochette de décorations. Cette silhouette ne lui est pas inconnue, lui semble-t-il. L’homme se retourne : elle identifie le major Lanfranchi. Il la sa­lue trop poliment. Sourire contraint. Il marche un moment à ses côtés, avec lenteur, remarque-t-elle, moins vite que la foule. Comme si le gen­darme désirait séparer Claire de son amie Mariana. Elle n’y prend pas garde. Il reste d’abord silencieux, comme s’il hési­tait à parler. Puis, sans la regarder, il se lance. Sa voix très basse domine à peine le crissement des se­melles sur la chaussée, les vrombissements de l’hélicoptère qui rode encore au-dessus de la ville.

– Je suis heureux de vous voir. Je devais vous transmettre depuis plusieurs jours un avertissement…

Il laisse sa phrase en suspens. Comme la réplique ne vient pas, il précise.

– Vous devez être très attentive, Madame. J’ai obtenu un renseignement capital. Le tueur de Charlier, c’est votre ami, ou peut-être l’un de ses proches. J’ai parlé d’Altieri. Enfin, je vous aurai prévenue. Ne le revoyez pas, les risques sont d’importance.

L’homme affiche une expression butée. Claire le voit comme un gamin furieux d’avoir été exclu d’un jeu, comme un solitaire qui rumine trop de pensées tristes le soir dans son austère lit de camp militaire.

Le major Lanfranchi esquisse un petit salut bref, sans un mot de plus il s’esquive dans la foule qui s’éclaircit.

 

 

– 30 –

 

 

Lorsque Claire relève la tête pour chercher Mariana, son amie a disparu, charriée par le tourbil­lon de la cohue. Elle ne s’affole pas. Rien ne l’inquiète plus. Pour se retrouver, il suffit de sortir du courant, de rejoindre la voiture, en dehors de la ville. Ce qu’elle entre­prend, mais les rangs se sont resserrés. Pardon, pardon, les gens ne se poussent pas, comme si la multitude ne pouvait se diviser. Claire marche tête baissée, ouvrant le flot avec les deux mains. Elle a l’impression de remonter le flux d’un torrent. Parfois, elle a tant de mal qu’elle est repoussée par la multitude, elle doit reculer… Elle parvient à dériver vers le bord du fleuve. La foule s’éclaircit enfin, la jeune femme atteint le haut du cours. La place Paoli est vide, l’estrade abandonnée. Des ouvriers dé­crochent les calicots et les bannières, d’autres balaient la chaussée, les terrasses de café sont ouvertes, rien ne s’est passé. Claire respire : décompression…

Elle est bousculée sans ménagement par un in­connu. L’homme a l’allure d’un très vieux paysan tout habillé de velours noir, chapeau noir, gros godillots, démarche hésitante. Grosse moustache.

Tout est faux, elle s’en rend compte tout de suite. Ce maquillage trop soigné est une œuvre d’art. Claire a perçu plus qu’elle n’a vu le sourire malicieux qui ne peut pas tromper.

– Vous ici ? C’est de la folie ?

– Mais nous sommes tous là. Nous sommes tous fous. Regardez.

Autour d’elle, une bande de vieux. À y regarder d’un peu près cependant, les démarches sont trop lestes pour des vieillards.

– Nous sommes des Corses. Nous ne pouvions nous dé­rober à la cérémonie, après tout, on ne lui en voulait pas à ce type. Un retraité ! Et quand il était flic, il nous a ménagés. Il a eu le malheur de devenir un symbole.

Son cœur bat plus vite. Dans ses artères de Claire, les pulsations du sang sont plus fortes, elle vibre, elle se sent plus légère… Oui, elle est émue. Le regard de Paùlo Altieri furète, à la recherche d’un ennemi potentiel. Elle veut poser une question, le « Vieux » la coupe.

– Nous discuterons plus tard. Vous voyez, toute la Corse était là pour ces funé­railles.

 

Altieri n’a pas eu le temps d’en dire plus. Des policiers en civil se ruent, suivis par la lourde cavalcade d’un peloton de gendarmes mobiles, il y a bous­culade. Et les vieillards de s’égailler comme une volée d’étourneaux sou­dain juvéniles, on voit des capes noires qui volent, des paniers de victuailles abandonnés sur la chaussée, des cris, une jambe anonyme se tend pour stopper la course d’un gendarme qui tombe en jurant. Un de ses collègues se précipite sur Claire. Il l’apostrophe :

– Eh vous, ne filez pas. Je vous ai vue parler avec eux.

Elle se débat.

– Qui eux ?

– Les terroristes.

– Quels terroristes ?

Énervé, le militaire allonge une claque à Claire. Elle tombe par terre, s’écorche le genou. Elle peste contre le fâcheux.

– Vous me le paierez, je me plaindrai à votre patron.

L’homme ne l’écoute pas. Il parle, très vite, dans une radio portative. En réalité, il crie.

– Chef, on en a une.

– Pas la peine de gueuler comme ça. Je te reçois fort et clair, je suis près de toi.

Deux autres gendarmes neutralisent Claire en lui serrant très fort les avant-bras. Elle râle.

–  Allez, lâchez-moi.

– Pas avant que le patron soit là !

Elle reconnaît Lanfranchi qui s’approche, suivi par le commandant Schmitt. Elle se plaint :

– Vos hommes me brutalisent.

Le major la regarde sans prêter la moindre atten­tion à la protestation.

– Encore vous, hein ? Vous ne m’avez pas entendu ? Je vous avais pourtant conseillé de vous tenir tranquille ! Elle nous fait chier cette emmerdeuse !, ajoute-t-il à l’attention de son supérieur. Puis, se retournant vers les gendarmes :

– Alors ?

– Mes respects, mon commandant. On a vu cette femme parler avec le groupe de terroristes. Elle n’a pas cherché à se sauver.

– Vos explications, Madame le professeur ?

– Il n’y a pas d’explication. Je demandais mon chemin à ce groupe de vieilles personnes lorsque ces gendarmes se sont précipités sur ces malheureux. J’ai alors constaté qu’il s’agissait en effet de jeunes gens déguisés.

– Et, bien sûr, vous ne connaissiez personne ?

– Comment voulez-vous que je connaisse quelqu’un ?

Lanfranchi serre les poings.

– Celle-là, elle a toujours une belle salade à vous ser­vir !

Il s’adresse au gendarme qui a frappé Claire.

– Chef Le Louarn.

– Au rapport.

L’homme claque des talons, il se fige dans un garde-à-vous cocasse tant il est rigide. On a l’impression d’entendre les oripeaux de son armure cliqueter.

– Vous pouvez relâcher cette femme. Impossible de prouver qu’elle n’est pas de bonne foi… Quant à vous… Rapport. Eh bien, justement, je vais être obligé de rédiger un rapport. On ne frappe pas les per­sonnes interpellées. Pas de coups gratuits. Surtout lorsque la dame est habile comme une vipère.

Claire ne relève pas. Les gendarmes l’ont lâchée. Non sans laisser quelques bleus sur ses bras. En fulminant elle déboule en courant dans les rues qui mènent vers la petite plaine du Tavignàno. Les voitures ont déserté le champ de foire, ne reste là que la Corsa de son amie, qui l’attend, inquiète. La jeune professeure s’installe dans le véhicule, elle raconte sa petite aventure, montre son genou écorché, ses bras marqués.

– Quels salauds, ces pandores. Je vais porter plainte.

– Tu as des témoins ?

– Oui, les gendarmes. Je les obligerai à déposer.

Elle joue la femme furieuse. En vérité, elle est très contente d’elle.

Mariana démarre en trombe. « Sur les chapeaux de roue ».

 

 

– 31 –

 

 

De retour chez elle, le lendemain en fin d’après-midi, elle n’a pas le temps de passer le porche de son im­meuble que la voici assaillie par une meute de gendarmes. Encore eux ? Elle peste. Tout recommence. Elle identifie le gradé qui l’a frappée à Corte. Elle est menottée, tirée vers la Peugeot grise. On se met en route. Sans hâte exagérée : elle imagine que ses interpellateurs – ses ravisseurs – ont compris, un excès de précipitation éveillerait trop de curiosité dans le quartier. « Son » auto est précédée par une fourgonnette bleue de la gendarmerie, gyro­phare tournant, mais sans sirène.

Que lui veulent-ils ? Admettront-ils enfin qu’elle est hors du coup ? Elle en a marre de ces interpellations, injustifiées. Marre. Et de leurs jeux de matamores. Mais puisqu’elle n’est pas assez forte pour résister, elle simule le sommeil, la seule attitude concevable face à ces brutes. Elle imagine dans quelle direction peut s’orienter le convoi. Sans doute vers la caserne d’Aspretto. Quand elle rouvre les yeux, sa voiture prison franchit en effet la chicane qui protège le complexe policier.

Le major Lanfranchi s’avance pour accueillir son « invitée », il est en uniforme de travail, plus raide qu’un chevalier en armure. Il ouvre la portière en personne, il intime à Claire de le suivre.

– Je ne peux pas marcher avec ça, feint-elle de geindre en montrant ses poignets entravés.

Le major hausse les épaules, il ordonne de retirer les menottes. Clic Clac, les bracelets sont ouverts. Comme tout le monde dans ces circonstances, Claire se masse les articulations pour rétablir une circulation normale. Elle suit le groupe en traînant les pieds. Ils sont lourdingues, ces types.

On entre dans le bâtiment minable, les lieux exhalent la même odeur fade, mélange de produits détergents, de poussière, de graisse d’arme. Le Major la précède dans son bureau. Il est maladroit, emprunté, en porte-à-faux avec sa courtoisie de façade.

– Asseyez-vous, Madame. Vous connaissez le cé­rémonial, n’est-ce pas ?

Mais la douce Claire a décidé d’être insupportable. Elle a choisi cette manière de réagir, de renverser les tabous. Elle ne s’assoit pas. Elle parle fort,  elle crie.

– Je tiens à protester contre cette situation insoutenable. Hier on me bat, aujourd’hui, on m’enlève… Je ne parlerai qu’en présence de mon avocat.

– Après vingt heures de garde-à-vue, d’accord. Vous êtes en retard d’une loi. Pour commencer, vous n’êtes pas en garde-à-vue. Alors ?

–  Je proteste, hurle-t-elle encore un peu plus fort, avec la dernière vi­gueur contre les violences exercées à mon encontre par vos hommes.

– Hum… Un geste un peu malheureux. Il y aura des sanctions…

– Vous pouvez me reconduire chez moi, je dois me laver, vous voyez que je suis crasseuse comme un pou.

Le regard du major montre qu’il ne trouve pas Claire si crasseuse, qu’elle serait même à son goût. Toujours cette chanson avec les hommes. Merde. Sans crier gare, elle se dirige vers la porte qu’elle ouvre. Lanfranchi lui pince brutalement le bras.

– Ah, vous faites chier, vous me faites mal !

Elle est décidée à provoquer un maximum. Du bruit, du raffut. Brailler.

– Allez, Madame, venez, soyez raisonnable, sinon je se­rai obligé de prendre les grands moyens, la loi me l’autorise, dit le sous-officier d’une voix « lourde de menace ».

 

Deux jeunes gen­darmes costauds la plaquent sur son siège. Elle se débat, elle agite ses jambes, elle se débat, elle crie, elle beugle. Pas de résultat. Ici, on est loin de tout, ils peuvent tout se permettre, personne pour la secourir. Elle se redresse, elle court vers la porte. Fermée à clé. Elle se précipite vers la fenêtre, elle se sent capable de se jeter à travers les vitres, malgré les barreaux qui ferment l’embrasure. Les hommes la rattrapent, ils doivent se mettre à quatre pour la maîtriser. Claquement des menottes dans son dos, elle est attachée au tuyau d’un radiateur, et dans l’incapacité de bouger : à chaque mouvement, l’acier des pinces laboure un peu plus la chair de ses poignets, « ils » ont réglé la fermeture au plus juste. Le major s’ap­proche. Il vient la narguer ? Elle lui crache au visage.

– Salopard.

Impavide l’homme s’essuie le visage d’un revers de main. Il s’assoit de­vant son ordinateur portable posé sur une petite table basse.

– Je vais procéder à votre interrogatoire. Interrogatoire en bonne et due forme, cette fois. Nom, prénom, profession, date de naissance ?

Claire a décidé de se taire. C’est la loi de l’emmerde­ment maximum appliquée au pied de la lettre. Le major soupire. Il écrit :

– Ce jour, 21 juin 200… à 17 h 15, a été entendue par nous, Lanfranchi Pierre, major de gendarmerie, offi­ciant en qualité d’officier de police judiciaire dans le cadre d’une commission rogatoire délivrée par le juge Nicolas Haerbin , juge d’instruction auprès du Tribunal de grande instance de Paris chargé de l’information ouverte contre X. pour association de malfaiteurs en liaison avec une entreprise terroriste, à la suite  des attentats commis dans le département de Corse-du-Sud en mai et juin de cette année…

Il lit la carte d’identité de Claire :

– … la dame Nolleau Claire-Lyliane-Sophie, née le 30 mai 1974 à Gallup, État du New Mexico aux États-Unis… Ah, vous êtes américaine ?

Claire hausse les épaules, mais elle se tait.

– … C’est comme vous le voulez… De nationalité française, fille de Fop, Steven, de nationalité américaine, et de Nolleau, Marguerite, de nationalité française. Votre père ne vous a pas reconnue ?

Claire consent à répondre, parce qu’une précision biographique ne l’engage pas.

– D’après ma mère mon père est mort dans un accident de rodéo, avant ma naissance. J’ai toujours porté le patronyme de ma mère.

– Vraiment ? Un accident de rodéo ? Quelle curieuse histoire ! Un accident de rodéo ? Je n’en reviens pas.

– Vous en reviendrez encore moins si je vous dis que mon père était clown dans une troupe de rodéo.

– En effet !

Le major semble estomaqué. Que peut-il comprendre à la vie de cette jeune femme rétive et arrogante qui résiste à sa pression ? Rien, bien sûr. Elle s’éloigne en esprit de cette pièce, de cette caserne, elle s’évade. Il lui faudrait s’évader. Le gendarme s’est repris, cette histoire étonnante ne semble pas avoir prise sur son entendement, sur son imagination. Impavide, il poursuit sa rédaction. Claire observe qu’il tape très vite, utilisant ses dix doigts, ce qui est rare pour un homme, pour un non professionnel.

– Nolleau, Claire, etc. est professeur contractuelle dans l’éducation nationale. Elle est domiciliée cours Napoléon, titulaire d’un poste au collège des Salines à Ajaccio, exempte de toute condamnation.

Il n’a pas besoin de ses réponses, sa fiche dans le dossier de commission rogatoire lui suffit. En écoutant cette description, Claire éprouve le sentiment désagréable d’être réduite à l’état d’objet. Un objet inerte. Propos de flic, comportement de flic. Elle grince des dents.

– … Interpellée devant son domicile, la susnommée Nolleau a refusé d’obtempérer au mandat d’amener dont nous l’avons informée, ce qui nous a contraint à l’usage d’une force légitime et proportionnée pour la conduire dans les locaux de la Section de recherches de la Légion de gendarmerie de Corse, sis dans la caserne d’Aspretto sur le territoire d’Ajaccio… Madame, voulez-vous que je consigne vos protestations ? Non… On continue.  Nolleau Claire n’a pas exprimé la demande de mentionner au pro­cès-verbal une quelconque protestation contre les méthodes de force que nous avons dû mettre en œuvre… Pas d’observation ?

– Non.

Cela dit avec un grand sourire enjôleur. Le major hausse les sourcils, surpris. Elle éprouve une furieuse envie de corriger ce texte, le décharger de ses lourdeurs insupportables.

–   Aucune observation ?

– Non, puisque vous dites la vérité.

– Ah    !

– Je vous surprends, n’est-ce pas ?

– Oui.

 

Tout à coup, elle a changé d’attitude. Elle va jouer la collaboration totale.

– J’ai décidé de me tenir tran­quille, de coopérer, je crois qu’on dit ça, non ? Vous avez gagné. Trop douloureux, vos trucs.

– Mes trucs ?

– Les menottes.

– Vous voulez qu’on les enlève ?

Le major s’approche pour déboucler les bracelets.

– Nous allons continuer dans mon bureau, dit le sous-officier, nous n’avons plus besoin de ce décor un peu solennel.

Dehors, on entend le tonnerre qui roule d’un bout du ciel à l’autre. Claire se sent sale, très mal à l’aise.

–  Alors,  demande-t-elle.  Que voulez-vous savoir ?

– On peut commencer par le début ?

– Quel début ?

– Votre histoire de père clown, c’est bidon, non ?

– Et pourquoi donc ?

Claire pourrai jurer qu’elle ne dit que la vérité vraie. Mais le major n’insiste pas. Il enchaîne sur une question plus actuelle.

– La rencontre d’hier soir à Corte, elle était préparée, n’est-ce pas ?

Il n’attend pas la réponse.

– Quand ce rendez-vous a-t-il été décidé ? Quelles procédures utilisez-vous pour communiquer avec Altieri ?

Elle réplique encore qu’elle ne sait rien, qu’il lui est impossible de savoir. Avant tout parce qu’elle est une Continentale et que, par conséquent, on ne lui confiera rien, on ne lui montrera rien. Le gendarme rejette ces arguments. En fait, il ne l’écoute pas. Serait-il si con ? Elle en doute. Comme tout un chacun, elle croit encore que les gens de l’Ordre ne peuvent agir qu’avec discernement et intelligence. Elle subodore là une volonté, une stratégie du harcèlement que l’on dit si chère aux flics, aux juges et aux procureurs de l’anti-terrorisme. Elle a lu ça dans des articles consacrés à la répression en Corse : ses responsables se déclarent convaincus qu’en menaçant tout le monde, quelques-uns accepteront de céder. Surtout les femmes.

 

En vérité, ils ne tireront rien d’elle, Claire feint de collaborer, elle n’est pas plus disposée à parler maintenant qu’avant. Plutôt être découpée en morceaux. Elle doit tester la qualité de son courage. À cette idée, elle sourit. Où Altieri peut-il être en ce moment ? De façon bizarre, il lui semble que cette absence la libère, elle a le sentiment que, quoi qu’il arrive, elle ne le trahira pas. Elle ne peut plus le trahir. Elle se persuade qu’il approuverait toutes ses initia­tives.

Claire simule la concentration pour prendre du recul. Depuis un moment, une idée lui est venue, elle croit avoir trouvé un moyen pour se tirer de cette fâcheuse posture. Sans être certaine de réussir, car cet homme est plus malin que nécessaire, elle tente de ruser, de rouler son interlocuteur. D’abord, jouer la comédie, mentir. Comme elle a toujours menti, avec l’appa­rence de la plus parfaite sincérité, de la plus extrême candeur. Il faut tromper, raconter des légendes, une saga, des histoires.

– Certes voilà, dit-elle.

Devant son ordinateur, le major se prépare à clore la déposition. Il se ravise, il retient son index qui allait frapper la touche « retour » qui commande l’enregistrement.

– Non, pas tout de suite. Nous allons voir ce qu’on peut conserver. Pour le moment, nous sommes dans le cadre d’une simple conversation…

Il hésite un instant avant de préciser, avec un curieux sourire confus :

– Une conversation à bâtons rompus. On y parle de terroristes, de clowns. N’importe quoi, quoi.

Claire objecte :

– Non. Je veux un texte, comme vous l’avez préconisé. Vous avez une cigarette ?

Étirer le temps, alléger la tension. Lanfranchi offre une de ses cigarettes, une blonde, une Malboro. La cigarette des hommes, des vrais, des aventuriers, selon la publicité. Nuit gravement à la santé, le cow-boy de Malboro est mort d’un cancer, et son cow-boy de père dans un accident. Quelles conneries. Elle accepte la cigarette, Lanfranchi tend son briquet – copie de Zipo – pour l’allumer. Elle tousse un peu, elle n’a pas clopé depuis longtemps. Elle souffle un grand jet de fumée bleutée dans la figure de son vis-à-vis. Elle peut tenter le coup, imaginer que ce type va se laisser prendre par ses petites ruses de jeune enseignante bien propre sur elle. Elle se rend compte combien le climat corse l’a déjà transformée. On ne fréquente pas sans conséquences un Altieri. Reste à savoir si la rouerie peut être efficace. Les doigts posés sur son clavier d’ordinateur, l’homme attend. Pour une fois, c’est l’homme qui attend.

– Voilà, reprend-elle. Comme vous le savez, puisque nous en avons parlé, depuis quelques mois j’ai été séduite par un Corse. Je suis tombée amoureuse de lui… Fall in love.

L’ordinateur cliquette à toute allure.

– …Folle à lier.    folle.

Le gendarme tranche son début d’explication.

– Il s’agit d’Altieri, Paul, Jacques, Marie  ?

–  Paùlo Altieri, oui. Le reste est votre problème.

– On note que Nolleau Claire entretient des relations plus qu’amicales avec Altieri Paul, enseignant vacataire à l’institution privée Saint-Jean, suspecté d’être un des principaux chefs de l’ex-F.L.N.C..

–  Ne dites pas n’importe quoi. Ça veux dire quoi : « plus qu’amicales » ? Que nous sommes amants ? Eh bien, pas encore. Écoutez, on ne peut user des mots n’importe comment. Moi je ne connais que l’amant. Amant potentiel, amant virtuel, au demeurant. J’ignore s’il est un chef. Vous ne pouvez pas me prêter de telles déclarations.

– Okay. Bon, on efface après Altieri  Paùlo, ensei­gnant. Alors ?

– Comme vous le savez, nous nous sommes ren­contrés par hasard, en février dans l’avion, je ne me souviens pas exactement.

– Janvier, corrige l’officier. Janvier, après Noël.

– Comment pouvez-vous l’affirmer ?

– Parce que.

Il affiche une expression de gamin buté. Comme s’il oubliait la rédaction de son P.V., il se lève, il marche de long en large dans le petit bureau. Claire comprend qu’elle l’énerve bien. Ce qu’elle recherchait.

– Vous ne pouvez pas arrêter un peu ?

– Quoi, mes questions ? Non, j’exerce mon métier.

Manière de dire qu’il tient à maintenir une grande dis­tance entre le témoin et lui. Il reprend son interrogation en forme de réflexion, d’une voix pensive.

– Allez, continuez, et dites-moi surtout si vous aviez rendez-vous, hier à Corte.

– Puisque les détails ne vous intéressent pas… Non, je n’avais pas de rendez-vous. Altieri est beaucoup trop fan­tasque. Il est là, et tout à coup, il n’est plus là. Et vice-versa.

Elle sourit, parce qu’elle ne ment même pas. Altieri est bien tel qu’elle le décrit.

– Je suis montée à Corte pour l’enterrement de ce pauvre Charlier, dans la voiture de Madame Acquaviva, parce qu’elle connaît la route. Je n’ai pas d’auto. Elle soutenait qu’elle conduisait bien, et je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie. Une drôle de bonne femme, vous savez.

– Une anti-nationaliste notoire, que je sache ?

Il s’approche de sa table de travail pour lire un grand feuillet imprimé. Une note de renseignements.

– Exact, et plus compliqué. Elle les condamne depuis l’attentat dont son mari a été victime, elle les tient pour responsables de sa mort. Mais on peut aussi considérer qu’elle est nationaliste.

– On ne peut pas être pro et anti en même temps. Mme Acquaviva s’est signalée à plusieurs reprises par ses positions très vigoureuses contre l’indépendance, pour son attachement à la France.

Il esquisse une moue exaspérée, une crispation des lèvres. Ainsi, il n’est pas dupe.

– Nous avons suivi l’enterrement. À un moment, je vous ai croisé, nous avons parlé ensemble et j’ai perdu de vue mon amie, je me suis retrouvée en queue de cortège, la place Paoli était vide. Il n’y avait qu’une bande de vieux Corses qui m’ont assaillie. L’un d’eux s’est soudain révélé être Altieri. Il a eu le temps de me proposer un rendez-vous, et, là-dessus, vos hommes sont arrivés pour me brutaliser. C’est une habitude chez vous, j’ai l’impression.

– Non, c’était une erreur. Je vous l’ai déjà dit.

Il poursuit ses allées et venues, d’un pas plus décidé que nerveux, les mains jointes dans le dos. Elle observe qu’il a oublié d’enlever le holster de son pistolet, un gros harnachement de cuir qui barre en tous sens sa chemise blanche. Mais l’arme a été posée sur le bureau. Lanfranchi se rassoit, il recommence à taper son texte.

– Bien, on note…  Nolleau admet qu’elle avait rendez-vous à Corte le 20 juin au soir avec Altieri.

– Ah non. Je vous ai dit le contraire.

– Bon. Alors on efface.

Sur l’écran de l’ordinateur, il masque les lignes incriminées. Coup d’index sur la touche « entrée ». Coupe. Ses doigts reviennent au clavier :

– Précisant sa déclaration,  Nolleau affirme qu’elle n’avait pas rendez-vous avec Altieri lorsqu’elle l’a vu à Corte le soir du 20 juin, après l’enterrement du commissaire Charlier. Mais elle n’a pas signalé aux autorités cette rencontre dite fortuite avec un homme recherché par toutes les forces de police de l’île.

– Je l’ignorais. Vous avez une singulière ma­nière d’interpréter les paroles des gens.

– Ah ?  Nolleau prétend qu’elle ignorait qu’Altieri était re­cherché par la police.

– Dites-moi, un peu lourd, votre style. Vous seriez un de mes élèves…

– Vous pouvez éviter de m’interrompre sans arrêt ?

– En tant que professeur de français, je ne peux pas laisser passer certaines incorrections.

– Continuez votre récit.

– Bon, il y a eu autre chose, il y a quelques semaines.

– Il y a quelques semaines ?

Lanfranchi est pris à contre-pied par ce brusque saut dans le temps. On en était à hier, et la voici repartie sur des souvenirs lointains.

– Il y a quelques semaines, oui.

– J’ai été à un rendez-vous qui m’avait bien été fixé, celui-là. C’était à Capo di Muro.

– Vous êtes sûre de ça ?

– Tout à fait.

– Alors je pense que vous mentez.

– Si vous le croyez… Si ça vous arrange… Je confirme avoir rencontré l’homme que vous considérez comme mon amant à Capo di Muro. Voulez-vous des détails sur la fougue avec la­quelle il m’a accueillie ?

– Inutile.

Lanfranchi coupe avec sécheresse l’échange de balles.

–  Il faut nous recentrer, Madame.

Il écrit :

–  Nolleau déclare avoir rejoint son amant au lieu-dit Capo di Muro. Et ensuite ?

– Ensuite, il m’a emmenée dans une maison, une cabane plutôt, perdue dans le maquis, et nous avons fait l’amour toute la nuit.

–       Pourriez-vous localiser cette cabane ?

 

Non, elle en est incapable, puisqu’il n’y a jamais eu de cabane. La cabane en question vient de surgir de son imagination. Elle croise les mains, pour se donner une attitude crédible.

– Je suis restée avec Altieri jusqu’au début de l’après-midi, et il m’a reconduite à ma voiture restée à Capo di Muro.

– On peut conclure ?

Acquiescement de Claire.

–  Nolleau affirme enfin qu’elle a passé la nuit et une partie de la journée avec Altieri, dans un lieu qu’elle n’a pas identifié. On doit observer que la fin du récit ne correspond pas aux constatations relevées par notre équipe chargée de suivre Altieri sur le terrain. Il y a tout lieu de penser que Nolleau ment, ou au moins qu’elle n’a pas fourni les vrais détails nécessaires à l’éclaircissement des cir­constances de son absence. Après lecture de ce procès-verbal dont elle déclare avoir pris connaissance,  Nolleau persiste dans ses déclarations et signe…

Le major de gendarmerie lance l’impression du texte, on entend les frappes saccadées et assourdies de l’im­primante, les pages tombent l’une après l’autre dans le bac. Il relit le texte, le re­passe à la jeune femme. Laquelle refuse de s’en saisir.

 

Un énorme coup de tonnerre claque soudain tout près ; même son interrogateur sursaute. Négligeant cet intermède bruyant, elle sourit.

– Vous voulez que je signe ça ?

– Oui.

– Mais il n’y a pas un mot de vrai là-dedans.

Il soupire, accablé.

– Vous auriez menti ?

– Non, pas du tout. Vous me prêtes des paroles que je n’ai pas prononcées. Vous avez écrit n’importe quoi. Rien que des fantasmes. Ou de la poésie, peut-être. Allez, cher Monsieur, jetez ce document à la poubelle.

Il s’est retourné pour poser les papiers sur la table.

 

Elle a mené l’entretien à sa main pour en arriver là. D’abord, elle a obtenu, d’être libérée des menottes, les aveux contradictoires ont déstabilisé le major, du moins l’espère-t-elle… En tout cas, il a relâché son attention, il croit pouvoir lui accorder sa confiance.

Une inspiration lui vient soudain. Et si… Une vision la submerge. Une sorte de rêve. Un brouillard dans sa tête… Et si elle avait attendu ce moment crucial.

Et si elle bondissait… Si elle saisissait le pistolet abandonné.

Elle serait debout près de la porte, elle menacerait, elle agiterait l’arme comme si c’était un bout de bois. Elle, la petite jeune femme toute douce, elle tiendrait en respect l’homme, le représentant des « forces de l’ordre ». Elle ordonnerait, elle soumettrait l’homme à sa volonté :

– Allez, on ne rit plus, Monsieur, la situation est retour­née…

Elle aura entendu cette phrase dans les films. Le gendarme resterait immobile. Claire aurait repéré le cran de sûreté qu’elle aurait basculé. Elle interpellerait le major :

– Hein, on n’est pas fier !

Les paroles seraient feutrées, l’atmosphère cotonneuse. Bulles de savon. Le rêve se développerait avec lenteur, dans sa fantasmagorique logique. Il est tard, les locaux seraient vides, pas âme qui vive, on se déplacerait sans bruit, sans effort, on glisserait dans les couloirs. Hors de la grille, une voiture serait préparée, elle obligerait le gendarme à embarquer… Elle se regarderait de l’extérieur vivre cette situation surréaliste et un peu ridicule. L’effet magique serait amplifié par l’obscurité bizarre, par les trombes d’eau tombées du ciel.

 

Elle tombe. Elle tombe dans un tourbillon. Irrésistible, éternel, instantané. Vertige. Dégoût et haut-le-cœur. Ensuite, un blanc. Elle aperçoit des silhouettes qui s’agitent. Dans sa bouche l’aigreur de la nausée. Des bruits indiscernables, des paroles incompréhensibles, hachées. Encore le cauchemar ?

Un claquement métallique la ramène à la réalité. On est penché vers elle.

– Ça va ? Vos yeux étaient révulsés. Vous n’êtes pas sujette à l’épilepsie ?

Épilepsie ? Non. Juste une absence. Combien de temps ?

Une voix de femme répond pour elle.

– Quelques minutes, pas plus.

Ou une éternité ? Elle ressent une immense fatigue. Et un violent mal de tête. Ses tempes battent la chamade, dans ses oreilles, un sifflement continu.

– Que s’est-il passé ?

– Un étourdissement.

Claire regarde la femme. Elle est grande, mince, brune, jolie. Des yeux bleus. Elle ne connaît pas cette dame qui a posé sur son front une main apaisante. Une infirmière ?

– Elle est partie soudain. Il y a eu un énorme coup de tonnerre, et elle s’est affaissée. Comme si elle avait disjoncté.

La voix d’homme vient de très loin, par à coups, mauvaise transmission. Claire l’a déjà entendue, sans l’identifier.

– Elle commençait à parler. Mais son discours était de plus en plus incohérent. Elle racontait n’importe quoi, une histoire de père clown, mort avant sa naissance. Comme si elle avait perdu tout contrôle d’elle. Je ne m’y attendais pas. Puis elle a déliré, elle criait, je ne comprenais pas, les mots se bousculaient.

– Combien de temps ?

Claire retient le ton très professionnel de la question. Un homme répond.

– Je ne me rends pas compte. J’ai le sentiment d’une soudaineté.

Claire est revenue. Elle observe l’homme. Comme si elle ne l’avait jamais vu. Hormis des bribes effilochées de son rêve, elle ne se souvient de rien. Un grand blanc dans sa mémoire. Sauf le bruit de la pluie qui tombe dehors. Ces cataractes, et ces éclairs multiples, le tonnerre qui gronde en continu.

La femme a repris la parole. Voix douce, agréable. Et en même temps très technique.

– Cette réaction est rare, mais connue. Quand une personne est trop angoissée, elle s’évade. Mais le tableau clinique n’a pas été décrit de façon complète. Certains ont même soupçonné des actes de torture pour expliquer cette réaction subite. On n’a guère exploré les suites, on ne sait pas ce qui se passe. Peut-être rien. Le sujet oublie tout de suite, il revient à la réalité, souvent sans aucun souvenir de l’épisode.

– Que suggérez-vous ?

– Je pense qu’on devrait la laisser tranquille. Si vous y tenez, vous reprendrez cet entretien…

La femme émet un petit gloussement amusé.

– … Plus tard. Quand je vous y autoriserai. Je la reverrai, c’est ma responsabilité de médecin. Puisque vous m’avez appelée…

Alors la mémoire revient à Claire. Cette femme est médecin, Vera Alessandri, elle l’a rencontrée une fois. Claire est soulagée d’avoir retrouvé un repère. Et une personne amicale dans cet environnement hostile et aberrant. Elle s’efforce d’écouter. Les mots lui parviennent avec plus de netteté. Mais elle ne comprend rien. Et son rêve ? Où en est-il ? À cet instant, seules les images du cauchemar conservent une réalité palpable, presque concrète. Elle se revoit brandissant un pistolet. Elle vise un homme sans visage, qui ne bronche pas. Comme si la menace ne lui paraissait pas réaliste.

 

Claire se lève, elle vacille, pendant un instant elle a l’impression de ne pas retrouver son équilibre. Elle regarde autour d’elle : la pièce aux murs nus grisâtres, la médecin qui la soutient. En face d’elle, elle voit un petit mec, mince et sec, et dans l’embrasure de la porte un bel homme aux cheveux gris. Qui sont ces gens ? Comment et pourquoi est-elle arrivée là ?  L’homme aux cheveux gris donne un ordre.

– Lanfranchi, vous aller raccompagner votre petite professeure chez elle, là où vous avez été la chercher. Vous laissez un homme dans l’appartement, je ne veux pas le moindre risque. Docteur, vous êtes d’accord ?

– Tout à fait, répond la doctoresse.

 

La pluie d’orage n’a pas cessé. Le temps de rejoindre la voiture, dans sa petite robe d’été, Claire est trempée comme si elle était passée sous la douche, elle a l’impression de se prome­ner à poil dans la caserne. Le dénommé Lanfranchi se met au volant, un gendarme chargé de sa garde est sur la banquette arrière. Elle est assise sur le siège du passager.

Tout lui revient, soudain. La caserne, l’interrogatoire, le Major. Elle a imaginé qu’elle allait l’enlever. Elle rit de cette incongruité. Mais pourquoi n’a-t-elle pas brisé le tabou de l’ordre ? Elle n’a pas osé. Pourquoi ne s’est-elle pas comportée en militante ? En terroriste ?

Elle n’est pas Altieri. Ici, elle n’est personne.

Il pleut. Tous les diables du ciel déversent leurs lessiveuses sur les routes détrempées de la Corse, des routes devenues des torrents de boues sales qui ne parviennent pas à s’évacuer. En apparence indifférent, Lanfranchi appuie sur l’accélérateur, il fonce dans les mares bouillonnantes qui luisent dans les phares, la voiture éclabousse tout comme un hors-bord à pleine vitesse. Parfois le véhicule paraît se bloquer quand il entre trop vite dans une couche d’eau plus profonde. On longe la côte, on aperçoit les bungalows de la plage vaguement illuminés par des éclairs brefs ou par des lampadaires secoués par le vent, on slalome entre les flaques sur la route si­nueuse

– Vous n’allez pas noyer le moteur ?

– Non, c’est la seule manière de conduire sur les routes inondées.

Il répond sur un ton naturel. Dans la tête de Claire, la tentation remonte. Le contraindre à stopper.

 

Elle ouvrirait la vitre, elle jetterait les clés par la fenêtre. On entendrait le trousseau claquer sur la boue molle. Impossible à retrouver, dans cette nuit opaque. Succession désordonnée d’images fulgurantes, comme autant d’explosions.

 

Un jour, peut-être. Frisson. L’orage, l’eau, la baisse de pression ont refroidi l’air… Elle se recroqueville sur elle-même, en position du fœtus. Alors que l’averse devient moins drue, la voiture entre en ville.

Claire a retrouvé ses esprits, sans se souvenir des événements précis qui ont suivi le choc. Elle change d’idée soudain. Impulsion irraisonnée.

– Conduisez-moi chez mon amie.

– Votre amie ?

– Madame Acquaviva, ne prétendez pas que vous ignorez où elle habite.

Le major effectue un demi-tour pour reprendre la route en direction de Bastelicaccia.

 

 

 

– 31 –

 

 

Claire doit échapper à cette pression qui l’a conduite aux marges de la folie. Après tout, elle n’a pas choisi d’être stressée, pressurée par cet Altieri, les interrogatoires qui lui sont imposés par la force le gendarme. Elle ne parle pas parce qu’elle n’a rien à dire. On peut bien traiter de simagrées et de caprices les pauvres petits moyens utilisés pour se défendre, il n’en reste pas moins qu’elle est étrangère à ce monde qu’elle est contrainte de fréquenter.

Il est près de minuit quand la jeune femme arrive chez Mariana Acquaviva, qui malgré l’heure tardive regarde à la télévision une émission culturelle sur la chaîne « Arte ». Elle sursaute quand Claire entre dans le salon en passant par la porte-fenêtre. Avec son chiffon de robe maculé de boue, l’état et l’allure de la jeune femme l’affolent. La petite Prof’ décrit en quelques mots les événements de la journée et de la soirée. Mariana proteste, ses grosses lèvres tremblent, elle agite les bras, elle est épouvantée, elle court en tous sens. Quand non sans candeur Claire lui demande de l’aider à rejoindre le maquis, la vieille dame affirme qu’elle ne peut connaître la moindre filière vers la clandestinité. Sa peur souligne son âge.

– Qu’as-tu fait, mais qu’as-tu fait ? Mon Dieu, mon Dieu… Que vas-tu devenir ? Je ne peux rien pour toi, tu le sais ? Tu dois appeler ta mère !

Elle a en effet songé un instant à téléphoner à Maman. Trop tard. Et que pourrait bien lui conseiller Margot qui ignore tout ? Elle paniquerait. Ce serait bien la dernière démarche à entreprendre. Claire en rirait, si la situation n’était pas si délicate. Elle a compris, son amie ne veut pas la soutenir. Il lui faut partir, se débrouiller seule. Ne s’offre en effet à Claire qu’une seule issue, traditionnelle : le maquis, la montagne. Bastelica. Accepter son destin. C’est un peu solennel, mais elle vit comme  ça cette situation. Elle n’a rien trié en elle. Elle ne sait pas pourquoi. Elle doit aller, sans plus. Sans rien révéler de son objectif, de son projet.

La Corse continue à la phagocyter. Elle est cannibalisée, avalée par ce pays. Un pays de dingos. Elle a beau se débattre, elle s’enfonce, et plus elle se débat, plus elle est prise. Défi, vengeance, passion : elle se jette en avant, sans réfléchir plus.

 

Mariana lui abandonne de nouveau sa voiture. Après quelques heures de sommeil, un petit-déjeuner rapide, et, quand même, un coup de fil à sa mère. Maman est encore absente, Claire doit s’en passer. Admettre qu’il lui faut s’en passer, désormais. Elle se rhabille de façon plus confortable avec de vieilles frusques oubliées dans une armoire : Claire et Mariana sont bâties presque à l’identique. Pantalon de treillis, chemisier, veste en laine polaire, des chaussettes de laine, des baskets. Elle avale un quignon de pain rassis. À l’aube elle a quitté la maison, avant que les gendarmes ne soient tentés de revenir la chercher ici.

Dans la nuit qui s’achève, la liberté. Le risque, le danger, excitants puissants.

Claire roule vite. Vite, vite. Vérifier si on n’est pas suivie. Il n’y a rien derrière elle. Elle est en fuite ! Filer le plus vite possible vers Cauro, vers Bastelica. L’orage de la veille au soir n’est plus qu’un mauvais souvenir, on est fin juin, la nuit de la St Jean, la plus courte de l’année. Alors que le jour se lève, durant la traversée des forêts, somp­tueuse lumière oscillant entre le bleuté et le rose. Personne sur la route. Isola morta, toute vie suspendue. Claire rêve d’un monde enchanté où tout ne serait que légèreté. Dans Bastelica, elle retrouve sans mal son chemin, raccourci compris. Bouche sèche à force de respirer trop vite.

Déception, les volets sont fermés. Elle en pleurerait. Elle effectue le tour en cou­rant, essayant de voir si on peut entrer par la cour derrière. Rien. Ce matin toutes les serrures sont bouclées à double tour. Comme si le maître des lieux avait pris ses dispositions pour une longue absence. Elle retourne vers la porte d’entrée en marchant à pas de chat. Porte close. Mariana avait raison, Claire ne sait pas où se cacher, il faudra revenir en ville. Fini. Elle a peur soudain. Et froid. Elle tremble dans le petit matin glacé de montagne.

 

Un jeune homme est devant elle. Un grand gamin… Elle rit quand elle reconnaît un de ses élèves.

– Ô, Pierre ! Pourquoi es-tu là ?

– Je garde la maison. Et vous ?

Le garçon réfléchit. Pensif, il observe, contrarié :

– Vous savez pourquoi vous êtes venue, puisque vous êtes là ! Vous n’avez pas prévenu que vous veniez.

– Je suis en fuite, dit-elle en riant.

Devant sa moue sceptique, elle lui explique la situation. Il sort de sa poche un téléphone portable, mais il n’atteint son interlocuteur qu’après plusieurs appels. Le jeune parle en corse, elle ne comprend pas. Elle ne saisit que le mot « pinzuta », elle sait qu’ils l’utilisent pour parler d’elle. Pierre coupe le contact.

– Je croyais qu’on pouvait localiser les communications à quelques mètres près ?

– Nous ne disons rien qui permette de nous identifier. Et nous changeons tout le temps de puce téléphonique.

Il sourit à Claire :

– Ça va.

Sans s’expliquer plus, il prend le volant de la Corsa, il démarre sans rien dire. Qu’importe s’il n’a pas l’âge de conduire. Ils roulent quelques minutes, s’engageant sur la route qui, s’élevant au-dessus du bourg, mène au col. C’est l’itinéraire suivi avec Paùlo l’autre nuit. L’autre nuit. Un mois déjà. Et depuis il y a eu tant d’explosions, tant de drames. Claire est inquiète, persua­dée que la petite auto ne supportera pas les ornières et les fondrières. Comme s’il l’avait entendu, Pierre dit à haute voix :

– Ne vous inquiétez pas, Madame, on nous attend à ce restaurant, tout près. Je dois vous y amener.

Altieri n’a-t-il pas soutenu qu’ils savent tout ? Il est vrai que le pays est petit, la population peu nombreuse… Peuvent-ils savoir aussi qu’elle est heureuse, contre toute évidence ?

 

Le garçon range avec beaucoup d’adresse la voiture sur le petit parking du bistro, situé en contrebas, invisible depuis la route.

– On doit marcher un peu. Ça ne vous gêne pas ? Sinon, je vais chercher un mulet.

Claire rit encore. Elle est folle, folle et c ‘est merveilleux. Prête à tout. Oui, prête à tout. Quitter son chez elle, ses élèves, sa vie ordinaire, entrer « dans le maquis ». Pas par convic­tion, elle se fiche de toutes leurs histoires. Maquisarde. L’excitation est dans le corps et dans l’esprit. Elle frémit d’impatience. L’aventure.

Empruntant une minuscule piste qui serpente en montant sous les châtaigniers, ils marchent un grand moment, plus qu’elle ne l’avait prévu. Dans la lu­mière tendre du matin, on voit Bastelica au fond de son cirque de montagnes. La ville est beaucoup plus grande, plus étendue qu’elle ne l’imaginait. Et le site plus beau. Un léger voile de brume transparente pastellise le rouge des tuiles, estompe les contours des toits. Le clocher génois de l’église émerge de façon indécente, comme un gros phallus. Un épais rideau de chênes au feuillage très foncé souligne d’un trait ferme le premier plan. Elle n’a pas trop le temps de s’extasier, le sentier s’enfonce sous le couvert dense. On aperçoit l’ombre d’une biche, on croise quelques bandes de cochons sauvages, moitié porcs, moitié sangliers.

Une truie rose et noire s’est approchée, elle donne quelques coups de groin dans les jambes de Pierre. La bête s’esquive lorsqu’elle comprend qu’il n’y a pas de nourriture à glaner. Après cette rencontre bizarre, ils cheminent encore une bonne demi-heure. La côte est plus rude, Claire fatigue, et surtout elle a faim. Elle ne s’écoute pas, elle cavale derrière son guide.

Le chemin se termine en cul-de-sac devant une petite maison de pierre. Trapue. Les murs sont en blocs de granit rosé, plus entassés que posés les uns sur les autres. Toit de tuiles romaines usées. Formé d’un seul bloc de pierre taillée, le  linteau de la porte est surbaissé. Une cabane de berger. Deux ou trois chèvres sont affalés sur l’herbe alentour.

 

Une silhouette s’encadre dans la porte,  Paùlo, un fusil à la main. Claire n’est pas très experte, mais elle saisit qu’il s’agit d’une arme de guerre. Pas de crosse et chargeur recourbé. Image quasi folklorique du bandit corse : costume de ve­lours et chapeau noir, mais les cartouchières traditionnelles sont remplacées par des étuis à chargeurs serrés autour de la poitrine. Il ne manque que le bonnet de laine à la pointe cassée. Il pose son fusil contre le battant pour embrasser la jeune femme. Avec réserve.

Il demande au garçon :

– Tu prends la garde en premier ?

– Oui, Paùlo. Si vous avez besoin de moi, je ne suis pas loin, il vous suffit de siffler.

Altieri se tourne vers la jeune femme.

– Alors ?

– Vous voyez. Je suis là.

Il hoche la tête. Un long silence. Il sourit, enfin elle retrouve cette expression de félicité, timide, mais réelle.

– Oui. Mais où vous caser ?

– Je suis entre vos mains.

Elle désire être prise entre ses mains.

Il grimace, agacé.

– Certes…

 

Paùlo regarde Claire, gracieuse malgré son accoutrement. Mais elle, elle reste figée dans sa retenue. Souriante, mais réservée.

– Venez.

Ils entrent dans la cabane, si petite qu’il n’y a la place que pour une table de bois grossière et un matelas, une simple enveloppe de toile bourrée de fou­gères sèches. On tient à peine debout. Elle crève de faim, elle le lui dit.

– J’aime quand vous avez si faim, je vous empêcherais de manger rien que pour vous voir votre air affamé. Mais je n’ai pas grand-chose. Le menu du maquis n’est pas reluisant.

Il a sorti d’un vieux sac à dos une bouteille de vin, l’inévitable lonzo de gros calibre, un jambon enveloppé dans du papier d’argent.

– Petrù m’a monté ça aujourd’hui.

Ils mangent, ils boivent. Claire trouve le vin bon, elle le dit. Paùlo ne répond pas. Selon son habitude d’ancien taulard, il n’utilise que son couteau : son fameux couteau corse, longue lame – phallique – et manche de corne. Il mastique sa viande avec lenteur, buvant au goulot de longues rasades de vin. Elle voit qu’il aime interpréter ce rôle de brigand plus vrai que nature. Un jeu pour lui. Le grand jeu de la vie. Elle a fini par aimer ça. Donc elle est venue.

–  Comment avez-vous réussi à filer de Corte, l’autre jour ?

– Facile. Pour mener notre combat clandestin nous devons maîtriser les techniques dites d’exfiltration.

Déclaration didactique, énoncée sur le mode railleur. Pour une fois, il ne se prend pas au sérieux, il rigole, charmant, et il enfonce le clou :

– Grand discours pour femme blanche. Moi apachu, moi ennemi[13]. Le maquis est partie intégrante de nous !

Quand Altieri lui avait naguère joué ce numéro, à Ajaccio, Claire avait été agacée, horripilée par cette indianité de pacotille. Du folklore pur et simple,  croyait-elle. Cette fois, elle est amusée, et en même temps intriguée par cette référence récurrente aux guerres indiennes du Far West.

Cette fois encore, il sort un papier froissé de la poche de poitrine de sa chemise en coutil bleu. Un texte sortant d’une imprimante d’ordinateur. Et le petit Corse de lire, sur le ton solennel dont il a le secret :

 

Depuis 1769, nous sommes paresseux, traîtres, lâches, mouchards, délateurs, parasites, incultes, sauvages, criminels, assassins, mafieux, etc. Il faut donc nous mettre au poteau et nous rayer de la carte. Voici la ‘pensée’ du colonel Alexandre de Roux, ‘pacificateur’ du Niolu en 1774 : « On espère que le mois ne se finira qu’on ne soit venu à bout de détruire entièrement cette race ».[14]

 

– C’est dû à un de nos jeunes écrivains, Rinatu Coti. Et moi je n’ai rien à ajouter.

– Vous ne poussez pas un peu la charge ?

Sans répondre, il replie le papier, le range avec soin. Un viatique. Claire regarde mieux Altieri. Dans la pénombre du sous bois, avec son teint de bronze, ses yeux bridés, ses cheveux noirs si raides, il ressemble en effet à un Peau rouge d’Amérique.

Mais pourquoi ne l’embrasse-t-il pas, là ? Non, il prend le temps de rire, encore. Et d’ajouter :

– Ça me donne l’occasion de vous voir de temps à autre.

Claire découvre cette autre face d’Altieri. Plus que souriant, malin, narquois. Il oublie son rôle du parfait maquisard.

Retour de son expression farceuse.

– J’ai eu le temps de constater que les gendarmes n’avaient pas été très gentils avec vous… Je vous avais avertie des risques, je ne vous plains pas… Il n’y a que les journaux et les flics pour croire qu’on prend la fuite comme des chacals apeurés, pour donner le moindre crédit à la sacramentelle formule : « Les méchants ont pris la fuite. » Ou « les terroristes, etc. », selon les circonstances. On se met à l’abri, ce n’est pas pareil… Et vous, vous ne savez pas encore trouver l’abri.

 

Il se tait soudain, l’oreille dressée, le corps tendu, comme un chien d’arrêt, il s’est figé dans son geste, son couteau reste en l’air.

– On vient.

Il se jette sur son fusil, l’empoigne. Il se plaque contre le mur, tout près de la porte. Prêt à bondir, prêt à tirer. Deux sif­flements doux.  Paùlo se détend.

– C’est Petrù. Mais il n’est pas seul, il y a un homme avec lui… Qu’est-ce qui se passe ?

–  Paùlo, appelle Pierre. J’ai amené Giovànni, il veut te parler.

Sans abandonner son arme, Altieri sort de la cabane. Claire le suit.  Dehors, à côté de Pierre, un grand type barbu. Jean Poli, dit Giovànni Poli. Elle le connaît de vue, elle l’a souvent aperçu attablé à « Isola Corsica », rue Fesch. A deux pas de l’hôtel Fesch. Il est lui aussi « déguisé » en fugitif : treillis noir, la cagoule roulée en forme de bonnet sur la tête, fusil d’assaut à la main. Poli examine Claire avec une désapprobation manifeste.

– Qu’est-ce qu’elle fout là, cette nana ?

– Tu ne la connais pas ?

– Je sais que c’est une copine à toi. Mais pourquoi est-elle là ?

– Ça te gêne ?

Une telle agressivité chez Paùlo surprend Claire. Elle n’aime pas ce comportement… Elle n’en finira pas de le détester. Et de l’admirer.

Poli répond sur le même ton plutôt méchant.

– Et comment ça me gêne !

– Qu’est-ce que c’est toute cette salade ?

– Il y a,  Paùlo, qu’il faut partir.

– On est bien ici.

– Tu n’es bien nulle part en Corse. On a dé­cidé que tu devais quitter l’île. Je peux te parler à part ?

– Non, si tu as quelque chose à dire, tu parles devant elle. Elle a assez payé, je suis sûr d’elle.

Agacé, impatient, l’homme soupire.

– Alors, tu prépares ton baluchon. On part. S’il n’y avait que les pandores et les flics, on te laisserait là. Mais il y a les autres.

– Les scissionnistes ?

– Ouais… Giovanoni et son gang, tu les déranges. Ils veulent ta peau, tu repré­sentes trop, aujourd’hui. Ils ont mis le mot traître sur ta tête. Un contrat, en clair.

– Je sais, ils sont venus me le dire. Ils veulent la lutte à mort, même avec beaucoup de morts, et moi, je ne les suis pas.

Poli semble très surpris.

– Mais, Charlier ?

– Charlier ?

– Oui, le flic.

– Quoi, Charlier ?

– Ce n’est pas toi ?

– Moi, quoi ?

– Tu ne sais pas qu’il a été abattu, il y a quelques jours ?

– Si, bien sûr. Qu’est-ce que vous me voulez ?

– Tout le monde soutient que c’est toi.

Méprisant et catastrophé, Altieri hausse les épaules, il grommelle quelque chose qu’on n’entend pas. Puis, d’une voix claire, il ordonne à Pierre de retourner en ville, et il rentre dans la cabane. Il dit à Claire :

– Désolé, je n’aurai guère de temps ce soir, pas le temps de bien m’occuper de vous.

 

Il aspire un grand bol d’air. Il s’agit de reprendre ses esprits.

Le sourire s’est  dissipé. Le masque du militant enferme de nouveau son visage.

– Si vous le désirez, vous pouvez rester ici, de­main matin Petrù vous redescendra à Bastelica. Je dois  partir en voyage.

Il rit. Un rire sec, bref. Elle comprend que ce rire habille une forme de pudeur.

–  Je vous accompagne,  Paùlo. Je ne serai pas montée jusqu’ici pour rien. Au moins, je découvrirai ce que vous appelez le Palais vert.

Il hausse les épaules.

– Ce n’est pas un jeu, petite. Vous pourrez marcher ?

– J’irai pieds nus s’il le faut.

– Ah bon ! Alors, vous êtes encore plus cinglée que je ne le pensais.

Ça ne paraît pas lui déplaire.

 

Il l’a obligée à prendre la paillasse pour dormir, lui s’est couché sur le sol de terre battue. En secret, elle espérait qu’il tenterait de la caresser. Rien ne s’est passé. Vers dix heures du soir, Jean Poli est revenu, il les a réveillés, en grognant. Le militant n’admet pas la présence de cette meuf inconnue dans leurs bagages. Mais puisque c’est la volonté de  Paùlo… Dans la lumière faible et incertaine de la lampe-tempête, Claire est certaine d’avoir aperçu une expression de contentement sur le visage d’Altieri. Impossible d’obtenir qu’il s’exprime avec plus de clarté.

– Tenez, vous prenez mon deuxième sac, il n’est pas trop lourd.  Attention, il y a des munitions dedans.

Le sac est une vieille musette de l’armée. Claire enfile la bandoulière, elle se met en marche derrière  Paùlo. Ils sont guidés par un inconnu en treillis noir et cagoule, une tenue qui semble être un uniforme. L’accoutrement des Pénitents noirs. Poli ferme la marche. Mais, au lieu de redescendre en direction de Bastelica, on continue de grimper vers les crêtes. Personne ne parle. Ça dure, Claire n’est pas entraînée, même avec ses baskets, elle a mal aux pieds, elle s’en fout.

 

Combien de temps pour cette course de dingue ? Elle ne le mesurera pas. Le froid humide de la nuit est d’autant plus sensible que le chemin n’a cessé de monter, on doit se trouver vers 1 500 ou 1 600 mètres d’altitude. Elle transpire malgré tout, son chemisier est trempé, à un moment elle est tentée de retirer sa grosse veste imperméable… La bandoulière de la musette lui scie l’épaule. Elle doit forcer le pas pour tenir le rythme des hommes. Qui ne l’attendent pas.

Elle ne s’avouera pas vaincue, elle n’acceptera pas de traîner en arrière, de  décrocher. Marche insensée. Folle, elle sera folle jusqu’au bout, dut-elle tomber, dut-elle mourir. Altieri ne s’est pas retourné une seule fois, il ne lui a pas adressé la parole, encore moins offert de la soulager de la musette trop lourde de munitions. Elle peut toucher son vêtement, entendre son souffle ré­gulier, la pesanteur de ses chaussures sur les cailloux du chemin.

Une petite lumière jaune filtre à travers les arbres. Elle entend le guide signaler :

– Les bergeries des Pozzi. On nous attend.

Un dernier effort, alors que la sueur et les larmes l’aveuglent, elle craint de s’évanouir. Qu’importe, elle a montré ce dont elle était capable, malgré l’épuisement elle est heureuse. Son courage au cours de cette marche la console de sa faiblesse chez les gendarmes. Devant la cabane de pierre, un 4×4, tous feux éteints. Un Lada de fabrication russe, cette fois. Elle trébuche, elle tombe. Elle ne sent plus ses pieds. À demi inconsciente, elle entend  Paùlo dire :

– Je vous avais dit qu’on pouvait la prendre avec nous. Merde, mais elle est épuisée ! Il faudra la conduire chez un médecin. On a quelqu’un de confiance parmi nos amis, non ?

Elle n’entend pas la réponse. Paùlo l’a prise dans ses bras. Elle est bien dans ces bras-là. Réflexion de minette, tant pis. Il la porte à l’intérieur de la voiture. Avec précaution. Et tendresse ? Quelqu’un glisse entre ses lèvres le goulot d’une bouteille. Une brûlure, vio­lente, délicieuse. Alcool. Une brûlure comme la Corse. Elle entend Paùlo rire :

–  La blanche l’a réveillée.

 

La voiture démarre, cahote sur une mauvaise piste pendant une dizaine de kilomètres avant de rejoindre une route qui, pour être goudronnée, n’en est pas moins médiocre et très sinueuse. Poli conduit. À côté, le cagoulé à la combinaison noire, un fusil à pompe en travers des genoux.  Paùlo a passé son bras autour des épaules de Claire – pression légère, sans insistance -. Il ne dit rien, selon son habitude. Elle non plus. Mais elle ne cherche surtout pas à se dérober. Trop fatiguée pour réagir. Heureuse, même si ce n’est pas le moment. Elle es­saie de regarder dehors. Le jour se lève, une lueur blême et diffuse s’insinue à travers les branches des grands sapins bordant la route.

–  Où partons-nous ?

– Vers le Nord, d’après ce que je vois. Ça ira ?

– J’ai réussi à récupérer. Juste un peu mal aux pieds…

Poli observe, non sans gentillesse, cette fois :

– Elle a du ressort, cette petite. En tout cas, ils ne risquent pas de venir te chercher ici, ils ne peu­vent pas imaginer tout le périple depuis hier, la marche forcée de la nuit.

Poli a une voix rauque, avec un accent très fort. Tout comme  Paùlo, il n’a pas coutume de se départir de son sé­rieux. Claire s’endort. Épuisée. Lorsqu’elle se réveille, une demi-heure plus tard peut-être, le jour s’est installé, le Lada roule très vite sur une route de plaine, toute droite. Dans les champs, des vignes à perte de vue. Elle regarde sa montre : 5 h 35. À côté d’elle, Altieri dodeline de la tête. Il somnole.

 

Dans l’aube grise, on voit la mer, grise. La route longe une côte plate, piquetée ici et là de maisons aux volets clos. Le convoi s’arrête près d’une plage, derrière deux automobiles qui paraissent abandonnées. Il n’y avait pas le moindre signe de vie et pourtant des hommes surgissent de nulle part, ils les entourent. Tous en treillis noir et cagoule. Paùlo pose un baiser léger sur le front de Claire. Il dit à mi-voix :

– A dopu. À plus tard.

Un des membres du comité d’accueil apostrophe Altieri :

– Charlier, c’est une connerie.

–  Charlier, quoi ? Mais je n’y suis pour rien.

– Pourquoi tout le monde dit que c’est toi ?

Altieri jure, en corse :

– Puttachji…

Il s’explique. La voix est aussi passionnée que contenue.

– Comment pouvez-vous supposer que j’aurais pu tirer sur un brave type qui ne nous voulait aucun mal ? Et le tirer comme un cochon de montagne. De dos, putain. Il faut être malade, pour penser ça. Je vous jure que je n’y suis pour rien. Un flic en activité, passe encore. Mais un retraité. Infâme ! À la limite, c’est de la provocation.

Geste fataliste. Un des hommes lève sa main, sans rien désigner de particulier. Il est grand, mince, lui aussi parle avec un fort accent corse. Il porte un gros revolver glissé dans son ceinturon militaire en toile.

– Alors, je ne comprends rien.  Paùlo, tu me jures que tu dis vrai ?

– Je le jure. Sur la tête de ma mère, et tu mesures l’enjeu chez nous. Je pense que c’est plus qu’une connerie, un crime.

L’homme approuve. Claire se demande où elle l’a vu. Elle est certaine de l’avoir croisé. Ce n’est pas un enseignant. Un moment, pensif, il dévisage la jeune femme, puis il se retourne vers Paùlo.

– Ça ne change pas grand-chose. Même si tu n’y es pour rien, tout le monde est persuadé que c’est toi… Au fait, tu es au courant pour Corti ?

– Corti   ?

– Il paraît que les gendarmes ont été à deux doigts d’arrêter un groupe de clandestins.

– Ah oui ?

– Tu ne sais pas ?

– Non.

– C’est bizarre, mais j’étais persuadé que tu étais là.

– Eh bien, on ne prête qu’aux riches !

 

– 32 –

 

 

Altieri se retourne vers Claire restée à bord du Lada. Elle voit son sourire malicieux, d’un clin d’œil appuyé elle confirme avoir enregistré le message. Pour Corte, il a menti à ses camarades. Aurait-il pu mentir pour Charlier ? Elle n’a plus le temps de lui poser la question, il est déjà trop loin. Elle entend l’homme en cagoule lui dire qu’on ne peut rien pour la fille, tout juste la ramener chez elle.

Claire contemple le paysage. À l’horizon, les silhouettes lointaines de trois îles encore estompées par des brumes bleuâtres.

– Elba, Pianosa et, plus loin, Monte Christo, commente un des cagoulés.

On a tiré sur la plage un catamaran léger, du type utilisé dans les écoles de nautisme. La grande voile est à mi-hauteur de mat, le skipper s’affaire sur l’esquif, pointé vers le large. Elle comprend que l’embarcation était l’objet du rendez-vous sur une route isolée.

–  Allez, c’est pour toi,  Paùlo. A più tarde.

– Pace e salute, répond Altieri sur un ton inhabituel, so­lennel.

Abandonnant sur le sable ses oripeaux de maquisard, il enfile une combinaison de plongée noire. Il envoie un baiser du bout des doigts à Claire, puis il saute sur l’embarcation que les hommes poussent dans l’eau. Il n’a pas droit à un seul bagage. Départ sans retour ?

Le marin hisse la grand-voile, il déploie le spinnaker rouge rayé de blanc qui se gonfle d’un coup. Debout sur un flotteur,  Paùlo lève le bras. Adieu. Pour qui ? Pour elle ? Il est trop loin. Le catamaran glisse très vite sur la mer calme, silence parfait, pas de repérage possible. Ombre des voiles sur l’horizon, le soleil se lève, illuminant le paysage d’une lumière d’or qui éclaire en contre-jour les nuages du matin. À moins d’un kilomètre sur la gauche, une forteresse de lé­gende se dresse sur une colline, et, très loin vers l’est, des étangs miroitent au ras des terres.

Claire pleure. Discrète. Douce. Elle se laisse aller. Elle est convain­cue qu’elle ne reverra pas Paùlo.

 

On la pousse dans un gros 4X4 BMW, un SUV funèbre comme un corbillard, comme on n’en voit qu’en Corse, carrosserie noire, vitres teintées. Le conducteur est un homme entre deux âges, un peu gras, un peu chauve. Lunettes noires très foncées masquant le regard. Pendant ce long trajet dans la plaine orientale, malgré le soleil et la chaleur, la voiture roule toutes fenêtres fermées. Le pilote est très habile : bien qu’il conduise vite, elle ne ressent pas la moindre crainte. Sur les longues lignes droites, au compteur l’aiguille oscille autour des chiffres 180, 200, 210. Sanglée serrée par la ceinture de sécurité, elle éprouve un singulier sentiment de bien être, elle ne ressent même plus la douleur dans ses pieds.

– Aléria, signale l’homme.

Voix de basse, voilée. Il affiche un sourire de connivence dont le sens échappe à la jeune femme.

–     Aléria ?

– Ah, vous ne connaissez pas ?

– Je ne connais pas quoi ?

– Aléria, répète l’inconnu. Aléria, la plus ancienne de nos villes, elle était déjà debout alors que votre Paris n’était rien d’autre qu’une vague bourgade de cabanes couvertes de chaume.

Il la dévisage pour jauger son effet, il voit qu’elle ne comprend pas, qu’elle attend plus d’explication.

– Il faut tout vous apprendre, hein ? Vous ne vous souvenez pas de ce drame à la Cave coopérative d’Aléria. C’était le plein été, en 1975, le 21 août… Quelques jeunes fous, sous la direction d’un médecin…

Sans raison, l’inconnu n’a pas terminé sa phrase, elle n’en saura pas plus. D’ailleurs, elle ne peut se souvenir, elle était encore loin d’être née. Sa mère n’était même pas encore partie aux États-Unis.

Le type s’est refermé dans son mutisme, poussant encore son moteur. L’aiguille du tachymètre atteint le chiffre 230. Impression de filer comme un avion en rase motte. Un avion par terre. Au bout de la ligne droite, des panneaux barrés de tricolore signalent une base militaire – Solenzara – . Puis de nouveau des lacets, l’arrivée dans une vraie ville – Porto-Vecchio – et encore la montagne.

Claire rêve au frêle catamaran qui franchit les défenses de la Corse. Elle rêve à Paùlo. Cet homme l’habite, désormais.

 

L’itiné­raire emprunté par la BMW est tourmenté, elle le suit non sans difficulté en se référant à la position du soleil. L’automobile a d’abord plongé vers le Sud, puis l’Ouest, avant de remonter par les montagnes du centre, de nouveau l’Ouest, avec une petite descente vers le Sud… Entre de longs assoupissements, Claire aperçoit des aiguilles déchiquetées, puis d’immenses forêts très vertes alternant avec des collines désolées hérissées de troncs brûlés. Dans un haut-parleur grésillant, une voix de métal, impersonnelle. Parfois, on entend des mots :

– Ça va, on peut y aller.

Le pilote ne répond pas, il roule encore plus vite. Quand la pente devient plus rude, les vi­rages trop nombreux pour qu’elle puisse dormir, elle cher­che et trouve dans le vide-poches une carte routière de la Corse : puisqu’on ne daigne pas lui fournir la moindre indication sur le pays traversé, elle trouvera toute seule.

Le conducteur s’est arrêté soudain, coup de frein brutal. Elle est stupéfaite de reconnaître le lieu, ils sont sur la place de l’église, à Bastelica.

Le cheval sans cavalier traverse le décor, le bruit des sabots s’affaiblit…

D’un mouvement de menton, sans un salut, l’homme intime à Claire de descendre. La BMW démarre en trombe. Elle se retrouve abandonnée en plein soleil, plutôt nigaude, ses yeux presque clos pour éviter la lumière trop violente.

Par des venelles piétonnières traversant le bourg, s’infiltrant entre des murs, le long de potagers, les baskets à la main, elle retourne à la cachette où avait été remisée la Corsa. On peut entrer dans les maisons, tout est encore ouvert, la chaleur n’est pas trop forte. La voiture est garée le long d’un mur, invisible aussi bien d’un observateur terrestre que d’un curieux aéroporté. Ils ont pensé à tout. La portière est ouverte, les clés posées sur le siège.

 

Eté. Le jour de l’été. La pleine gloire de la Corse. Corse de rêve, quand l’île aux bombes redevient Kyrnea, le paradis des vacances où la lumière du jour devient magie. Les polarisations comme des vibrations déforment et floutent les contours. Elle a du mal à accommoder. Kyrnea pour les touristes. Sur les plages, la foule des corps dénudés et brillants d’huile grillant sous les feux du soleil. Des Français, des Italiens, et des Allemands et quelques Anglais. On les repère par les immatriculations. Au volant de sa petite voiture, Claire roule avec lenteur, pour déguster, mais surtout à cause de ses pieds boursouflés d’ampoules, si endoloris qu’elle souffre à chaque pression un peu ferme sur les pédales d’accélérateur et de frein.

Les images l’assaillent, les montagnes en ar­rière-plan, la mer bleu foncé, l’écume des sillages, bateaux à moteur ou skieurs sur l’eau. Les voiles multico­lores des planches, les voiles blanches de quelques yachts qui avancent avec paresse vers la côte. Et des catamarans dont elle sait maintenant que leur apparence pataude n’est qu’un leurre. Fille de la terre ferme, elle a été fascinée par ces tableaux, marines, luxe, farniente et volupté. Se peut-il que ce spectacle soit celui d’un pays en guerre ? Elle sent encore sur son épaule le poids de sa musette pleine de munitions, elle garde sur sa peau la trace bleue imprimée par la lanière. Et ses vêtements qui puent la transpiration, et ses cheveux qui ne sont plus blonds à force d’être sales, qui pendouillent pour avoir été trop dé­trempés par la sueur… Toutes fenêtres ouvertes, elle mène l’automobile au pas, indifférente aux coups d’avertis­seurs furieux lancés par d’autres conducteurs qui réclament le passage. Lorsqu’on la double, elle aperçoit quelques fi­gures convulsées de colère, qui se détendent à peine quand on voit que Claire est une femme. On hausse alors les épaules.

Et la voici sur la route du bord de mer, roulant au pas, pour arriver le plus tard possible. Elle a faim, soif. Elle sent sa tête dodeliner. Sommeil. Qu’importe… À l’entrée d’Ajaccio, elle prend encore le temps de s’arrêter dans un café du quartier des Salines, en face de l’immeuble de FR 3, un café où elle s’assoit souvent pendant l’année. Aujourd’hui pour boire une menthe à l’eau. Mais surtout parce qu’elle n’est pas pressée de revenir chez Mariana. Quand elle ressort dans la rue, de gros nuages sont apparus à l’horizon, vers l’Ouest, l’air est devenu moins respirable, plus dense. Elle pense : en­core un orage… Tant mieux, elle courra encore sous la pluie, pour être trempée, pour mourir de plaisir.

Claire est trop fatiguée pour évaluer les consé­quences de sa « fugue », elle n’entend pas la poursuivre. Il est temps de rentrer à la maison. Elle s’apprête à reprendre le volant quand une main se tend, une grosse main dure, qui lui prend sa clé. Une main gantée de cuir noir. Quand elle se retourne, elle constate que le par­king est envahi par plusieurs dizaines de gendarmes. tous en te­nue de combat noire, le fusil d’assaut brandi, comme on voit au cinéma. On traque un dangereux malfaiteur. Serait-elle cet abominable bandit ? Le major Lanfranchi assure le commandement, la mine pas contente. Quand il cherche à la menotter, elle tente encore de se dé­battre. En vain. Les pinces sont fermées très serré. Pour qu’elle souffre. Cette fois, pas de doute, d’est l’arrestation. En bonne et due forme.

 

 

– 33 –

 

 

Au même instant en cette fin d’après-midi, un jeune homme entre en sifflotant dans le bistro d’Ange Giovanoni, rue Fesch, à Ajaccio. À cette heure de l’apéritif, la salle est bourdonnante de conversations fluides, sans tapage. Le nouvel arrivant s’approche du bar et se penche vers le patron.

– Ange, quelque chose à te dire.

Ils passent dans la minuscule cuisine qui prolonge la salle publique.

– Qu’est-ce qui se passe ?

– Ils ont exfiltré Altieri.

– Qui, ils ?

– Ses copains, cette idée ! Ou les flics, va savoir !

Giovanoni crache par terre.

– Préviens les autres.

 

Quatre heures plus tard. Les militants montent en fil indienne vers la cabane d’Ange, sur les hauteurs de l’Alta Rocca. Ils sont en « civil », sans arme. Aucune opération n’est prévue pour cette nuit. À onze heures du soir, le groupe est au complet. Les hommes se sont assis par terre, en rond, sur l’aire de terre battue devant la cabane. Au-dessus d’eux, les milliards d’étoiles dans le ciel d’été.  Après un coup d’œil à la Polaire, Giovanoni se racle la gorge.

– Ce départ n’était pas prévu. Mais il nous arrange, d’une certaine manière, il ressemble à une fuite. Un aveu. D’après de que je sais…

– Comment tu sais ?

– Parce que je sais, t’as pas à te poser plus de question…

– Les pandores sont persuadés qu’Altieri laisse sa signature en se barrant.

Les autres se taisent. On ne commente pas les déclarations d’Ange Giovanoni, on l’écoute et on exécute. Il a trop souvent apporté la preuve de ses informations au top, meilleures sources… De ses excellentes qualités opérationnelles et de son esprit inventif pour qu’on ose lui opposer un avis contraire. N’est-il pas le seul à avoir évité de longues peines de prison ? N’est-il pas le seul dont les gendarmes ignorent le rôle, le tenant pour un modeste cafetier ?

Ange allume une cigarette, le geste posé, lent. Il n’est jamais pressé. Il tire quelques bouffées, en silence. Puis il énonce sa décision.

– Nous n’avons pas besoin de moralistes futiles. Le temps d’Altieri est passé, j’ai essayé de le lui expliquer, mais il n’arrive pas à comprendre. C’est un intellectuel, il a des scrupules. Il soutient, paraît-il, qu’il y a un temps pour le militantisme, et un temps pour la paix.

Un des membres du groupe objecte :

– C’est un  temps qui n’est plus pour nous. Faut s’en débarrasser. Le mieux serait que les gendarmes se chargent du boulot.

Giovanoni esquisse un de ses rares sourires. Entendu, malin. Il montre ses dents, des dents de fauve, blanc éclatant.

– Il a une trop forte réputation chez les jeunes, pas question de le laisser circuler.

On pourra leur expliquer comment le retrouver, Paùlo, renchérit un autre.  Un troisième d’ajouter :

-Et si les pandores se révèlent incapables, on s’en occupera. De toute façon, c’est lui qui portera le chapeau, pour Charlier.

Le chef clôt le débat en douceur.

– On reconstituera les événements à notre manière. D’accord ?

Ange Giovanoni referme son sourire. Quand on ne veut plus de quelqu’un, on l’efface du paysage. Depuis les temps dont la mémoire ne se souvient pas, les choses se sont passées de cette façon en Corse, il n’y a pas de raison de changer.

 

 

 

 

– 34 –

 

 

Menton trop carré, nez cassé, rasé de frais, les cheveux cou­pés très court, et des épaules de rugbyman : Dieudonné Le Guesnel est procureur de la République, le patron du Parquet d’Ajaccio. Un des représentants de l’État les plus menacés en Corse. Il n’en paraît guère affecté. Son allure n’est pas celle d’un magistrat, il s’apparenterait plutôt à un officier de commando, ou, mieux,  à un flic. Ce regard inquisiteur mais neutre est bien un regard de flic. Un flic qui pourrait avoir aussi le sens des nuances, à l’occasion. L’homme fixe Claire, avec dans l’œil une lueur goguenarde, et – pourquoi pas ? – paterne. L’air de signifier : alors, voilà notre ennemi public, la pasionaria du maquis ? Elle se surprend à ne pas le trouver antipathique. Avec celui-là, elle a peut-être une chance d’échapper à des poursuites par trop sévères ?

Puisque sauf risque particulier et signalé on ne comparaît pas entravé devant un magistrat, les gendarmes lui ont retiré les menottes avant de la pousser dans le cabinet. Elle s’installe un peu mieux sur le fauteuil étroit recouvert de moleskine brune craquelée. Comme si elle était en visite, elle dé­taille le dé­cor : de grandes boiseries brunes, une biblio­thèque remplie de livres anciens rarement consultés, comme le révèlent les reliures trop nettes. Un grand drapeau français, le portrait du Président de la République. Pas d’étendard corse, pense-t-elle en riant in peto.

Après son arrestation, quelques heures de garde-à-vue inutiles : elle est restée assise dans un coin de bureau à la section de recherches. Attachée à un radiateur, placée sous la surveillance d’un jeune gen­darme tout à fait ennuyé par cette mission. On se méfie d’elle, de ses comportements intempestifs. Mais personne n’a pris la peine de l’interroger. Elle a dormi assise. Le matin, on lui a apporté un café noir et un bout de pain. Après quoi le major Lanfranchi lui a commandé de le suivre pour qu’elle soit présentée au Parquet. Ils seraient reçus par le Procureur en personne, lui a révélé le major avec complaisance.

 

Claire est gênée de n’avoir pas pu se changer depuis la veille, elle se sent malpropre et froissée. Et elle a trop chaud dans ses vêtements de randonnée. Ses pieds sont encore douloureux. Pour le reste, elle s’est réfugiée dans une indifférence maussade. Elle n’a prévenu personne, il lui est égal qu’on s’inquiète d’elle… Maman apprendra bien assez tôt tout ça !

Le magistrat prend son temps pour lire l’épais dossier que lui a remis le gendar­me, un dossier qui relate les diverses frasques imputées à Claire. Le magistrat retire ses lunettes, il amorce un petit sourire poli.

– Que voici une jeune femme bien agitée…

Claire ne répond rien. Il réfléchit à haute voix, comme si elle n’était pas là. De nouveau l’antienne :

– Qu’est-ce qu’on peut faire de vous, n’est-ce pas ? Vous n’en avez aucune idée ? Moi non plus. Si j’étais un de ces excités de la D.N.A.T.[15], je vous collerais au trou sans autre forme de procès, et je vous y laisserais moisir. Détention préventive que le Code pénal persiste à qualifier de provisoire. La plus longue possible. Je ne suis pas certain que ce soit la bonne manière. Si j’en crois ce rapport, vous êtes en effet un peu remuante. Toutefois, mal­gré certains indices, vous ne seriez pas liée aux terroristes, n’est-ce pas ? Bon, je vois que vous n’êtes pas bavarde… Par ailleurs, vos états de service, je veux dire vos notes comme enseignante, m’apparaissent excellentes… Ah, vous êtes professeure contractuelle ? Vous avez d’autant plus de mérite… Moi, j’ai laissé mes enfants sur le Continent… Sécurité…

Il marmonne encore quelques petites choses, il se penche vers elle, il baisse sa voix d’un ton, pour la rendre peut-être plus confiden­tielle.

– Vous m’agacez un peu, Madame. Dites au moins quelque chose ?

– Que voulez-vous entendre ?

– Je ne sais pas. Au moins un oui ou un non, n’est-ce pas ?

– Oui ou non à quoi ?

– Je continue. Peut-on reprocher à une jolie fille comme vous de tomber amoureuse ? Non, n’est-ce pas ?

– Mais je ne suis pas amoureuse. Je ne cesse de le répéter.

– Et il faudrait vous croire ? Voilà encore autre chose !

Il prend ses aises dans son grand fauteuil de cuir, dont le style moderne tranche avec le décor. Elle dé­couvre dans un coin de la biblio­thèque une flamme frappée d’un écusson, un fanion militaire, peut-être. Le procureur suit le regard de Claire.

-Vous voyez, avant d’être magistrat, j’étais flic, comme on dit chez vous. Officier de CRS, rien de moins.

CRS et boxeur amateur : derrière les paupières tombantes talées par les coups, de petits yeux bruns, très péné­trants.

La jeune femme n’est pas impressionnée, elle lui prend la parole.

– Puisque vous n’avez rien contre moi, pourquoi me coffrer ?

Elle sourit, candide.

– Vous savez, Monsieur le Juge…

– Monsieur le Procureur, je vous prie.

– Enfin, Monsieur ce que vous voulez…

Insolente. Elle s’en fout. Son interpellation lui paraît absurde. Là, maintenant, elle ne se sent pas amoureuse, et elle est lasse de toute cette histoire abracadabrante.

Il se racle la gorge, action réflexe quand on passe sur un registre un peu plus solennel.

– Votre cavalcade dans le maquis.

– Quelle cavalcade dans le maquis ?

Le sourire du magistrat s’élargit. Il semble ravi de la surprendre en train de mentir.

– Parce que quand les gendarmes vous ont interpellés ce matin, vous ne sortiez pas du maquis ? Alors, pourquoi cet accoutrement ? Pourquoi cette disparition soudaine et inexpliquée depuis hier ?

Encore un sourire, et un soupir, il joue dans le registre de l’accablement.

– Vous croyez pouvoir vous déplacer dans ce pays sans être aussitôt repérée ? Nous savons tout. Vous êtes bien imprudente, mademoiselle !

Elle est agacée d’entendre ce monsieur se livrer lui aussi aux leçons de morale et aux questions ineptes. Est-il interdit d’arpenter la montagne ? Est-ce un crime de se promener sous les arbres, la nuit ? Elle hausse les épaules

– C’est amusant, une expédition dans le maquis ! On ne vit ça qu’une fois.

– Amusant. Vous persistez dans votre appréciation ?

– Oui. Tout à fait.

– Vous cédez trop vite à vos impulsions. Trop vite.

– Je n’ai rien à me reprocher. Personne ne m’a rien demandé, et je n’ai cédé en rien.

– Mais vous étiez avec lui.

– Qui, lui ?

– Vous vous moquez de moi. Altieri, pardi.

– Altieri ?

Elle sourit. Elle se sent en confiance avec cet homme, prête à parler avec une vraie sincérité. Bon, elle l’agace, elle l’horripile. Mais elle est convaincue que le magistrat est un brave type. Avec lui, elle peut s’en sortir. Donc elle baisse d’un ton, pour lui faciliter la tâche.

– Et alors, même si je l’avais rencontré, est-ce un crime ?

Le Procureur éclate de rire.

– Vous, vous en avez d’excellents. Et des meilleures !

– 35 –

 

 

Le procureur esquisse un geste las. Il pense en effet que cette femme n’a rien à se reprocher, mais, là-haut à Paris, les va-t-en-guerre de la 14º section antiterroriste du Parquet veulent à tout prix l’impliquer. L’enfoncer, la noyer. Ils ne connaissent pas d’autre méthode, « pour mater ces dingues de Corse ». Pas plus que le mouvement séparatiste, ils ne maîtrisent pas d’autre langage que la violence. Le problème est que cette petite n’est pas corse, par conséquent elle n’est pas sensible à certaines pressions. Il la voit surtout naïve. La naïveté est-elle un crime ? Un délit ? Une contravention ? Une faute ? Allons donc !

Dieudonné Le Guesnel se souvient de ses débuts dans l’armée, il sortait de Saint-Maixent, et il était sous-lieutenant : ses chefs étaient des vieux briscards rescapés des guerres coloniales, ils avaient tous participé aux combats perdus d’Indochine et d’Algérie, ils étaient amers comme tous les officiers d’une armée qui a perdu sans avoir été vaincue. Certains avaient quand même compris que la répression sans politique constructive n’avait aucune chance de réussir. Son passage chez les CRS pourtant voués à la baston ne l’a pas non plus convaincu. Passé dans la magistrature, Dieudonné n’a pas oublié l’enseignement de ses premiers maîtres. Il est un homme d’ordre, un vrai, peu enclin aux compromissions. Mais soucieux d’efficacité. Il ne suffit pas d’être efficient au plan théorique, encore est-il nécessaire de viser de vrais objectifs et d’en prendre les moyens. C’est son idée. Son idée ne correspond pas à la doctrine officielle, ce n’est jamais bon pour la notation, ni pour la carrière. Une carrière où la charge de Procureur de la République à Ajaccio n’est pas la plus convoitée. On ne se bat pas pour venir ici. Il a accepté le poste pour relancer une progression qui piétinait de façon fâcheuse. Son épouse lui rappelle à l’occasion que sa mansuétude lui vaudra un jour des ennuis. On finira par lui offrir le Parquet de Saint-Pierre-et-Miquelon.

– Tu nous vois là-bas ? Les glaces toute l’année, une minuscule population remuante.  Le vrai bout du monde, quoi !

 

Mieux vaut encore Ajaccio ou Bayonne, les parquets où l’on « traite du terroriste » à longueur d’année. Il se recentre sur son sujet. Claire  Nolleau. Y compris les petites révoltes, elle a tout d’une véritable innocente. Puisque jusqu’à plus ample informé il reste maître à bord à Ajaccio, il a décidé… de ne rien décider. Cette minette n’en vaut pas la peine. On ne met pas en taule les gens pour une promenade dans la montagne, même assortie de quelques insolences, de quelques mensonges. Bénins au demeurant. Le procureur ne comprend pas que les gendarmes aient pris la peine d’arrêter cette fille. Jolie fille. Mais la beauté n’est pas encore un crime. Son cas est caractéristique des militants malgré eux, les militants du troisième cercle, le cercle des amitiés, loin des responsabilités.

– Le major Lanfranchi vous en veut, et j’ignore pourquoi. Vous le crispez, je crois. Ce n’est pas un motif très juridique. Sans doute obéit-il aux instructions données à Paris par sa direction.

Cet épisode amuse plutôt le Procureur Dieudonné Le Guesnel. Aujourd’hui, il n’a pas envie de jouer les pères fouettards. Tout ce foin autour de la petite lui apparaît absurde. On perd son temps avec elle. Il se penche. Sans sourire, bien qu’il en ait envie.

– J’ai décidé de ne pas vous poursuivre. Il n’y a pas de quoi battre un chat. Quant à vos contacts avec ce type du Front, il n’y a sans doute rien d’autre qu’une liaison amou­reuse. Et encore la niez-vous.

 

 

 

– 36 –

 

 

Altieri était trop macho, trop sûr d’être aimé au premier coup d’œil. Avec lui, elle a perdu toute lucidité, elle est devenue idiote.

Elle ne parvient pas à déterminer ce qui la meut, avec ce type. Elle a envie d’avouer qu’elle ne l’aime pas, maintenant, juste à cet instant. Pourtant, elle l’a bien rejoint dans la montagne, avec l’idée de jouer dans son camp, puis de se sauver avec lui. Simples caprices ?

Si le magistrat savait… Ils se sont embrassés. Rien de plus. Ils n’ont pas eu le temps d’aller plus loin. Le procureur l’a deviné, ce vieux bonze est malin, malin.

– Nos amis gendarmes auraient souhaité d’autres précisions, poursuit Dieudonné Le Guesnel, mais il semble que vous n’ayez rien vu.

Il joue à prendre un moment de réflexion. Puis il délivre sa da décision :

– Je ne peux quand même pas vous laisser filer comme ça. Voici comment nous allons procéder. Vous sor­tirez libre d’ici, Lanfranchi vous conduira chez vous pour boucler vos paquets. Je veux que vous ayez quitté la Corse dès au­jourd’hui, avant la tombée de la nuit. J’ai demandé à mon service de réquisitionner pour vous un passage sur le ferry « Danièle Casanova » qui quitte le port à 16 heures. 16 heures précises.

Un piège ? L’idée effleure Claire un instant, avant d’être saisie par une préoccupation beaucoup plus pratique :

– Et ma classe, mes cours, mes élèves ?

– Si vous êtes sage, à la rentrée. Cependant…

Le procureur se penche de nouveau vers elle, le regard soudain dur.

– … Cependant, je ne vous garantis pas que le juge Haerbin ne vous convoquera pas après votre retour sur le Continent. Pour d’autres dos­siers. Je lui transmets toutes les informations, ça vous occupera pendant vos longues vacances, Madame.

Perfide :

– Loin de la Corse.

 

Lanfranchi l’a accompagnée chez elle. Elle a rempli un sac de voyage, quelques vêtements, des livres, son carnet de route personnel, des souvenirs. Le major ne lui laisse même par prendre son petit ordinateur portable. Elle ne possède pas grand-chose. Le gendarme ne l’a pas laissée seule un instant, afin de l’empêcher de communiquer avec qui que ce soit. Pas de téléphone, tout contact interdit. Il a saisi la carte à puce de son portable, l’a rendue inutilisable en la passant sous la flamme d’une allumette.

Conduisant sa Peugeot grise de service sans la moindre prudence, Lanfranchi traverse la ville en trombe. Au port, il l’aide à trouver la passerelle d’embarquement. Pour qu’elle passe sans difficulté, il étale ses grades et qualités, le contrôleur s’incline, on n’a pas besoin de billet pour une réquisition, il suffit de produire le document administratif imposant le départ de l’île. Le major escorte Claire jusqu’à sa cabine. Défense de quitter le ferry avant le départ. Dans des conditions aussi illégales que possible, estime-t-elle, elle est tout simplement expulsée, interdite de séjour dans une portion du territoire national. Elle est surtout soucieuse de n’avoir pu préve­nir Mariana. Elle ignore si elle pourra re­prendre son poste aux Salines lors de la prochaine rentrée, son statut précaire de maître auxiliaire ne lui garantit aucun avenir. Tout juste lui permet-il de s’inscrire au chômage, pour survivre. Alors qu’elle est facilement et souvent angoissée par sa situation financière et son futur, cette fois-ci, de façon curieuse, elle n’éprouve aucune crainte.

 

Terminé. Elle est « prisonnière en liberté » à bord du navire géant qui la ramène en France. Enfin, sur le Continent, se reprend-elle. Les coupées se sont rétractées, on retire les amarres. Elle est montée jusqu’au pont supérieur pour assister au départ. Accoudée au bastingage pour apprécier une dernière fois le panorama. En ce début d’été, ciel limpide, à peine foncé par le crépuscule prochain. Déjà bas sur l’horizon, le soleil magnifique, éclatant, géant, couleurs tirant sur le rouge. Ajaccio est glorieuse. Sur le quai, virevoltent les femmes en robes légères et blanches, splendides.

Voir une dernière fois la ville il­luminée par le soleil couchant : depuis les terribles orages de la fin juin, le beau temps est revenu. Res­plendissante, rutilante dans la lumière du crépuscule prochain, la Corse se pavane dans son décor de carte postale pour jours heureux. Alors que le navire s’éloigne de la côte en poussant quelques grands coups de corne de brume, il lui revient dans la tête la première phrase d’une chanson de Tino Rossi, ce benêt : « O Corse, île d’amour ». Poésie sucre d’orge, un miel trop doux, ce n’est pas du miel d’ici, dans le maquis le miel est plus âpre, plus parfumé. Un miel de caractère.

Elle aurait voulu partager avec quelqu’un cette vision féerique du paysage vêtu de pourpre, pay­sage impérial. À ce détail près que cet écrin de beauté n’est qu’un artifice, un maquillage pour masquer tant de secrets. Des secrets symbolisés par la silhouette faussement anonyme de Lanfranchi sur le quai. Appuyé contre sa voiture, mine de  rien.

 

Impression d’arrachement quand le bateau prend le large vers la pleine mer. Comme si elle devait s’arracher à son propre corps…

Remontent à la gorge toutes ses émotions, dans sa tête les souvenirs, Paùlo dans la cabane de bergers, Paùlo à Capo di Muro, le catamaran qui  s’éloigne de la plage dans le soleil levant, face à l’île d’Elbe. Ce matin ? Impossible. Une éternité. Sensation angoissante, submergée par ces paquets de souvenirs, elle craint de se noyer dans cette mémoire déferlante.

Corse, île d’amour ? Tino Rossi et ses zéla­teurs se sont trompés. Cette île est imprégnée du sens tragique, une tragédie qu’elle exhibe avec complaisance, qu’elle met en scène pour elle-même. Toutes ces îles de la Méditerranée seront à jamais plongées dans la tragédie. La Sardaigne, la Sicile, de la Crète, toutes ces îles écrasées par des légendes terrifiantes de la Méditerranée, les sphinx et le Minotaure, les éternelles errances d’Ulysse. Et dans cette île de Corse, les bandits écument ces montagnes depuis des millénaires, jamais matés, même quand ils ont adopté la langue de leurs conquérants.

Tino n’a pas exprimé la vraie Corse. La Corse des polyphonies étranges et lancinantes chantées na­guère par les confréries, reprises en chœur à la lu­mière des flammes de briquet par les groupes nationa­listes. La polyphonie qu’elle a découverte grâce à Altieri. La Corse des contes dramatiques récités comme des mélopées dans les brumes d’hiver qui en­ve­loppent les ruines déchar­nées des villages abandon­nés. La Corse des aventures tumultueuses de Sampiero et de Paoli, des guerres menées contre les Romains et les Phéniciens, contre les Génois et les Français. L’éternelle vendetta menée par Colomba Carabelli, emmurée des décennies durant dans son village de Fozzano. Les fantasmagories étranges de Marie Susini avec son « Île sans rivages ». L’amour outrancier des Corses pour leur pays, la passion de ses habitants qui ont préféré rester agrippés à leurs maquis brûlés et leurs col­lines stériles plutôt que de s’exi­ler pour mieux vivre… Ici, l’amour n’ac­couche que de la violence, du meurtre, de la vindicte.

 

Cet amour fou dans lequel paraît avoir sombré Altieri. Un amour devenu une nécessité vitale qui l’entraîne dans les inconséquences dangereuses. Un amour qui lui permet peut-être de survivre au déclin de son engagement militant. Il préfère mourir que de ne pas l’aimer. Hommage flatteur, mais elle ne sait pas l’aimer bien. Peur d’une passion ? Elle craint encore de suivre ce chemin obscur, de se laisser prendre, surprendre. Tout est dans sa poitrine, dans ses tripes. Elle n’ose pas désigner cette zone où se meuvent des ombres inquiétantes et lentes. Peur du terrorisme ? Pour divers motifs pas très rationnels, elle se croit protégée, inaccessible.

Elle voudrait se voir légère, persuadée que son âme et son intel­ligence sont plus vaporeuses que pétillantes. Sans espace pour la passion. Danser, chanter, causer des nuits entières avec les copains. Redevenue une petite fille, elle alignerait bouderies et caprices pour agiter les cœurs amoureux, de ses soupirants, mais sans les torturer, les désespérer.

Images d’une vie rêvée qui n’a pas été. Claire se joue la comédie, et elle se déteste de se voir profonde, sérieuse, engagée. Elle n’a plus le loisir de jouer. Sa jeunesse s’achève, elle doit assumer l’idée insoutenable qu’elle n’est plus une enfant, qu’elle est devenue coupable comme tous les adultes. Coupable de ne pas avoir été capable d’entendre la passion secrète dans le chant déchirant d’Altieri et de son groupe.

D’ici elle ne peut même pas appeler Maman pour se plaindre, elle aurait dû lui dire, lui apprendre. Margot est une fois de plus aux abonnés absents.

 

Les montagnes corses s’effacent dans la brume crépusculaire gris bleu.  À travers les gens de cette île, les élèves, les parents, les quelques amis, ne s’est-elle pas éprise de ce pays lui-même ? Ces sierras déchirées, et ces plaines étroites infertiles ; ces côtes escarpées et ces villages per­dus ; ces villes magnifiques et ces forêts im­menses et fraîches, ces couleurs trop vives… Le bleu violent de la mer à Cargèse, les matins de printemps, les roches pourpres de Piana et du golfe de Porto, le blanc cru des falaises à Bonifacio, les châtaigniers trop verts, l’été, autour du monastère d’Orezza en ruine ; trop roux à l’automne à Bocognano. Et les neiges éternelles, les pics, les lacs magiques de la montagne. L’arbre mort de la Restonica, symbole décharné de la Corse. Paùlo, Petit Pierre, Mariana, tous les autres, les hommes et les femmes de cette terre, enfants de cette culture folle… Et jusqu’aux cagoulards, grotesques dans leurs attitudes solennelles et compassées. Les Pénitents noirs, ce sont les Pénitents noirs de la Corse, ceux qui défilent le vendredi saint, le jour de la Passion.

Difficile à exprimer, à admettre : au-delà des hommes et des femmes de son petit peuple, elle aime la Corse pour sa réalité et non pour l’image sirupeuse qu’on en projette.

La nuit est tombée. Montant des ponts inférieurs, on entend une musique confuse, mélange de rock et de guitares corses. Trop, c’est trop. Trop d’émotions, trop de désarroi, trop de confusion, trop de trouble. Trop de troubles. Elle pleure à gros sanglots.

Le vent de la mer et de la vitesse, la perspective du retour la glacent, Claire a froid. Elle des­cend jusqu’au restaurant, elle commande un plat de spaghettis « a la Vongole », et une carafe de vin. Italien, du valpolicella de la région de Vérone. Un vin fruité qui la changera du goût rugueux et fort des sartène. Quand elle n’est pas en phase avec elle-même, elle aime se consoler avec de la cuisine italienne.

Au passage, elle aperçoit une cabine téléphonique, comme ouverte pour elle. Elle se refuse à tout contact, Maman, ou les autres. En s’éloignant de l’île, elle a le sentiment que sa vie s’en va. Les Corses seront-ils là cin­quante ans après la fin du monde, comme le soutient une légende tenace ? Cin­quante ans, ou un siècle, des années-lumière peut-être. Le corse est l’une des dernières langues latines parlées qui permette l’emploi courant du passé anté­rieur. Ils ne s’évadent pas de ce passé antérieur. La Corse est un univers qui n’existe plus ail­leurs, et les Corses restés dans l’île sont en­fermés dans leurs visions antédiluviennes. Ils sont aveugles, ils ne peuvent voir les autres. Et ces autres ne les comprennent pas s’ils ne prennent pas la peine d’entrer dans ce monde, de subir l’initiation, l’étranger ne peut pas concevoir ce qu’ils sont. Non, contrairement à l’adage imbécile, « la Corse serait si belle s’il n’y avait pas les Corses », il n’y a pas de Corse sans les Corses.

Elle vide la carafe dans son verre. Elle avale ses spaghettis aux palourdes. Sans bavure, un exer­cice délicat dans lequel elle excelle, Elle est  jolie, intelligente, capable de s’adapter : Claire pourrait être une femme parfaite, si elle le désirait. Une femme comme toutes les femmes dont on songe en secret.

Elle boit et elle rêve. Il ne suffit pas d’aimer ce pays, et les gens de ce pays. Il faut les mériter. Un comble, alors qu’ils ne consentent pas le moindre effort pour être supportables à l’égard de leurs hôtes de passage. Elle sourit pour elle. Pour être toléré, il faut se conduire selon leurs désirs, les admettre sans discus­sion ni murmure, dans leur folie ordinaire et leur goût im­mo­déré pour la beauté mystique. Surtout, ne pas tenter de les changer. Sinon ils vous tuent.

Par les grandes fenêtres du restaurant, on voit la mer miroiter sous la lune qui s’est levée. On se croirait à peine sur un bateau tant le bruit des machines et les mouvements des flots sont discrets en cette nuit de grand beau temps es­tival. Plus tard, elle s’installera sur un fau­teuil couchette, dans un salon de première classe, puisque la Première classe lui a été offerte par la République. Elle s’endormira. Cette nuit-là, elle ne rêvera pas.

 

 

– 37 –

 

Au fond du maquis et de la nuit, arbousiers, myrte, bruyères et chênes verts en ombres denses, voûte étoilée de circonstance, ils sont six journalistes sagement posés sur des chaises pliantes. Juste une petite angoisse d’excitation pour ceux qui n’ont pas déjà participé à ce rite singulier. Trois caméras de télévision : une pour FR 3 Corse, une pour le sous-traitant corse de TF 1, et une pour la BBC, spécialement conviée à la conférence de presse. En face, ils sont dix en combinaison noire et cagoule : trois assis derrière la table de camping, éclairés par une lampe-tempête, plus loin dans l’ombre, sept debout, figés au garde-à-vous pour mettre en évidence les fusils d’assaut censés souligner l’importance de la parade. Des kalachnikov de modèle assez ancien, un M 16 encore plus antique. Qu’importe : grâce aux projecteurs de télévision, le reflet gras des armes produit l’effet menaçant escompté.

Tapi dans un buisson quelques mètres plus loin, Ange Giovanoni veille au moindre détail du « spectacle terroriste » mis en scène pour la presse « nationale et internationale ». Le meurtre du commissaire Charlier a provoqué une tempête de protestations dont les vagues débordent les cercles habituels des anti-indépendantistes pour atteindre les milieux nationalistes.

Plus grave : même si Altieri est loin de Corse, ses idées y ont prospéré. Dans ces années où la menace terroriste pèse lourd sur le monde entier, l’opinion supporte moins bien les manifestations les plus barbares de ce conflit corse. Sur l’autre rive de la mer, au nord, on enfourne dans le même sac les Tchétchènes, les barbus salafistes et islamistes d’Al Qaïda, les Irlandais furieux, les irrédentistes basques et les Corses en guerre. Une guerre éternelle chaque jour plus mal tolérée par les partisans du Front, hier encore les plus fervents. Afin de parer à cette dérive inquiétante pour l’avenir du mouvement, les responsables de la pénultième sous branche F.L.N.C. se croient obligés de justifier.

Sans réel conflit ouvert entre les militants, il y a eu très vif débat pour déterminer si on devait mettre en avant la responsabilité supposée d’Altieri. Certains craignaient de réactiver la vendetta, qui a ravagé le Front au tournant du siècle, quand plusieurs dizaines de militants ont été abattus. Ange Giovanoni sait à quoi s’en tenir. Mais il doit ordonner l’application sans hésitation ni scrupule de la ligne retenue lors de la dernière réunion plénière : puisque la position du fugitif est dangereuse pour le mouvement, on doit l’écarter. Le mieux est de l’impliquer dans le meurtre de Charlier. Ange a réussi à imposer le principe d’une conférence de presse afin d’éclairer les Corses sur ce dessous des cartes. De façon curieuse, la « presse internationale » est utilisée pour manipuler l’opinion locale. Le système a fonctionné dans le passé, pourquoi pas aujourd’hui ?

 

Un photographe de l’AFP s’active pour immortaliser chaque instant de ce cérémonial fixé depuis de nombreuses années avec une infinie précision. Y compris au niveau des « invités » : ne sont admis à entendre la bonne parole que les journalistes non initiés, ceux qui ne se risquent pas à poser des questions.

Pour une bonne et excellente raison : l’orateur n’est pas autorisé à livrer le moindre commentaire, il doit lire un texte, rédigé au préalable au cours de multiples réunions clandestines. Il porte la parole. Cette nuit-là n’échappera pas à la règle…

Une voix s’élève : certes marquée d’accent corse, mais aussi métallique, déformée par un filtre, de façon qu’elle ne puisse être en aucun cas identifiable, même après analyse de l’empreinte vocale. Inconnu, jamais arrêté, ni entendu, ni enregistré, l’homme qui a mission ce soir de porter la parole n’exerce aucune responsabilité dans le mouvement.

Il lit, sur un ton monocorde qui accentue l’effet d’irréalité dramatique :

 

«  Nous revendiquons l’exécution de Pierre Charlier, représentant éminent du système colonial en Corse. Nous lui avions délivré des avertissements à plusieurs reprises, pour lui conseiller au moins de ne plus parler, au mieux de quitter l’île. La direction de cette opération réussie avait été confiée à notre camarade Paul Altieri, chef du commando « Isola Viva ». Les réactions hypocrites démontrent l’inanité des positions affirmées par la puissance coloniale dans notre île. L’État français et ses représentants ont cru pouvoir juger que les milliers de personnes qui ont participé à l’enterrement de Charlier à Corte étaient motivées par leur adhésion à la politique menée par la France en Corse. Notre acte responsable ne suffit pas à justifier la campagne odieuse et calomnieuse dont est victime le peuple corse, dont le combat est qualifié de raciste pour être mieux stigmatisé. Les rapports entre la France et la Corse ne se réduisent pas à une galéjade. La France ne sera pas crédible tant qu’elle mènera de front le traitement par le bâton du gendarme, et par les mesures d’assistanat qui ne profitent qu’aux complices mafieux de la France. Impossible pour son gouvernement de se tenir à une ligne d’action unique qui consiste à refuser tout ce qui apparaîtrait comme une concession. Charlier était le héraut de cette ligne, cette position emblématique était insupportable pour le peuple corse qui souffre. La France se trompe, elle s’obstine à ne rien comprendre à la Corse et aux Corses. Loin de réduire notre peuple au silence, elle lui donne de nouvelles raisons de lutter pour se défendre. Notre peuple n’acceptera pas les insultes d’une république raciste qui écrase les hommes. Vince per campa corsu.»

 

Vincent Ochoa représente TF 1. Pour ce jeune journaliste, cette conférence est l’occasion de sa première mission en Corse, son premier contact avec les « terroristes du F.L.N.C. ». Vincent, « Bicente » en basque, porte fièrement ce patronyme typique, il revendique son appartenance à la culture basque. Comme tel, rien de la violence politique n’échappe à son entendement. Il a passé toute sa jeunesse dans ce climat, certains de ses plus proches amis basques français militaient dans le mouvement Iparetarrak. Pourtant, il ne parvient pas à suivre la logique du texte qu’il vient d’entendre, qui ne le convainc guère. Ignorant les règles du jeu définies par les organisateurs, il lève la main pour poser sa question :

– Une telle exécution ne peut-elle pas être assimilée à une sentence de mort, comme les Islamistes d’Irak ? Si vous accédez au pouvoir, instaurerez-vous la peine de mort ?

Pas de réponse. Giovanoni note qu’il faudra éviter ce jeune homme, si possible le dissuader de remettre les pieds en Corse. Ochoa observe le porte-parole redevenu muet plier son papier, le glisser dans sa poche, dans un silence absolu. Comme dans un théâtre d’ombres, les acteurs de la conférence de presse se fondent un à un dans la nuit du maquis. Les journalistes et les cameramen remontent dans la camionnette bâchée qui les a amenés ici. Quelques mouvements de branchages laissent supposer qu’un service de protection considérable mais invisible était chargé de prévenir  tout incident susceptible de troubler la solennité de cette curieuse représentation.

 

 

– 38 –

 

 

Quand Claire a téléphoné à sa mère pour lui annoncer son retour contraint, Margot a bondi. Surprise et joie. Quel bonheur de récupérer enfin sa fille égarée dans ses montagnes corses ! Mais un soupçon d’inquiétude, aussi.. Claire n’a pas habitué sa mère à la solliciter pour n’importe quoi. Si elle l’appelle, quelque chose doit clocher, quelque part. Margot est une incorrigible optimiste, une fille de Cyrulnik, dit Claire en se marrant.

– Viens, je t’attends pour le petit déjeuner, dit Maman au téléphone…

C’est sa mère toute crachée. Elle n’a pas revu sa fille depuis des mois, et celle-ci semble rencontrer des difficultés. Eh bien, en riant Margot se contente de l’inviter pour le petit déjeuner !

– Tu viens à la maison. Pas trop tard. J’ai un travail terrible, et je dois partir cet après-midi pour le Rwanda.

Comme si rien ne s’était passé depuis vingt ans, à huit heures du matin Claire se retrouve dans le vieil ascenseur de la maison. Cabine non modernisée depuis des années. Elle a l’impression de rentrer du lycée. Lycée Carnot, et non Sainte-Ursule comme sa mère. Claire est inquiète. Comment Maman va-t-elle réagir ? Avec son habituelle légèreté, avec son rire censé tout effacer ? Claire n’apprécie pas toujours cette bonne humeur perpétuelle qui empêche d’accéder au reste. On ignore ce que peut penser Margot. Comme autrefois lorsqu’elle était gamine, comme hier quand elle était jeune fille, elle ne parvient pas à entrer dans cette partition singulière.

 

Maman prend un temps fou pour venir ouvrir. Son téléphone portable à la main. Elle annonce à son correspondant qu’elle le rappellera avant de balancer son « fameux » sourire charmeur.

– Je t’ai préparé le petit dej’ à la cuisine, comme autrefois.

Claire n’est pas fâchée de ce choix. La cuisine n’a cessé d’être le lieu privilégié des conversations intimes, des confidences. Des secrets. Donc, allons pour le long couloir sombre puisque la cuisine est reléguée au fond de l’appartement, selon le modèle haussmannien. Odeur traditionnelle de café. Du pain noir, du beurre salé – souvenir du lointain séjour américain de Margot -, elle a ressorti un pot de confiture, orange amère.

– Marks & Spencer. J’ai ramené ça de ma dernière expédition à Londres, sans penser que tu reviendrais si tôt.

Claire aime cette confiture, elle évoque son enfance. D’ailleurs, dans cette cuisine Madeleine de Proust tout l’incite à se souvenir. Depuis qu’elle a ouvert les yeux sur le monde, le décor a si peu changé ! Est-ce une volonté de Maman, ou bien du laisser-aller ? Peut-être les deux. Margot entend que tout reste à l’identique… Sur les murs, la peinture autrefois blanche, aujourd’hui jaunie, le plafond gris, sali par les vapeurs de cuisson… Les meubles revêtus de formica vert antédiluviens, un buffet paysan archaïque, une cuisinière passée de mode depuis vingt ans. Reliquat intact d’un temps depuis longtemps enfui, la hotte vitrée, verre cathédrale et charpente métallique peinte. Peinture jaunasse écaillée. Seul le réfrigérateur est récent. Sans doute, l’ancien a-t-il rendu l’âme.

Un calendrier affiche les dates, les fêtes et les événements de 1980. L’année où Margot Nolleau est rentrée en France, sa petite Claire sous le bras. Les couleurs de la photo sont elles aussi passées.

Elles prenaient leurs repas dans la cuisine, on n’allait pas à la salle à manger. Et comme Maman ne recevait jamais… Et on ne se rendait au salon que pour regarder la télévision, les fauteuils restaient couverts de housses blanches, fantomatiques. Les housses sont encore les mêmes aujourd’hui.

Rien n’a changé. Comme si sa mère s’était complu à survivre dans une décoration morte. Décoration au passé. Il semble que Margot ne soit plus ici que de passage. Les lieux ne lui appartiendraient pas, elle n’oserait pas toucher à tous ces signes qui se réfèrent à une histoire familiale engloutie.

Après coup, elle comprend ce qui l’a chassée de la maison. Absence de vie. Toute vie expulsée. Le silence des lieux. Silence immuable, qui pèse. Le silence et le secret.

 

La jeune femme regarde sa mère s’agiter. Trop nerveuse. Margot a ri, mais elle n’a guère été affectueuse, tout à l’heure. Que se passe-t-il ? On dirait que Maman s’esquive. Sans s’informer plus sur les raisons de ce retour inopiné et subit de sa fille, comme si elle craignait de lui parler.

– Bon, qu’est-ce qui te faut ? Tu veux revenir à la maison ?

Elle ne déchiffre donc rien du devenir de sa fille ? Claire s’entend crier :

– Il n’en est pas question. Je ne vais pas revenir coucher avec le fantôme.

Margot est éberluée. Comme si elle avait oublié cette histoire, le fantôme de la chambre close. Une légende. Une porte qui ne donnerait sur nulle part. Maman lui a expliqué que derrière cette porte, il n’y avait qu’un mur. C’était une fausse porte. Elle ouvrait sur rien, sauf peut-être sur un Paradis B, une formule dont Claire ne comprenait pas le sens.

Voilà quelques années, Maman lui a raconté que quand elle avait appris la mort de son fils Fabrice, Granny Suzan a fermé la chambre du jeune homme. C’était en 1957 ou 1958. Ou peut-être plus tard encore, Bien que respectant la tradition, Margot n’est jamais bien claire quand elle évoque ce secret de famille. Fabrice serait le père de Margot, donc le grand-père de Claire. Où et quand est-il mort ? L’histoire ne le dit pas. Et nulle trace d’une grand-mère quelconque. Bizarre. Il n’en reste pas moins que cette légende n’a pas peu contribué à chasser Claire de chez elle. Dès qu’elle l’a pu, vers ses quinze ans, elle est partie s’installer ailleurs. Sans comprendre comment Maman pouvait vitre dans cette mémoire mortifère. Margot n’a d’ailleurs pas beaucoup insisté pour retenir Claire chez elle. Pourquoi la jeune femme reviendrait-elle maintenant, pourquoi se laisserait-elle engloutir dans ce monde qui n’est habité que par des femmes ? Où sont les hommes dans cette histoire ? Ils sont absents, ou bien ailleurs. Elle mesure mieux sa difficulté d’être approchée par les mecs.

 

Sur des bisous de circonstance, mais sans chaleur, Claire quitte l’appartement par l’escalier de service, une sorte de passage secret ouvert au fond de la cuisine. Passage vers l’enfer. En songeant que cette scène qui vient de l’opposer à sa mère lui ouvre une perspective singulière. Et même stupéfiante.

Claire s’est trompée sur la nature du traumatisme qui a provoqué sa fuite vers la Corse. La tragédie amoureuse qui l’a opposée à son amant, Christophe Stefanu, n’a été qu’un leurre. Elle a longtemps vécu dans l’illusion que son affaire amoureuse était fondamentale, elle constate qu’il n’en est rien. Elle ne s’expliquait pas la persistance de ses angoisses bien réelles alors que l’affaire du mari éphémère était liquidée, enterrée. L’essentiel n’était pas là. L’important n’est pas la force, la violence du traumatisme, mais comment on le vit, comment, il vous tracasse, comment il vous hante. Là, maintenant, elle s’aperçoit que le vrai choc, le choc qui la hante, c’est le secret de famille dont elle ignore jusqu’à la nature, et dont elle n’est pourtant pas parvenue à passer pour pertes et profits, à assumer, à surmonter. Le secret de la porte close.

 

En fin de compte, Claire n’est pas restée à Paris. Après la Corse, après le tumulte, après la violence, il lui semblait qu’une transition était nécessaire avant de replonger dans les ennuis. Elle s’est d’abord réfugiée chez une copine, en province. Une copine qui habitait Saumur, une maison dans un lotissement, en lisière de la ville. Cheap, mais mignonne. Avec un joli jardinet.

À tout hasard, elle a demandé à Maman de lui recommander un avocat, qu’elle y pense avant son départ pour le Rwanda, Maman a pris le temps de lui dégoter un défenseur.

– Et pourquoi donc un avocat, ma petite ?

Claire a soupiré, elle déteste cette manie de sa mère de lui demander des explications pour tout et pour rien. C’est sa manière à elle de s’ingérer, sans avoir l’air d’y toucher. Elle ne peut contourner l’obstacle, et comme il faut définir le profil du bonhomme, Claire a consenti à fournir quelques détails. Mais de façon indirecte

– Il y a qu’en Corse on rencontre des gens étranges. J’ai croisé des gens étranges, les flics peuvent avoir envie de savoir pourquoi j’ai vu des personnes de ce genre. Les gros malins. Il serait encore nécessaire que je le sache moi-même.

 

Claire a d’abord cru que l’urgence ne s’imposait pas, qu’elle avait le temps jusqu’à la fin des vacances.

Mais elle n’a pas tardé à comprendre que ce temps lui était compté.

– 39 –

 

 

Elle s’apprêtait donc à profiter de son « exil » forcé pour passer un été paisible lorsque, mine confuse et contrite, deux gendarmes de la brigade locale sont venus lui remettre une convocation pour inter­ro­gatoire, à Paris, au Palais de Justice. Elle a souri en voyant ces deux pandores de campagne. Pas de treillis, pas d’allure martiale, guerrière, comme en Corse. Deux braves types : un vieux tout chenu, proche de la retraite qui parlait. Et un jeunot ahuri qui se taisait. Le chef a précisé que Claire devait s’arranger pour être disponible à tout moment, pour toute convocation. Comment l’ont-ils découverte ? C’est une autre histoire. En la localisant par son numéro de téléphone portable, peut-être ? Ils ont indiqué que Nicolas Haerbin, le juge d’instruction du pool anti-terroriste chargé des questions corses exigeait de pouvoir l’entendre quand bon lui semblait.

Elle est bien au piquet. Claire n’a pas été surprise puisque le procureur Le Guesnel avait laissé planer cette menace. Laquelle, avec son expulsion, était le prix de sa libération.

En plein mois de juillet, elle est donc remontée à Paris pour se présenter.

 

Du coup, puisqu’il n’était plus question de loger boulevard de Courcelles, pour la deuxième fois en deux semaines, voilà Claire demandant un autre coup de main à Maman, rentrée plus tôt que prévu de son expédition africaine.

– Repère-moi quelqu’un chez qui je puisse loger.

La solution a été vite trouvée, une location précaire et hors de prix, dans un appart’ du boulevard Saint-Germain, juste à côté du carrefour de la rue des Saints Pères, chez un vieil avocat en retraite, bâtonnier voilà deux ou trois décennies.

Le gîte est une ancienne chambre d’enfant qui a perdu cet usage trente ou quarante ans plus tôt. La pièce est encombrée de valises, d’emballages en carton que l’on conserve « au cas où ». Il reste juste la place pour un assez mauvais divan, odeur de poussière, renfermé, papier moisi. Les lieux sont vieillots, jamais repeints depuis des lustres.

 

Pour se laver, elle doit utiliser la salle de bains de ses logeurs, une salle de bains qui date du début du siècle. À dix minutes du Palais de Justice, cette adresse présente toutes les garanties re­quises, condition indispensable pour ob­tenir que Claire soit laissée en li­berté.

Avec cette position centrale, un jeans, des T.shirts, et deux ou trois robes d’été lui ont semblé suffi­sants pour passer les quelques semaines à endurer avant de retourner en Corse pour la rentrée. Si le juge lui donne la permission. Il n’en prend pas le chemin.

Demi-pension pour une prisonnière en liberté surveillée. Le soir, elle dîne avec le vieil avocat et sa femme, servis par une bonne aussi antique que le reste de la maisonnée. Tout le monde est très gentil, on ne cherche pas à élucider les raisons pour lesquelles Claire doit se trouver à Paris, pourquoi des gendarmes lui apportent en grande pompe des plis, pourquoi elle préfère cette solution à tout autre. On ne lui pose pas la moindre question pour le motif simple que pendant le repas seuls les propos les plus généraux ou les plus utilitaires sont tolérés par le maître de maison.

 

La convocation a tardé à venir, Claire s’ennuyait. Elle a épuisé en très peu de temps les ressources d’une bibliothèque familiale confite en dévotions, en souvenirs nostalgiques des grands ancêtres du barreau, lorsque la société française était respectable… il ne lui reste qu’à tuer le temps ; allongée sur son lit étroit et dur, à rêvasser. À songe à cette morne vie qui lui est imposée.

 

Le juge a enfin daigné à se manifester. Par le ministère de deux gendarmes, encore. Vont-ils toujours par deux ? N’est-ce pas un gâchis terrible ? Bon, c’est comme ça, Claire n’est pas là pour rebâtir le monde, et refonder l’administration. À l’entrée du Palais de Justice, contrôle tatillon. Encore des gendarmes. Ensuite errance dans des galeries monumentales, exploration de passages quasi dérobés. Jusqu’à arriver dans un étage mansardé, un couloir obscur, un alignement de portes à la peinture jaunasse écaillée. Au bout  de la galerie en principe protégée contre les intrusions hostiles siège un gendarme de garde, en treillis de combat et gilet pare-balles. Quand arrive Claire, le militaire lui intime l’ordre de s’asseoir sur une chaise de bois dur.

Puis une heure d’attente car l’avocat est en retard. Arrive le bonhomme. Maître François Poggi est un vieux, les cheveux dressés sur la tête, la toge froissée, des lunettes plantées sur le bout du nez pointu. Où Maman a-t-elle été pêché ça ? Claire se rend vite compte que l’idée n’était pas si mauvaise…

Ces semaines-là, l’hystérie anti-ter­roriste est à son comble, les juges d’instruction em­bastil­lent à tour de bras le moindre suspect, pour la plus minime des peccadilles. Grâce à « son » procureur ajaccien elle l’a échappé belle, elle en est consciente.

Surgit de la porte attribuée au juge la tête hirsute d’un alcade dont Claire découvrira bientôt qu’il s’agit du greffier. Qui lui lance :

– Alors, qu’est-ce qu’on attend ?

Claire se le demande : qu’est-ce qu’on attend d’elle ? Elle découvre ce jour-là qu’on n’attend en effet pas grand chose d’elle.

Le juge Nicolas Haerbin est un grand type maigre, à demi chauve, la mine sévère et méprisante, sans âge identifiable, plus vieux qu’il ne veut le laisser croire. Affichant un demi sourire satisfait, il se vêt avec une élégance, costume trois pièces et cravate tricotée, nœud bien serré malgré la chaleur de l’été. Claire imagine que dans la vie courante le magistrat doit se com­por­ter avec une cour­toisie extrême, voire excessive grâce à laquelle il passe pour un homme bien élevé. Au moins à ses propres yeux.

C’est du moins ainsi qu’elle le voit.

 

Claire a évité la taule. Mais pas la vindicte du juge Haerbin. Quand il interroge la jeune femme, il ne l’invite pas à s’asseoir, il ne la re­garde pas, il ne lève pas le nez de ses papiers pour lui poser deux ou trois questions d’apparence anodine. Des questions sur la nature réelle de ses rapports avec les terroristes corses aux­quelles elle a répondu mille fois.

–  Cet individu, Altieri, comment a-t-il réussi à vous séduire, lui qui n’est qu’un avorton ? Dites-moi comment il baise.

– Sans rapport avec le dossier, Monsieur le juge, objecte l’avocat.

– Exact, mais je cherche à com­prendre comment ils procèdent pour séduire les femmes. Très important pour dévoiler leurs méthodes de recrutement.

Il parle bref, sans regarder son interlocuteur, passionné par le spectacle des toits que l’on aperçoit par les fenêtres sans rideaux. Elle relève qu’il a de grandes mains poilues, il lui semble qu’il va s’emparer d’elle. Avec ses mains poilues. Ces mains qu’il ne peut cacher révèlent sa vraie nature : elle le voit comme le diable. Elle sort du Paradis, il l’entraîne vers l’enfer.

Subjectivité absolue, bien sûr. Mais elle ressent tout ça, comme ça.

 

La courtoisie affichée du magistrat ne résiste pas à l’épreuve des contrariétés. Quand il découvre Poggi, l’avocat qui doit assister la jeune femme, le juge rauque :

– Encore vous ? Dès qu’il faut s’occuper de terroristes corses, vous êtes là, hein ? Surtout quand il s’agit de Paùlo Altieri !

Le juge d’instruction tape du poing sur son bureau, il feule :

– Je n’oublierai pas qu’avant d’arborer votre réputation de vieux sage, vous avez été aussi et d’abord un terroriste. Moi, je ne vois que ça.

L’avocat bondit, comme un pantin mu par un ressort.

Il crie lui aussi :

– Atteinte inadmissible aux droits de la défense. Madame m’a désigné, vous n’avez pas le doit d’interférer.

– Eh bien, je vais tout vous dire, Maître. Les droits de la défense, quand il s’agit de terroristes, je m’en bat l’œil ! Vous le prenez comme vous voulez.

– Je vais saisir mon Bâtonnier.

– Saisissez, saisissez. Je ne changerai pas d’opinion pour autant. Game over. On reprend les choses…

Mépris, violence, arrogance, certitude de détenir la vérité, la seule vérité vraie. On ne discute pas avec les ennemis.

Le juge tourne le dos à Claire, pour signifier peut-être qu’elle n’existe pas à ses yeux. En vérité, cette scène lui rappelle l’expérience de Paulo confronté à son directeur de collège. À cette différence près que, en l’occurrence, le juge n’est pas engagé sur le terrain, il est emmuré à la Galerie St- Eloi.

Elle a du mal à comprendre le sens de cette algarade, plus surréaliste que caricaturale. Sinon qu’Haerbin veut lui aussi à s’affirmer dans une posture théorique. Glaive de la justice brandi, il doit sanctionner, exercer son devoir de punition. Il entend que, par principe, on ait peur de lui. Il doit effrayer les déférés.

 

Suite de son initiation au monde du terrorisme. Elle aimerait que Paùlo éclaire un peu sa lanterne. Malgré tout, en fait Claire ne prend pas le juge au sérieux Elle trouve surtout assez ridicule cette confrontation en un grand coq contre un petit coq. Ils doivent être en compte de vieilles querelles. Elle est furieuse. Elle ne comprend pas bien l’attitude de ces vieux guignols. L’avocat, d’abord. Est-il là pour s’exprimer, ou la défendre ? C’est Maman qui lui a trouvé ce vague correspondant, un avocaillon de son cabinet, soi-disant spécialiste des questions corses.

Caparaçonné dans ses certitudes, le magistrat notifie à la jeune femme une mise en examen pour as­socia­tion de malfaiteurs en relation avec une en­tre­prise terroriste, et complicité, assortie d’un strict contrôle judiciaire. Il ne lui impose pas de caution, compte tenu de la modicité de ses ressources, mais il lui ordonne d’être logée dans la capitale.

Le juge ne cherche pas à se justifier, il en reste au stade du traditionnel interroga­toire d’identité. Inspiré par l’exemple du Procureur d’Ajaccio, Poggi plaide l’inanité des charges rete­nues contre sa cliente, et par voie de conséquence l’inutilité du contrôle judiciaire. Ignorant sans le moindre état d’âme cette argumentation, Haerbin insiste pour que Claire prenne ses dispositions afin d’être en­tendue plusieurs fois par semaine, durant plusieurs mois.

En pratique, elle est assignée à résidence. Contrainte de vivre à Paris.

–  Et vous pouvez vous considérer comme chanceuse de ne pas avoir été incarcérée dès votre interpel­lation en Corse, Madame, aboie le juge. Moi, je vous aurais collée au trou, mais puisque le Parquet d’Ajaccio a eu cette bonté… Sans doute ont-ils été séduits par votre jolie mine. À la première infraction, au ballon. Vous seriez un homme, je vous aurais placée en détention. Pour que vous réfléchissiez un peu à l’inanité de votre entêtement, ajoute-t-il, en pesant sur le ton, cette fois.

 

Poggi sert de correspon­dant à Paris pour ses confrères investis dans la défense des « prison­niers politiques corses », comme on désigne les membres de l’ex-F.L.N.C. incarcérés. Il doit cette fonction plus à ses origines bastiaises qu’à de véritables convictions nationalistes. Aujourd’hui, du moins, il pencherait plus pour la paix et le consensus avec la France. La cinquantaine passée, et plutôt petit, Poggi est encore joli garçon, il porte avec orgueil une somptueuse chevelure plus argentée que blanche. Fier comme Artaban de sa beauté, il n’en est pas moins un vieux renard du monde judiciaire, il a tout vu, tout en­tendu dans les cou­loirs et dans les prétoires du Palais de Justice. Il affi­che en gé­néral une expression iro­nique teintée de scepticisme.

Pour sa part, sauf quand il se dresse contre le magistrat, Poggi apparaît comme un homme charmant qui au grand jamais n’arracherait ses ailes à une mouche.

Au fil des audiences, il se confirme que le masque policé du juge cache sa vraie nature. L’homme se conduit en malotru, multipliant les grossièretés et les violences verbales. Inutiles.

– Lui c’est un terroriste, a commenté Poggi en expliquant à Claire que le magistrat n’hésitait pas à l’occasion à recourir aux insultes et aux menaces directes.

Et de préciser :

– Avec les hommes, il ne craint pas d’appuyer ses paroles en brandissant le fusil à pompe qu’il conserve à portée de main, accuse Poggi qui a vécu la scène à plusieurs reprises. Haerbin est un dur, de la catégorie « aux-ordres-sans-avoir-reçu-d’instruc­tions ».

Claire répond par la vérité simple, à savoir « qu’elle ne baise pas et qu’il n’en est pas question ». Sur le conseil de Poggi, moins anodin qu’il n’y paraît, elle consent à donner quelques détails. Les mêmes que lors du précédent interrogatoire : réponses identiques à questions similaires.

– Bon, ça va, vous pouvez disposer.

Et le magistrat d’esquisser un geste dédaigneux pour signifier le congé. Dès la première séance, elle a appris qu’avant de sortir, elle doit demander au gref­fier la date du prochain rendez-vous. Immuablement le vieux fonctionnaire affiche un petit sourire contraint et désolé, sincère :

– Je l’ignore, Madame. En temps utile, Monsieur le juge me demandera de vous adresser une nouvelle convocation.

 

@@@@@

 

Sortie du cabinet d’instruction, ils ont passé là deux heures pour rien… Tandis qu’ils retraversent le Palais de Justice pour rejoindre la sortie, Poggi salue à droite et à gauche, il est affable, peut-être même trop, un peu plat. On voit que c’est un parti chez lui. Mais l’avocat n’est pas si gentil, chez lui aussi son affabilité masque une nature plus rude. Marchant à pas courts, et même menus, l’avocat cause. Il cause d’Haerbin, c’est-à-dire qu’il l’habille une fois pour toutes pour l’hiver. Ne se départissant jamais de sa voix toute douce, il lui taille un costard de première… Toujours sur le ton de la plaidoirie.

– Si, dit-il, on voulait trouver le modèle pour une caricature de magistrat anti-terroriste, Haerbin en serait le premier choix, modèle vivant et improbable. Cet ancien avocat de petit talent, est entré dans la magistrature faute d’espérer donner de l’ampleur à une carrière médiocre. Il s’est retrouvé à l’Instruction parce qu’on ne lui a pas offert d’autre voies. Il a été orienté vers les dossiers terroristes par le hasard d’une permanence. Il n’a bénéficié d’aucune formation particulière, ni juridique ni historique. Quant à la psychologie, comme nombre de bourgeois, il tient ce mot pour une grossièreté. Pour lui, toute personne tom­bée entre ses mains est un terroriste ignoble et sanguinaire méritant un châtiment sans jugement, un criminel se brise, on ne remédie pas à ce genre de convictions, a-t-il coutume d’affirmer. Il tient les Corses pour des demeurés incapables de comprendre le sens de l’histoire.

Poggi reprend son souffle après qu’ils eussent gravi un nouvel escalier secret, puis déboulé sur des marches de pierre usées.

– Sans trop se préoccuper de bases juridiques solides, il préconise au juge des libertés et de la détention – un parasite, dans son esprit – l’incarcération à tout va des personnes qui lui sont présentées. Il est souvent soutenu par les instances d’appel, les magistrats de tous grades et de toutes fonctions partageant sa totale incompréhension du phénomène corse. Pour ne pas dire qu’ils préjugent avec allégresse et sans scrupule. Avec les Corses, présomption d’innocence, connaît pas.

 

Quand ils parviennent aux grilles du Palais, Poggi est loin d’en avoir fini. Claire se demande où va s’arrêter cette terrible charge. N’est-il donc pas risqué pour un avocat d’afficher un tel mépris pour un juge ? L’avocat hausse les épaules.

– Pas trop de risque avec ce Monsieur. Il est dur avec les petits, coulant et conciliant avec les grands. Pour le menu fretin, Haerbin applique une méthode simpliste destinée, croit-il, à dissuader quiconque de porter aide et assistance aux « terroristes » : le juge harcèle ses suspects, il ne cesse de les convoquer pour un oui ou pour un non, il inflige amendes et sanctions pour le moindre faux-pas.

 

Un gardien de la paix vététiste les aident à traverser le boulevard, ils entrent dans le café du Palais, là où « ici on est mieux qu’en face ». Là où tous les poursuivis se retrouvent avec leur avocat après une audience, après un interrogatoire. Poggi n’en a pas terminé. Au point que Claire se demande s’il n’exagère pas, s’il n’y a pas un cadavre entre le magistrat et lui.

– Je ne suis pas excessif. Le juge Haerbin ne risque pas de changer ses méthodes, analyse Poggi. Tant que le gouvernement ne se décidera pas à limiter ses débordements, il se croira tout permis. D’autant plus qu’il vient d’être décoré. La Légion d’honneur.

Poggi n’a reçu que le ruban bleu du Mérite.

Quant à Claire, elle saisit que pour le magistrat, elle appartient à cette piétaille des porteurs de valises qu’il faut fracasser pour que leur passe l’envie de fréquenter les terroristes. Elle doit donc s’attendre à fréquents séjours au Palais de Justice. Avec pour seul droit celui de rester à disposition. Le juge lui interdit même de lire pour occuper son temps quand elle attend dans le couloir.

 

– 40 –

 

 

Dans les grottes, sous l’hôtel « Las Cuevas » le bien nommé, les archéologues ont retrouvé les traces des Indiens qui ont occupé la colline de la Popa, avant l’arrivée des Espagnols. Ils appartenaient sans doute à la famille des Arawaks, qui ont peuplé toutes les Caraïbes. Ce peuple évolué avait compris qu’il fallait s’installer hors de portée des vagues géantes qui submergent la côte pendant les cyclones, à la saison des pluies. Les premiers conquistadors n’ont pas intégré cette donnée climatique, ils ont été balayés. D’une certaine manière, pense Paùlo, c’est un mode de sélection naturelle comme un autre. Après, pour échapper aux cataclysme,  les hommes ont gravi la colline, ils ont construit au sommet l’église qui domine aujourd’hui Trinidad.

Chaque soir Paùlo quitte l’hôtel pour rejoindre par un sentier sinueux l’édifice en ruine, dont ne subsiste que la façade et le clocher baroque. Il s’assoit sur une marche à côté du vannier installé sous le porche. Tandis que l’artisan lui explique comment il fabrique ses petits musiciens en raphia, lui, il contemple la mer, d’un vert profond contrastant avec les lagunes et les sables trop blancs de la côte, à quelques kilomètres de là, de l’autre côté de la ville et des marais.

Des enfants viennent jouer autour d’eux, ils ont repéré qu’il n’était pas un touriste européen comme les autres. Il ne se contente pas de passer, un guide à la main, un appareil photo battant sa bedaine. Il revient tous les soirs.

Et la saison des pluies est là, avec ses tempêtes et ses vents d’ouragan.

 

Le catamaran : comme il semblait minuscule auprès du gros yacht blanc qui les attendait à la limite des eaux territoriales ! L’équipage a descendu à la poupe une échelle de coupée pour permettre à Paùlo d’embarquer. Évitant les parages de l’île Pianosa, le bateau a filé droit vers l’Est. Puis on a laissé l’Île d’Elbe loin à bâbord pour se diriger plus au sud vers le petit port d’Orbitello. La modestie de ce havre discret permettait d’imaginer que les gardes côtes italiens ne se montreraient pas curieux. Bon calcul. Là, Altieri a été pris en charge par des militants de gauche. Des anciens de « Prima Linea » réintégrés mais qui continuaient à soutenir les mouvements de libération. Ils avaient tout prévu pour sa nouvelle vie, faux papiers, argent, billets d’avion Après son extraction de Corse, il n’était pas question de retourner en France, puisqu’il était recherché à la fois par la justice et par ses amis d’hier. Aucun autre pays de la Communauté européenne ne pouvait lui offrir un abri durable : l’espace judiciaire Schengen accepte que n’importe quelle police l’arrête en vue de l’extrader vers la France.

Dénué de tout moyen financier, Paùlo Altieri n’avait aucun moyen de survivre. Il fallait le mettre à l’abri dans les conditions morales les plus décentes possibles. Ses « protecteurs » italiens ont imaginé une formule, provisoire mais pas trop bancale : dans la perspective d’une « libéralisation » potentielle du régime cubain, ils ont entrepris de rétablir des liens organiques avec certains milieux dissidents de la Havane, sans pour autant s’impliquer plus radicale. de façon dans une telle opération. L’aide offerte à Altieri est d’autant plus appropriée que l’ancien professeur d’histoire pratique assez bien l’espagnol.

Il a été affublé d’un faux patronyme : non sans humour les Italiens ont choisi de l’appeler Lampedusa, l’île où échouent les réprouvés d’Afrique. Piero Lampedusa. Il a été embarqué à Rome sur un vol à destination d’Alger. De là il a rejoint Salvador de Bahia, au Brésil. Et enfin, du Brésil direction La Havane. Le « maquis » mondialisé des temps modernes impose ces itinéraires pour effacer les traces par les transbordements multiples. Durant les longues heures de vol et d’escales dans les zones d’attente, coupé de tout, Altieri a eu le temps d’imaginer sa nouvelle vie. La perspective de se réfugier dans une île lui plaisait, et il n’était pas hostile au régime cubain. Peut-être retrouverait-il certains Corses exilés politiques ?

 

À l’aéroport José Martí de La Havane, Paùlo a été surpris par la chaleur étouffante. Pas de climatisation, odeur de moisi. Un homme brandissait une pancarte portant son nom. Il portait des lunettes noires très chic, affichant sans vergogne son appartenance à la nomenklatura locale, il était devenu révolutionnaire institutionnel, c’est-à-dire un apparatchik cubain.

– Pierre Antoni, Pace et salute.

Altieri avait entendu parler d’Antoni, mais leurs chemins ne s’étaient jamais croisés. Antoni est un des fondateurs du F.L.N.C., réfugié à La Havane depuis de nombreuses années pour échapper aux poursuites judiciaires en France. Il a refondé sa vie avec une Cubaine.

Il a pris le voyageur dans ses bras, abrazo traditionnelle, puis il l’a entraîné vers la réception des bagages.

– Je n’ai pas de valise. Je suis parti sans rien.

– J’ai une voiture pour toi qui t’attend. Il faut que je te dise tout de suite. Le gouvernement cubain t’accueille, mais à condition qu’on n’entende pas parler de toi. Tu sais qu’ici le régime exerce un contrôle sourcilleux sur tout le monde. Sur les réfugiés politiques comme les autres. Ils t’ont « choisi » un lieu de résidence. Que tu ne devras pas quitter sans autorisation. On te met au vert. Plus tard, on verra…

L’ami corse a poussé Paùlo dans une grosse voiture officielle noire qui attendait sur le parking réservé. Une Chevrolet antique, vitres fumées. Un chauffeur à la peau très foncée.

– A piu tarde… Hasta la vista[16].

Avec cet adieu un peu solennel en guise de viatique, six heures de routes tout juste carrossables. Sur plusieurs centaines de kilomètres, il a découvert une campagne mal cultivée, qui semblait parfois abandonnées. Au loin, des forêts et des montagnes tristes. Des paysans et des vagabonds errant à pied sur les chaussées, des cavaliers de western surgissant soudain. Et les vols de charognards noirs en bandes tournant dans le ciel à la recherche d’une proie. Au bout, la mer des Caraïbes, vagues émeraudes sur des plages d’un blanc éclatant. Et Trinidad étalée sur son promontoire abrupt.

La cité est une relique de l’architecture coloniale, bâtie du XVIIº au XIXº siècles. Charme hispano-cubain garanti en prime, intact. Inconvénient, et non des moindres : Trinidad est éloignée de tout. Cette ville est une prison dorée. Il a vite détesté ce pays, parce que ces cités-là ne sont pas de son monde, elles appartiennent à l’Amérique, aux métis, aux Indiens et aux noirs, pas à l’Europe. La culture européenne ne supporte rien de ce qui n’émane pas d’elle. Il est capable de le ressentir, parce qu’il est métis, mais il est certain que personne ne peut comprendre, le comprendre, lui, puisqu’il est d’ailleurs.

 

En contemplant la montagne fantastique de nuages rouges et ors qui accompagne chaque coucher de soleil, il rêve aux surprenantes circonstances qui l’ont conduit dans ce trou perdu, splendide et romanesque. Le plaisir exotique a duré au mieux deux ou trois jours. Après, il n’y a plus eu que l’ennui. Dans un climat étouffant. Et la hantise qui aliène sa mémoire, cette mémoire si dangereuse, dont il devrait se défier, elle corrompt sa détermination. Elle mine son militantisme. Il ne peut écarter cette obsession : soir après soir, nuit après nuit, il s’épuise à reconstituer une image, une image qui ne cesse de lui échapper, de filer entre ses pensées, entre les méandres de son cerveau. « Elle » était cette nuit-là à Bastelica, elle est venue le regarder dormir, il ne lui a pas montré qu’il la voyait, ce visage si clair, si attentif, ce sourire si tendre quand elle ne se surveille pas, quand elle se croit seule. Une silhouette qui s’efface, se dissipe dans la pénombre. Ou encore, dans la nuit, quand ils marchaient dans la montagne, il voyait qu’elle était épuisée, mais elle continuait à avancer, ses yeux flamboyaient, peur ou volonté, il ne saurait le dire, ses cheveux collés à la nuque par la sueur. Il l’aimait, et il n’était pas capable de le lui dire. De toute façon, il en était convaincu, elle ne l’aurait pas laissé parler, elle aurait cassé toute velléité de tendresse. Elle prétendait détester qu’il la dévisageât avec trop d’insistance, comme s’il l’apprenait par cœur, alors que – souvent – il ne la contemplait que par pur plaisir esthétique, égoïste, comme si elle était un objet d’art. En pensant avec jubilation que, dans cet instant, elle était à lui, à personne d’autre.

 

Pour échapper à cette hantise, un seul remède : le sommeil, grâce auquel on oublie tout quelques heures durant. Si les rêves et les cauchemars ne viennent pas le poursuivre.

Son regard se perd dans l’amoncellement des nuées d’orage fantasmagoriques. En surimpression s’impose encore le visage de Claire, les traits troublés par le reflet d’une vitre. Il part et elle ne le voit déjà plus, elle ne l’a jamais vu. Et lui de sombrer de nouveau dans l’incertitude. L’aime-t-elle ? Même avec le recul, même après un baiser, il lui semble qu’elle ne lui a accordé qu’une amitié nuancée d’admiration. Il l’aime tant qu’il a accepté cette règle. Il ne s’en est pas écarté. Et plus il l’aimait, plus il la respectait. Non sans avoir un désir fou d’elle, il ne se lassait pas d’être près d’elle, d’avoir peur pour elle. Si fragile, si « pure » dans son idée, si candide, si éloignée du monde de merde où il avait consenti de vivre. L’amour cathare, l’amour de pureté absolue, dénué de ses sordides liens charnels. Se situait-elle dans ce monde ? Il l’ignorait, mais il devait se soumettre.

 

Le soleil a disparu dans la mer, de monstrueuses colonnes sombres surgissent de l’horizon, des tonnerres roulent dans la nuit tombée dans l’instant. Le vannier et les enfants s’en sont allés, de rares lumières faibles et jaunes piquètent les toits de la ville. En silence, Paùlo souffre. Il veut la voir. Il se suffirait de l’entendre. Juste une voix. Souvent, quand il était à Aiacciu, il l’appelait au téléphone, pour entendre sa voix sur le répondeur. Quelques mots à la fois mélodieux et secs.

– Bonjour, vous êtes chez Claire, j’attends votre message après le bip sonore, à bientôt.

Ici il n’a pas le droit de l’appeler. ni d’écrire. tout contact est interdit pour des raisons de sécurité. Au point où il en est, il s’en fiche ! Mais le risque serait trop lourd pour elle.

 

Quelque part dans la nuit caraïbe, on entend monter la musique harmonieuse d’une biguine créole jouée par une flûte – ou une clarinette – , soutenue par les percussions métalliques d’un steel-band. La sempiternelle biguine est d’apparence légère, si légère, ce sont des petites notes pointues, aigre­lettes, qui se succèdent sur un tempo très rapide. Malgré sa vivacité, la mélodie est mélancolique, plaintive. Une musique entêtante, haletante. Musique magique, musique sorcière. Il se surprend à retrouver son chant à lui, il n’a plus chanté depuis des mois, depuis qu’il a été contraint de prendre le maquis. Courent dans sa tête les paroles et les harmonies de son thème favori : « Stella Mare ». L’étoile du matin, l’étoile de l’espoir. Un chant ? Presque un cantique, une musique lancinante qui remplit d’échos les montagnes corses.

Ici, l’air est imprégné d’une odeur douce et fétide, odeur de pourriture et de mort. Le tonnerre se rapproche, la nuit est humide, épaisse comme la lave visqueuse. Au-delà des masures et des ruines, la nuit pèse sur les lagunes mortes, une nuit inquiète, énigma­tique. Il n’a pu apprivoiser la nuit tropicale, trop chaude, avec tous ces bruits insolites à son oreille.

Il est temps de rentrer. Au lieu de passer par le sentier de chèvre menant tout droit à l’hôtel à travers les terrains vagues, il emprunte la grande rue pavée qui descend vers le centre de la ville. À gauche de la place centrale, il sait trouver un petit café où il pourra boire un verre de rhum – payable en dollar -. Il commande, il boit. Et, soudain, il comprend que s’il accepte de rester ici, il ne lui restera plus qu’à mourir. Mourir dans sa solitude paradisiaque. Mourir loin de tout et ou­blié. Loin de sa Corse.. Bourdon, cafard, spleen… La nostalgie est trop forte, il lui faut revoir Claire.

 

 

–  41 –

 

 

La première quinzaine d’août tire à sa fin. Il pleut. Claire espère encore que le juge cessera bientôt de la harceler. Mais l’attente perdure, le magistrat ne veut rien lâcher. Et il pleut. Cet été, la météo exécrable.

Elle est coincée, sans pouvoir rien entreprendre de concret, de positif, même si les rendez-vous au Palais de Justice lui laissent de grandes plages de loisir. Impossible de voir Maman, trop occupée par son travail, par sa mission d’avocate spécialisée dans l’Humanitaire. La grande mode, l’Humanitaire : on se dévoue pour les autres. Sans oublier de gagner son pain au passage. Maman travaille jusqu’à des heures pas possibles pour tirer d’affaire des immigrés illégaux, clandestins… Pour défendre des travailleurs humanitaires qui ont un peu dérapé, soit qu’ils se soient servis dans la caisse des dons, soit qu’ils aient un peu profité des gamins et des gamines apeurés qui passent entre leurs mains. Maman se démène. Au cabinet. Dans les banlieues,pour rencontrer de mystérieux émissaires. Parfois, quand elle trouve une minute, elle passe un coup de fil à sa fille. En Argentine, en Colombie. Au Rwanda. C’est ce qu’elle raconte à sa fille pour que Claire lui pardonne ses absences. L’amour maternel ne va pas beaucoup plus loin.

Il pleut. La jeune professeure exilée chez elle s’en arrange. Les aventures vécues depuis un an ont joué comme les épreuves d’une initiation à la vraie vie. Initiation brutale. Elle a désormais près de vingt-quatre ans, elle commence à savoir comment ça se passe dans la réalité.

 

Pour l’heure, elle s’ennuie ferme, les jours sont monotones. Il pleut sans cesse. En juillet, elle alterne la lecture et les séances de cinéma. Mais elle a vu et revu tous les films nouveaux, récents ou anciens. Elle a tenté quelques pointes du côté du théâtre, mais le « boulevard » la lasse, et, pendant la période estivale, les jeunes troupes sont toutes parties en pro­vince hanter les grands et les petits festivals, d’Avignon à Muizon. Pour tromper son impatience, elle brave les pluies d’été, elle sillonne les rues, sans se fatiguer, sans se décourager, jour après jour. Elle arpente la ville, quartier après quartier, rue par rue, passage secret après galerie couverte, quai par quai. Avec une préférence marquée pour les coins populaires, du moins ce qu’il en reste. Par exemple, elle a découvert le nom de rue le plus amusant de Paris : le « passage Dieu », qui donne dans la rue des Haies, non loin de la rue des Pyrénées. Le passage Dieu. Elle aimerait connaître l’origine, l’histoire de cette appellation, en plein quartier naguère ravagé par les batailles de la Commune. Pourquoi Dieu a-t-il échoué là, dans ce lieu de révolte ?

Il pleut. Cette errance a une limite, elle a vite accompli le tour de la capitale. Sans voi­ture, elle ne peut pas dépasser les banlieues les plus proches, celles qui sont accessibles par le métro. Elle doit en outre renoncer à cette exploration tant elle est suivie, abordée, traquée par tous les chasseurs de jolies femmes qui hantent la grande ville pendant la saison estivale.

 

Elle regarde les gouttes de pluie glisser sur les vitres sales de sa fenêtre en essayant de savoir ce qui subsiste dans son silence, dans son for intérieur. Elle aspire à recevoir des nouvelles de Corse, et de certains Corses, tout en sachant que rien ne lui parviendra. Les journaux parisiens ne s’intéressent qu’à la météo de cet été pourri, et guère aux problèmes de l’île. Juste quelques en­trefilets quand a été commis un très gros attentat au début août, une embus­cade au sud de Bastia qui a coûté la vie à un gen­darme. Elle a essayé d’appeler les journalistes qui étaient venus la voir, après son enlèvement. Ils ont cru bon de ne pas se souvenir d’elle. Elle ne représente plus une information rentable.

Elle comprend que, dans l’optique parisienne, la question corse n’a d’existence réelle qu’à Ajaccio ou à Bastia. La capitale déteste les Corses, on ne supporte pas leur entêtement à affirmer leur différence, leur spécificité culturelle. Les caricaturistes s’en donnent à cœur joie pour ridiculiser les « cagoulés ». Les bombes et les conférences de presse terroristes relèvent d’un folklore mal compris. Quiconque a la prétention d’expliquer la nature du conflit est aussitôt considéré comme suspect. Complice. On est pressé d’être enfin débarrassé de ces importuns, insupportables et criminels. Comme les Communards, presque absents des livres d’histoire, les Corses sont zappés du paysage. Liquidés. Effacés.

La pluie n’a pas cessé. Du moins dans la tête de Claire.

 

Sur un ton très détaché, en vérité ferme, François Poggi lui a indiqué quand dans la mesure où elle n’a pas entretenu de lien direct et réel avec le mouvement, elle ne peut compter sur ce réseau pour la tenir au courant des questions secrètes, de la vie clandestine. Elle est plus qu’exilée : condamnée à l’isolement, elle ne connaît personne avec qui partager ses angoisses.

Par nature elle ne craint pas la solitude, elle s’est organisée. À cause de la pluie, elle doit renoncer à ses grandes expéditions urbaines. Quand elle quitte sa chambre, elle explore les librairies du boulevard Saint-Germain. Chez « Visions », elle feuillette les bouquins d’art, et d’occasion. L’Art est d’occasion. Plus loin, « L’Ecume des Pages » lui rappelle l’ambiance de La Marge, à Ajaccio : paix studieuse, lecteurs impénitents habitués à la recherche compulsive de leur nourriture « spirituelle ». Pas assez friquée, elle passe sans regarder devant les boutiques de fringues qui fleurissent sur le boulevard. Elle se replie au Café de Flore, qui est tout près. Elle s’installe dans un renfoncement tranquille, au fond de la salle située au premier étage, qui est non-fumeur. Le café est à six Euros, horriblement cher, elle le boit avec une lenteur calculée.

 

Comme elle a un certain goût pour la nostalgie, elle aime le décor désuet de cet établissement inchangé depuis plusieurs décennies, maintenu à l’identique lors de chaque rénovation. On n’a pas besoin d’imagination pour retourner dans le passé. Ici on est dans un film en noir et blanc des années cinquante, du temps des existentialistes et de la « Nouvelle vague » au cinéma. Elle croise les fantômes de Simone de Beauvoir et de Jean-Paul Sartre, accompagné d’Olivier Todd, qui a été son secrétaire. Ou le spectre du même Jean-Paul Sartre aveugle, guidé par Françoise Sagan. D’autres ombres errent parfois entre les tables bondées. Les Hussards noirs de l’existentialisme. Les premiers junkies des années soixante, qui fumaient leur cigarette chargée de shit acheté à l’ombre du kiosque à journaux, tout près. Le soir d’été, on entend des notes de clarinette qui montent par les fenêtres ouvertes, Claude Luter répète dans une des caves de la rue Saint-Benoît. Claire ne se souvient pas de ce temps puisqu’elle n’était pas née, mais elle le revit à sa manière. « Si tu t’imagines…  » Qui pouvait interpréter cette chanson ? Juliette Greco, bien sûr.

Claire voit souvent Juliette à sa table réservée au premier squatté par les happy few de l’édition. Elle y voisine avec l’écrivain Pierre Péan plongé dans ses réflexions et ses coups de téléphone (portable) ; François Léotard ruminant ses souvenirs ministériels ; la comédienne Charlotte Rampling qui s’engueule avec son fils. Ou encore la styliste Sonya Rykiel entourée de sa cour. Ici, loin du Tout Paris qui bruisse pourtant de paroles froissées, l’atmosphère presque monacale évoque celle d’une bibliothèque universitaire, les voix ne s’élèvent jamais. Elle écoute les propos rigolards du garçon en long tablier à l’ancienne, Jean-Marc, un titi Caldoche égaré dans la Limonade parisienne : il l’a adoptée d’un sourire malin et lui apporte son « café verre d’eau » sans attendre la commande. Il la drague avec gentillesse. Et il ne la « voit pas » lorsqu’elle s’attarde trop. Elle passe ici de longues heures à préparer ses cours de l’année à venir. Le rectorat lui a notifié que si elle était autorisée à reprendre son poste, son contrat de contractuelle serait renouvelé. On oublierait son statut de remplaçante, OS de l’Education nationale, on lui attribuerait les mêmes classes que l’an passé. Donc, réfléchit-elle, hormis les re­doublants, tous ses élèves seraient des nouveaux. Son travail de préparation de l’an passé pourrait lui resservir.

Elle prend le temps de relire quelques classiques qu’elle n’a pas eu le loisir d’approfondir naguère. Elle écrit un peu sur son expérience des mois passés en Corse. En se gardant de mentionner le moindre détail qui pourrait compromettre quiconque si son cahier venait à tomber entre les mains du juge, des policiers ou des gen­darmes.

 

Quand Claire est lasse de cette prison sans barreaux qui l’engourdit, elle descend au rez-de-chaussée du Flore. Personne ne remarque sa petite silhouette mince enveloppée dans une blouse grise et floue, assise sur la banquette du fond. Une silhouette qui se veut anodine pour ne pas accrocher les regards des autres. Derrière ses petites lunettes de fer, elle observe tout, elle enregistre tout, sans jugement, avec cette compréhension des autres qui la définit si bien. Aujourd’hui, à la table d’à côté est installé le jeune, maigre à la petite barbiche noire. Il attend des heures devant son café, son téléphone mobile posé sur la table. Mais personne ne l’appelle. Plus loin, un homme entre deux âges étale un manuscrit sur la table, peut-être pour suggérer qu’il est – ou deviendra – un écrivain important. À gauche, un couple de touristes, sans doute des universitaires américains, la quarantaine, heureux de rencontrer le fantôme de Jean-Paul Sartre sur la banquette de moleskine brune. Dans un coin sombre, cachés par une colonne, une très jeune femme un peu rousse et un homme, chauve et moustachu, plus que la cinquantaine. Il pourrait être son père : il lui parle comme un ami trop attentionné, de temps à autre elle glisse sur lui un regard ambigu. Des passants, des habitués, des amoureux… Telle une éponge, Claire s’imprègne de ces infimes indices qui créent le climat si spécifique de ce café célèbre entre tous dans le monde littéraire, et dans le monde tout court. Elle prend des notes sur un carnet Moleskine noir qu’elle pose sur ses genoux. Elle est « l’œil du Flore ». Grâce à cette observation dérisoire, elle s’évade un instant de ses obsessions. À droite de l’escalier en colimaçon menant aux toilettes et à l’étage trône dans sa chaire surélevée la caissière, une matrone sourcilleuse et avenante. Une figure préhistorique, peut-être contemporaine de l’existentialisme.

 

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Cette fin de journée d’août, la pluie est de congé, mais l’atmo­sphère plus lourde laisse présager la fin de l’été. Excédée par son inac­tion, elle a de nouveau transporté sa vacuité au « Flore ». La rentrée approche, de nombreux étudiants sont revenus à Paris pour reprendre le collier, la salle est remplie d’élèves de Sciences Po’, inca­pables de jouir de leurs congés. Les futurs princes de la République ne savent pas prendre le temps de dissiper leur jeunesse avec légèreté. Pour une fois assise au soleil dans un coin de la terrasse, Claire boit une petite gorgée de son café. Elle boit six, sept cafés chaque jour, par­fois elle sent son cœur battre trop fort.

Elle est vide. Page blanche. Peut-être parce qu’elle est désœuvrée, elle pense de façon récurrente à Altieri, maintenant, hier, plus tard. Souvent avec une fureur mal contenue. Fureur d’avoir été accaparée, embarquée dans cette galère. La colère s’apaise quand vient à surgir dans sa mémoire le petit sourire timide d’Altieri, même si elle ignore encore si elle le trouve un peu beau ou vraiment laid. Quelle importance, d’ailleurs ? Tous les hommes doivent-ils être beaux pour attirer ? Et de s’interroger sans fin, et sans réponse, sur ce parcours qui l’a conduit dans l’impasse, acculée dans cette position de complice, voire de coupable poursuivie par la justice, alors qu’elle ne partage aucune de ses convictions. Elle ne réussit pas à se convaincre de la nécessité de diviser les pays à l’infini entre régions, entre ethnies, entre clans, entre familles.

Ces sentiments contradictoires la distraient malgré sa détresse, elle se moque d’elle : tendresse, souvenir, mélancolie. N’y a-t-il pas une forme d’amour dans cette confusion intime ? Ce qu’elle refuserait d’admettre de la moindre manière s’il était là, devant elle. Saurait-elle résister à son appel s’il revenait la chercher ? Parfois, des émotions, douloureuses : tout à coup, il est là, avec son petit sourire moqueur et ses yeux trop noirs. Dans la foule, elle aperçoit une silhouette qui lui ressemble, il lui prend des envies de courir, d’agripper l’homme par les épaules en criant Paùlo, Paùlo. Mais ce n’est pas Paùlo. Il est si présent dans sa tête que dès la minute suivante, elle est capable de le distinguer de nouveau au milieu des inconnus. Parfois, angoisse, elle a peur de ne pas le reconnaître s’il apparaissait. Lui qui a poussé les arts du maquillage et du déguisement à un tel degré de perfection. Quel sera son aspect, la prochaine fois ? Dans la forêt, il était un aventurier romantique. À Corte, un vieux. À Aléria, il était fugitif, mais vainqueur, debout sur le flotteur du catamaran dans la lumière du soleil levant. Alors ?

Elle comprend pourquoi il ne lui donne aucun signe de vie. Son cerveau conceptualise la menace et le danger. Mais dans sa poitrine, dans son cœur, dans ses artères, ses veines, tout est différent, elle ne peut admettre cette absence. Des lambeaux de poèmes lui reviennent. Ils chantent tous la même mélodie : un seul être est absent et le monde n’est plus qu’un désert. Dans un suprême effort – de luci­dité ? – Claire imagine que Paùlo Altieri, le proscrit, l’ennemi public, le terroriste avec un grand « T », a d’autres préoccupations dans sa tête que de donner des nouvelles à celle qui n’est même pas sa maîtresse…

 

Pour lui, il faut survivre, tel est sans au­cun doute, l’essentiel, le primordial. Comme si elle était une spectatrice à la fois proche et hors scène, elle suit sa progression rusée, elle le voit échapper à ses poursuivants, aux flics. Se glisser dans les « mailles du filet » lancé par les chasseurs. Comme s’il était une grive, ou un fauve sauvage, ou un papil­lon. Un papil­lon. Quelle idée ? Elle rit pour elle seule.

Dans les journaux, elle retrouve la même phrase en manière de cliché : le gangster « a pris la fuite », l’agresseur « a réussi à s’échapper », c’est une forme d’aveu… Variante Corse : la « bande des fugitifs » ne saurait tenir face à la ténacité des forces de l’ordre. Les terroristes sont acculés, pourchassés jusque dans leurs caches. Et si toutes ces « informations » n’étaient que des affirmations gratuites de journalistes en mal de formules ? Des rêves de poli­ciers vexés d’être inefficaces, l’expression retournée de leurs frustrations ? Les réprouvés sont-ils réellement en fuite ? Altieri n’est pas le genre d’homme à devenir gibier aux abois. Au contraire, elle se plaît à espérer qu’il est le maître du ballet, un ballet qui ne serait ni un menuet, ni un quadrille bien réglé, mais une danse sauvage, sur une musique violente, avec des sabres, des couteaux, des flammes, des coups de feu. Le petit « terroriste » mène ses ennemis où il veut, quand il veut. Il entraîne ses adversaires dans des tunnels ou des culs-de-sac. N’a-t-il  pas l’art de se fondre dans la foule, dans la grisaille du paysage au point de pas­ser inaperçu lorsqu’il est sous nos yeux. Malgré le regard le plus at­tentif, le plus aiguisé ? Altieri et les siens ne sont-ils pas des poissons chinois qui transforment leurs couleurs au gré du décor, pour se glisser avec élégance derrière les pierres, sous les fi­lets censés leur barrer le passage ? Altieri n’est-il pas lui-même chinois ? Il est le maître du macchia et des forêts de chênes ou de châtai­gniers. Comment a-t-il appelé ce royaume de légende ? Le Palais vert. Et le béton ? Ici, le ma­quis, c’est du béton, du macadam, des autoroutes, des grands ensembles. Comment évoluer dans ce maquis minéral quand on est « en fuite » ?

L’imagination de la jeune femme est à court pour re­constituer cette vie clandestine. Elle a assisté à tout, mais elle ignore tout des filières, les cachettes, les cheminements secrets, les passages dérobées, les parcours clandestins. Elle ne mesure pas les dangers réels, les capacités effectives de la police, elle ignore tout des facultés d’es­quive des militants, des éventuelles complicités actives ou passives.

 

Ainsi rêve Claire. Elle a laissé passer l’heure. Pour une fois, le temps insupportable s’est écoulé sans qu’elle s’en fut aperçu. De l’autre côté de la vitrine poussiéreuse, le jour s’éteint dans la lenteur d’un crépuscule estival. Coup d’œil à la montre. 20 h 52. Trop tard pour remonter chez ses vieux logeurs afin de participer au dîner qui commence pile à sept heures et quart, afin que le repas – frugal – soit terminé à temps pour regar­der la grand-messe télévisée du soir. De son sac, elle tire son portefeuille, elle compte ses sous. Ce séjour à Paris est une ruine pour son modeste salaire de professeur contractuel au chômage. Oui, elle a assez d’argent pour ne pas rater l’occasion de s’offrir un petit resto. Quand elle sera fauchée, elle pourra demander à Maman. Pour que sa fille lui pardonne ses absences, son  absence, elle lui donnera des sous. Ça s’est passé ainsi durant toute son adolescence, il n’y a pas de raison que « ça » change.

D’ailleurs, ce resto où elle veut aller est modeste, tenu par un Hongrois qui ne la ruinera pas. Un vrai Hongrois, avec un menu pas cher pour les anciens exilés politiques qui ne sont pas rentrés chez eux après la chute du communisme. .

Elle ramasse ses livres et ses cahiers, ses pa­piers et ses journaux. Elle glisse le tout en vrac dans son panier de paille qui ne la quitte plus depuis la Corse. Un fourre-tout grâce auquel elle tient sans mal une journée entière. Elle croit se souvenir l’avoir acheté sur le marché d’Ajaccio en compagnie d’Altieri, lors de l’une de leurs premières rencontres. Pourquoi ne le lui a-t-il pas offert ?

Elle se lève, elle sort sur le boulevard. Petit regard soupçonneux et circulaire pour repérer les anges gardiens qui lui sont souvent affectés. Personne à l’horizon. Elle sourit. Un coup d’œil au ciel. Il ne pleuvra plus ce soir. Enfin. Dans le ciel laiteux, des traces vibrantes de cette merveilleuse lumière de pré-automne qui en­lumine Paris. Pas de ces grands éclats passionnés de soleils féroces comme dans les îles méditer­ranéennes. Rien que de la légère poudre d’or répandue par les mains des anges. Claire marche avec allégresse sur le trottoir mal délavé, encombré de grandes flaques mal séchées. Elle marche comme elle marchait en dansant, quand elle était petite fille. Si elle le pouvait encore. Oui, presque du bonheur. Enfin : peut-être ce qu’on appelle le bonheur. Cette vie qui fuse, qui gonfle en elle, qui la rend plus vaporeuse… Claire pense plus à vivre qu’à jouer du revolver et de la grenade. En vérité, elle déteste cette violence qu’elle a dû côtoyer. Maintenant qu’elle est loin des em­brouilles auxquelles elle a été mêlée cet hi­ver, libérée des angoisses ressenties lors des premiers temps à Ajaccio, elle constate qu’il lui faut bien peu pour être remplie de bonheur.

 

Certes. Mais elle a vécu en Corse. Elle s’est laissé emporter dans la folie de l’île. S’y débattre, s’y noyer avec ferveur et passion. Tout près d’un homme dont on dit qu’il est un terroriste. Cette position lui vaut d’être hissée sur un piédestal d’infamie, dési­gnée comme « l’égérie des terroristes corses ». Il ne manque que les mots « en fuite » pour com­pléter son portrait brossé par le juge Haerbin. Pauvre type. Claire n’est pas, ne sera jamais une femme terroriste.

Elle hausse les épaules en souriant, et dans la foule, un homme interprète ce sourire comme une invite, il s’apprête à lui adresser la parole. Mais il voit les yeux troubles, tournés vers une musique intérieure ou vers un ailleurs indéfinissable. À cette heure tardive, iris violacés, voilés de brume par le rêve. L’homme passe son che­min en regrettant cette vision céleste d’une femme d’apparence délicieuse.

Claire est arrivée devant le restaurant hongrois, elle lit la carte avec attention, se délectant d’avance des plats aux noms incompréhensibles et par conséquent exotiques. La goulasch, elle connaît. Roulé au pavot. Peut-être un délice.  Mais Rakotkaposta, c’est quoi ? Dans l’entrebâillement des rideaux en dentelle blanche occultant la vitrine, elle glisse un regard indiscret vers l’intérieur pour vérifier qu’il y a une petite place pour elle. Oui. Elle pose la main sur le bec de canne, elle s’apprête à ouvrir la porte, elle imagine les clochettes tintiller lorsque…

 

 

 

 

 

 

 

– 42 –

 

 

Un choc. Une décharge électrique au tréfonds de son ventre. Elle est tétanisée. Une présence. Elle a perçu une présence. Elle regarde de nouveau dans la vitrine. Dans la vitrine miroir, le reflet d’un visage. Comme son vi­sage. Le sourire d’un homme. Un peu flou, à peine distinct. Comme un souvenir. Son sourire. Mince, moqueur. Elle ne peut pas se tromper.

Elle est prise à froid, elle n’a pas eu le temps de s’armer, d’organiser sa défense intérieure. Contre son gré, elle tremble d’émotion, de tout son corps. Elle se retourne. Elle pivote, d’un bloc, d’un seul mouvement, d’un seul élan. Le reflet n’est-il pas encore une illu­sion, une hallucination, le rêve d’un désir, qui sera chassé par un éclair de lumière ? Elle se sera en­core une fois trompée…

Non. C’est Lui. Il est là. Malgré ses craintes, elle ne risque pas de ne pas le reconnaître. Après la Claire émue – amoureuse ? – voici la Claire qui a peur occulte tout. Elle se rétracte, C’est bien lui, pourtant. Elle se mord les lèvres pour ne pas crier. La nuit est tombée. Il est en retrait, dissimulé dans la pénombre du crépuscule. Mais c’est lui, elle l’a vu. Il n’est plus qu’une petite sil­houette, une forme anonyme et noire dans la foule grise, fondue dans cette masse unique et mouvante dans la lumière chiche d’un réverbère. Quel culot ! Sa tête mise à prix, son portrait sur toutes les affiches, sur tous les murs sales de l’admi­nis­tration. Il est là, il l’attend, avec patience, comme n’importe quel amoureux. Et dire qu’elle a failli ne pas venir… Mais non, petite idiote, il te surveillait, il te suivait, pour se montrer au moment le plus opportun. Il l’a dit : il va où il veut, quand il veut. Elle avait raison de l’imaginer sous ce jour. Elle en rit. Pour elle seule, pour le plaisir. Le rire a dû se voir, des passants l’observent avec compassion. Comme ils auraient re­gardé une folle. Elle est folle.

 

Folle de peur. La Claire raisonnable et sage lui crie de se sauver. Fuir. Elle devrait refuser de mettre son pas dans le pas d’Altieri. Elle a eu peur de lui. Même quand elle l’oubliait. À cause de lui elle est devenue elle aussi une maudite. Un évadée du monde ordinaire. Si elle le suit, elle sera en plus une fugitive.

Elle est folle qu’il soit venu. Folle d’orgueil qu’il ait pris ce risque insensé. Il est le plus fort. Elle a dominé son trem­blement, elle se sent paisible, son angoisse s’est dénouée. Quand il lui lance un minuscule signe de reconnais­sance, imperceptible pour d’autres qu’eux, elle renonce à son projet de restaurant, elle suit à distance le petit homme qui se faufile au milieu des badauds en fête. Il marche assez vite, de ce pas faussement lent des montagnards dont elle a pu mesurer la rapidité et l’efficacité, en d’autres temps, une nuit de juin, en Corse. Altieri ne se retourne pas, rien dans son attitude ne peut laisser supposer qu’il est aux aguets. Claire comprend. Cette curieuse promenade est une filature à l’envers, la personne qui suit marche devant celle qui est suivie. Il lui avait décrit ce processus. Elle perçoit les regards furtifs, aigus, lancés parfois comme des coups de phare avant chaque écueil supposé. Il marche si vite qu’elle a quelque mal à tenir le rythme, d’autant plus qu’elle a se refuse à la moindre entente complice avec cette ombre fluette qui se coule entre les obstacles. Il lui semble qu’une corde les relie, que plus rien ne les séparera. Son rire silencieux devient un vrai grand sourire ironique. Cette poursuite est comme un drôle de jeu, un jeu de cinéma, un long plan séquence dans une comédie. Une comédie vraie, où peut-être quelque part un méchant est en train d’ar­mer son pistolet pour abattre les deux gentils amou­reux.

 

Il risque sa peau, sa peau pour elle, pour la voir. Chaque gardien de la paix qui bouscule Altieri est un ennemi poten­tiel lancé à ses basques sans le sa­voir.

Un instant de panique, il a disparu… Non, le re­voici, à Sèvres-Babylone, il s’est engagé dans l’esca­lier du métro, maître de la si­tuation, il descend les marches avec le calme du juste. Elle vérifie dans son sac la présence de sa carte orange à passe magnétique pour franchir le tourniquet de contrôle sans ralentir. Lui, il franchir le tourniquer d’un bond aérien, un bond de danseur. Sur le quai, il ne s’avance pas comme un voyageur pressé, au contraire, il s’assoit sur un siège. Contraste entre le costume de velours noir qui absorbe la lumière glauque des néons, et l’orange fluo, clinquant, du siège en plastique, qui claque dans la lumière glauque, fausse. Elle le voit mieux, elle s’aperçoit qu’il porte barbe et mous­tache. Elle rit encore, ces accessoires pileux sont pour le moins incongrus pour Paùlo, qui est par nature imberbe. Ce grimage ne le modifie pas vraiment. Tout à l’heure, elle a vu dans la vitrine les étincelles dans ses yeux noirs. Elle ne pouvait pas se tromper.

Claire calque son attitude sur celle de l’homme dans la foule. Elle reste debout au bord du quai, comme si elle avait hâte de monter dans la prochaine rame. Elle n’a pas pris la peine de vérifier la direction. Porte de la Chapelle lit-elle sur le panneau suspendu au-dessus du quai. Elle a quitté Paris depuis des  mois, elle est devenue une provinciale, elle cherche son chemin dans le métro, elle n’avance pas comme du bétail hé­bété dans une direction prédéterminée. Elle est impatiente comme une jeune fille à son premier ren­dez-vous d’amour. Un premier rendez-vous différé, puisque Altieri ne lui en a pas laissé le temps… Cette fièvre d’espoir l’amuserait plutôt.

Elle trépigne, elle tente d’écouter, pour percevoir d’avance le bruit sourd et lointain du métro. Elle n’est plus lé­gère, elle est tendue, vibrante… Elle ne se sent plus pareille, soudain, par la simple magie d’une rencontre, elle a de nouveau basculé dans la clandestinité, dans l’extraordinaire, dans les minutes qui brû­lent parce qu’elle ne se succèdent pas assez vite. Elle a succombé à la tentation de tous les dangers, elle a plongé dans l’eau du miroir enchanté. Quand ? Peut-être il y a quelques mois lors­qu’elle a accepté de parler sur un marché à l’inconnu de l’avion ? Ou aujourd’hui, tout à l’heure en des­cendant l’es­calier du métro, bocca oscura, bouche obscure ouverte sur les en­fers…

Voici enfin le grondement du train, il gonfle dans le tunnel, on perçoit de larges ondes de vibrations, comme après les bombes, en Corse. Elle est plus fébrile. Excitation. Sensuelle, sexuelle. Et crainte, panique. Le stress du fugitif, la jouissance suprême, une jouissance rare dans une vie. D’autant plus précieuse. Du coin de l’œil elle surveille Altieri alors que la rame entre en gare, tintinnabulant, soufflant, grinçant. Qu’a-t-il décidé ce diable d’homme ? Elle ne doit pas se tromper, ne pas com­prendre les signes presque imperceptibles, commettre l’erreur qui aggrave le risque. La rame s’arrête dans un « grand chuinte­ment de freins », quelques rares voyageurs attardés montent. Lui, il n’a pas esquissé le moindre mou­vement, elle ne bouge pas non plus, elle craint qu’il ne se précipite au dernier ins­tant. Respiration de plus en plus lente. Sonnerie du départ. Apnée complète. Les portes claquent. Altieri est immobile. Comme s’il s’était endormi. Claire aspire une grande bouffée d’air, un léger étourdissement la saisit.

Le quai est vide. Alors que le train disparaît en ferraillant dans le tunnel, il sourit enfin. Il se lève. Il glisse vers elle. Son pas de plume, pas de danseur ou de chasseur. Il apparaît, il disparaît, tout à coup il se matérialise ici ou là, puis il s’efface comme s’il n’avait pas existé… Il touche l’épaule de la jeune femme. Du bout des doigts. Décharge d’adrénaline, électrique. Ces doigts qui ef­fleurent, la foudre qui frappe. Elle penche un peu la tête, pour qu’il l’embrasse sans peine.

Mais resurgit la Claire qui a peur. Au tout dernier instant un réflexe de défense. En même temps, la Clair émue est ravie, mais elle le cache… Surtout qu’il ne perçoive pas ce trouble profond dans son ventre, qui descend sur son sexe.

 

Il ne faut pas attendre de lui le moindre signe d’exubérance. Encore moins d’émotion. Il ne dit rien, il sourit un peu, il réussit à lui effleurer la joue du bout des lèvres, juste une ca­resse, une caresse si tendre. Il se contente de rester debout près d’elle, ils forment un couple anonyme. Peut-être surprenant, un petit qui semble vieux avec sa barbe blanche, et une grande et très jeune femme. Comme elle veut lui parler, il anticipe : il trace une croix sur sa propre bouche. Le signe du silence en Corse. Un nouveau train pé­nètre dans la station. Il lui prend la main, elle n’a pas réussi à lui échapper. Sans pré­caution parti­culière, il l’en­traîne dans le wagon…

Claire la folle a cédé. Entraînée dans la grande galère.

 

Est-ce une illusion, ou bien a-t-elle aperçu mon­tant dans la voiture suivante un homme qu’il lui semble reconnaître. Elle ne l’avait pas vu sur le quai. La voici de nouveau inquiète.

– Je crois que quelqu’un nous colle aux basques. Un type. Je viens de le voir.

Il lève les sourcils, pas convaincu. Il hausse les épaules. Sans répondre, mais fataliste. Manière de dire : « On verra ». À la station d’après, alors que la rame est prête à redémarrer, il maintient de force la porte ouverte, il ordonne à Claire de sauter sur le quai, il jaillit de la voiture,  ils courent, tandis que le métro s’en va, ils s’engouffrent dans un couloir de sortie. Soudain, Altieri stoppe net. Il est essoufflé, il revient sur ses pas pour rejoindre le quai. Personne. Personne ne semble les avoir suivis. Elle soupire, soulagée, il amorce une grimace. Drôle, signe de dérision. Un autre train entre en gare. Ils montent dans le wagon, sans précaution spéciale.

– On s’en est tiré, dit-elle.

– Ça ne veut rien dire. On n’est jamais tiré d’affaire, comme vous dites. Ils ont des moyens radio très sophistiqués qui passent dans les couloirs du métro.

Cette voix la rassérène. Ici, il n’a pas le moindre accent corse.

– Alors, qu’est-ce qu’on va faire ?

Il chantonne les paroles imaginées par Jean-Luc Godard pour son film « Pierrot le Fou».

– Qu’est-ce que je vais faire, qu’est-ce qu’on peut faire ? Appliquer une des meilleures formules d’échappée belle pour clandestins : prendre l’au­tobus.

– L’autobus ?

– Oui. Dans une ville comme Paris, il n’y a rien de plus difficile que de suivre quelqu’un dans un autobus. Dans les plus petites villes, on utilise des cyclomoteurs combi­nés avec des immeubles à double sortie. Leçon 3 du manuel du militant politique.

Altieri parle en détachant ses mots, selon sa fa­çon très professorale et didactique. Elle imagine que ses leçons d’histoire sont du même acabit. Peu importe la pression extérieure… Ce soir, elle rit, elle apprécie l’humour qui perce sous le ton solennel.

Elle se penche vers lui, le fixe droit dans les yeux. Elle l’embrasse sur le front. Comme par inadvertance. Il ne cille, pas, il est impassible, les lumières mordorées glissent sur sa peau de bronze.

– Où étiez-vous durant tout ce temps, on peut savoir ? Pas de nouvelles…

– Vous ne devriez pas poser de question, les réponses sont dangereuses pour vous, il ne faut pas les connaître. Cuba.

– Cuba ? Que voulez-vous dire ?

Elle n’a pas compris. Mais ils n’ont pas le temps de poursuivre. Le train entre en gare. Station Montparnasse-Bienvenue. Coup de frein un peu dur, la vitesse était trop élevée. Elle tombe dans les bras de  Paùlo. Qui en profite pour la serrer contre lui. Un bref instant.

On cavale sur le quai, on cavale dans les couloirs pour passer sur l’autre quai, dans l’autre sens, on bondit dans le premier train, on descend à la première sta­tion. Vaneau. On se retrouve boulevard Raspail juste en face de la sortie du parking F.N.A.C., Altieri y entraîne Claire. Puis allure plus calme, ils traversent les sous-sols, tels des automobilistes qui viennent de ran­ger leur voiture. La foule se densifie, elle se rapproche de lui malgré elle, son coude touche le corps d’Altieri. En fait l’os se cogne contre une surface plus dure que celle d’un corps. La crosse d’un pistolet glissé dans la ceinture du pantalon. Elle doit le reconnaître, elle aime jouer la femme du pirate.

Mais qu’est-ce qui l’empêche de le toucher, comme elle le désire ? Claire qui a peur.

 

Paisibles, ils remontent la rampe du parking vers la rue de Rennes, ils attrapent au vol le premier bus qui les ra­mène vers Saint-Germain-des-Prés. Voilà, ils sont « clairs ». Personne n’a pu les suivre sans se montrer. Et ils n’ont pas repéré la moindre silhouette suspecte attachée à leurs pas.

Ils laissent passer la rue Bonaparte, le quai, le Pont du Carrousel, et les Guichets du Louvre. Ils descendent à la station Rivoli, Altieri hèle un taxi en maraude :

– Faubourg du Temple.

– Quel numéro ? grogne le chauffeur, un vieil Algérien dont on ne voit que la calvitie déshabillant un crâne étroit.

– Je vous dirai sur place.

– Parce qu’il y a des sens interdits.

– Alors au carrefour du Boulevard de Belleville.

Interprétant sa partition d’amoureux,  Paùlo passe son bras autour des épaules de Claire. Ce n’est pas un jeu. Sous l’œil amusé du « taxi » qui les observe dans son rétroviseur, il l’embrasse sur la bouche, comme un bon amant. Elle n’évite pas le baiser. Il en profite, baiser profond, ardent. Elle est émue, et elle ne sent pas le temps passer. Elle participe, et elle en est surprise. Sans réticence, cette fois. La voiture est arrêtée, tout à coup.

– Voilà, c’est ici.

– Combien   ?

–  Quinze Euros.

Paùlo tend un billet de vingt.

– Vous gardez la monnaie.

– Bien, patron. Curieux, j’ai l’impression de vous connaître.

– Ah ? Je ressemble à un présentateur de la télévi­sion.

Le chauffeur n’insiste pas, Altieri entraîne Claire, ils remontent une rue étroite et triste, paral­lèle au faubourg. Des immeubles modestes du XIX° siècle. Un porche obscur. Une cour, on aperçoit au fond du passage, une sorte de beau pavillon de chasse entre les bâtiments de plusieurs étages, mal éclairé par une lampe faible.

– Étonnant, dit-elle.

– N’est-ce pas ? C’est comme ça avec moi, tout est étonnant.

Elle est surprise, en effet, non par la configuration des lieux, mais parce qu’il la vou­ssoie. Elle ne se souvenait plus. Elle a tant vécu avec lui en esprit, depuis qu’ils se sont quittés sur la route d’Aléria. Pourquoi a-t-il donc parlé de Cuba. Ça veut dire quoi, Cuba ?

– C’est ici ?

– Non. C’est un atelier de confection plus ou moins clandestin, des Turcs, je crois. Là où je vous emmène, ce n’est pas si beau.

Une nouvelle voûte sans lumière. Quatre étages d’un escalier étroit aux marches de bois usées, glissantes. Sur le palier, six portes anonymes, peintes en gris, identifiées par des numéros. Altieri sort un trousseau de clés de sa poche. Il ouvre le numéro cinq. Une serrure normale et deux verrous.

– Entrez. Voici votre royaume d’un soir. De ce soir.

Elle trouverait presque comique le ton solennel.

 

Le local est minuscule. Les vitres sont poussiéreuses et les fenêtres sans rideaux. Dans la lueur résiduelle de la nuit, on aperçoit des toits luisants, hérissés d’antennes et de paraboles de télévision. Un petit lavabo. Un grand matelas est posé à même le sol, avec de jolis draps à motifs colorés et une couverture. Comme si elle était attendue. Près de la porte, un sac d’où émerge le canon d’un petit pistolet-mitrailleur. Elle croit reconnaître le sac, il ressemble à  la musette portée toute une nuit lorsqu’ils se sont sauvés de Bastelica. Altieri ne la laisse pas observer, il cherche à la prendre dans ses bras, sa main s’avance…

La magie s’est dissipée. Sans raison « rationnelle », Claire est de nouveau étouffée par l’angoisse. Elle sursaute. Son désarroi la bloque. Il le perçoit. Il lève vers elle un visage désespéré.

– Que se passe-t-il ?

– Rien.

Elle soupire. Elle n’est pas sûre d’elle, loin de là. D’où la vivacité de sa réponse.

– N’insistez pas, Paul.

Elle s’est trop pressée, elle regrette déjà son propos. Elle s’est entendu parler d’une voix tremblée. Et en même temps, Claire la folle sent monter en elle une chaleur, comme elle n’en a pas de souvenir, un trouble qu’elle ne contrôle pas. Il s’approche de la fenêtre, se plonge dans la contemplation des toits éclairés par la lumière qui flotte sur la capitale, un clair de lune artificiel. Claire la sage s’est assise sur le sol, le plus loin possible des draps ouverts, serrant très fort dans ses bras ses genoux repliés sous sa jupe. Il se retourne, sort son pistolet. Il va la tuer… Elle se traite d’idiote. Non. Il range l’arme dans la musette. Elle voit qu’il pleure, plus exactement qu’il a pleuré. Altieri ne regarde pas la jeune femme, il s’occupe, il démonte son pistolet-mitrailleur, déposant chacune des pièces sur un chiffon, il dégraisse l’arme, il nettoie.

Un tic crispant sa joue droite à intervalles réguliers révèle son état de tension, elle en souffre pour lui, et pour elle.

Soudain, il lâche :

– Je n’en peux plus.

Emphatique, il ajoute :

– Je meurs.

Et elle ? Pense-t-il à elle ? Tient-il compte de sa peur ? Il est un terroriste, il devrait mieux considérer ce qu’il représente, quand même ! Là, à cet instant, elle le déteste, d’être un homme et d’être éperdu de désir. Il ne pense qu’à lui.

Elle, elle ne sait pas. Claire la sage est coincée. Elle ne veut pas. Mais il y a aussi la Claire femme, Claire la folle, tentée.

– Vous m’effrayez. Vos désordres, votre passion…

 

Elle a parlé trop fort, comme pour se libérer, vider ses poumons. Altieri la calme :

– Plus doux, on peut nous entendre.

Elle poursuit mezza voce, plus un sifflement qu’une voix.

– Au début je me suis amusée à jouer à la clandestine. La femme fatale. C’est faux. Avec vous, j’ai une frousse horrible. Je passe mon temps à être terrorisée depuis que je vous connais. Regardez-moi. Est-ce que j’ai la gueule d’une femme de terroriste ? Est-ce que j’ai la gueule d’une égérie ?

 

Sans un mot de plus, Paul enfile son blouson de cuir, il glisse sa musette dans un sac qu’il endosse, il esquisse un signe vague, sans l’embrasser.

– Pace et salute, murmure-t-il.

Alors… Et si elle se jetait sur lui ? Si elle bondissait à son cou ? Se coller à lui, l’embrasser, s’emparer de son corps, de ses muscles, de sa vie. Arracher sa chemise. Baiser sa poitrine avec passion. Accepter, soudain toutes les barrières qui sautent. Elle ne sait plus si elle a peur, elle n’a plus de mots dans sa tête, rien que de la frénésie. L’étreindre si fort. Il faudrait qu’il ait mal, qu’il souffre. Il faudrait qu’il cède, qu’il s’embrase…

Elle le sent respirer. Et ses mains qui s’égarent. Dans la blouse, dans le soutien-gorge. Pas de mots, lui non plus, il grogne, il ahane, les doigts sont forts, ils arrachent, elle est nue, il est nu, leurs corps se mêlent, s’emmêlent, ils ne sont plus qu’une seule masse de chair.

 

Quand il la pénètre, elle crie. Douleur. Ce type baise comme un sauvage. Il est un sauvage, une brute de sauvage. Il ne la prend pas, il la défonce à grands coups de bite, sans lui laisser le moindre espace de temps pour monter vers la jouissance. Il est trop pressé. Elle ne doute pas de son désir, mais son désir est trop violent, trop immédiat. Il jouit presque aussitôt, elle perçoit les giclées de sperme qui pénètrent jusqu’au tréfonds d’elle. C’est fini. Trop tôt. Elle n’a pas eu son plaisir. Pour elle, il ne s’est rien passé. Il se retire sans précaution. Il ne lui laisse même pas le temps de le câliner, de se frotter encore contre lui, bien qu’elle ait encore peur. Peur de quoi ? De qui ?

– Pourquoi tant d’urgence, avec une telle ardeur ? Pourquoi être si pressé ?

– Nous n’avons pas le temps. Je devrais prendre mon temps, maintenant, mais je ne peux pas.

Il se rhabille, il n’accepte même pas qu’elle l’aide. Elle est étalée sur la couverture, les cuisses encore ouvertes, frémissantes. Il ne cesse de la regarder, comme avec stupéfaction, comme s’il ne l’avait jamais vue. Comme s’il voulait l’apprendre, centimètre de peau par centimètre de peau.

Et il dit :

– Tu es si jeune.

Il passe ses bras dans les bretelles de son sac à dos dans lequel il a planqué ses armes, son pistolet et son pistolet-mitrailleur. Et la dague de son père. Il la regarde encore, dans la pénombre, ses yeux sont des éclats de diamant noir. Il prend possession d’elle par les yeux.

Il répète, à mi-voix :

– Pace e salute, Chiara.

Quand il sort, il tire la porte derrière lui, en silence. Elle n’esquisse pas le moindre geste pour retenir Altieri. Elle est tétanisée par le regret, le remords. Elle aurait dû… L’instant est passé. Elle s’endort, refuge du sommeil.

 

Elle est réveillée moins par le clair de jour que par le silence. Un jour gris et terne d’aube crépusculaire qui s’insinue par les vitres sales. Elle s’étire. Puis regarde autour d’elle. Stupéfaction de se retrouver ici, couchée dans une pièce dont elle ne se souvient pas. Des murs blancs, un vieux plancher, une fenêtre sans volets ni voilages, une porte qui ferme mal. Un lavabo dans un coin. Comme une cellule de prisonnier.

– Qu’est-ce que c’est ? se demande-t-elle.

Sa voix résonne métallique dans ce décor de cau­chemar blafard. Elle s’assoit sur son séant. Son panier est posé un peu plus loin. Elle l’ouvre, fouille dans le fatras. Rien ne manque, mais on n’y a ajouté aucun autre objet. Rien, aucune trace de rien, ni de personne. Pas d’arme.

Alors, Altieri, cette soirée folle, elle aurait rêvé ?

Elle ne peut même pas soutenir qu’elle n’est pas amoureuse de lui. Alors ? Alors, nada, niema.

Devant le petit miroir fixé au-dessus du lavabo, elle s’examine un instant, elle est comme d’habitude fraîche, un peu blanche, peut-être… Les yeux ne sont pas cernés.

La porte n’est pas fermée à clé, elle est restée ouverte à tout le monde, n’importe qui aurait pu en­trer, disposer d’elle. Et quelle heure peut-il être ? Tard, si elle en juge par le niveau du jour.

 

Comme si rien ne s’était passé. Comme si Altieri n’avait pas réapparu, comme s’il n’y avait pas eu toute cette cavale dans le métro, le bus, le taxi. Et le baiser. Baiser volé ? Et son sexe dans son sexe : sexe non volé, conclut-elle, un peu confuse. Images d’un rêve qui s’effiloche comme un brouillard de l’aube, qui se dissipe avec le jour.

Comme si, comme si. Claire n’est ni sage, ni folle, elle  s’en­fonce dans cette boue liquide de l’entre-deux… Entre deux mondes, entre la vie et l’enfer. Un purgatoire cotonneux où la vision est trou­blée par de longues volutes de brume qui s’appesantis­sent ou se dénouent au gré d’on ne sait trop quels cou­rants capricieux. Elle s’égare dans cet univers étrange de l’autre côté du miroir, elle est une aveugle qui avance à tâtons dans un domaine souterrain. Obscur mais parfois illuminé par les lueurs orangées d’explo­sions sourdes. Malgré tout, elle marche, elle marche encore, portée par sa passion d’être qui la brûle et peu im­porte qu’elle n’ait pas été préparée à vivre de telles extrémités. Elle vit.

Cette nuit elle jouait encore sur le registre de la révolte. Elle doit exister, mais elle se refuse à entrer dans la peau d’une bonne héroïne, « tombée amoureuse ». Il n’en est pas question, elle n’est pas dans un roman, elle n’a pas à subir le destin que lui infligerait un écrivain. Elle est elle, et elle a choisi la résistance. Resistenza en corse. Elle rit pour elle toute seule. Elle n’en parlera pas à Maman. Elle est enfin adulte, capable de se diriger sans guide. Elle est passée de l’autre côté du miroir, elle ne sera plus jamais douée de raison.

 

 

– 43 –

 

 

Pour trouver un bistro ouvert, il lui a fallu marcher un long moment, jusqu’au fau­bourg du Temple. Elle peut enfin voir l’heure qui s’affiche à la grosse pendule fixée au-dessus des bouteilles, derrière le comptoir. 7 h 22. 7 h 22. L’heure se répète machinalement dans sa tête. Et alors, pourquoi cette heure l’impressionne-t-elle au­tant ? Sans raison.

Claire aurait presque du mal à se souvenir de la nuit, comme si – encore – l’irruption d’Altieri n’avait pas pris une réalité concrète.  Paùlo a surgi de la nuit. Il est retourné à la nuit de la clandestinité. Elle se convainc qu’elle risque de ne plus jamais entendre parler de lui. Même sa voix est déjà un souvenir flou.

Elle commande un grand café sans sucre, pour que l’amertume de la boisson chaude la réveille mieux, et un croissant chaud, parce qu’elle n’a pas mangé de­puis le déjeuner de la veille. Elle pense en riant qu’une femme est capable de n’importe quoi pourvu qu’elle se croit amoureuse. Cette vision lucide d’elle la rassure : elle n’est pas perdue pour le monde de la raison.

 

Elle a quitté la chambre sans fermer la porte, c’était inutile. Personne n’y a vécu. Elle a des­cendu l’escalier étroit aux marches glissantes à force d’avoir été cirées trop souvent depuis des décennies. Dans la cour, elle a croisé des ombres, des travailleurs immigrés qui venaient prendre leur travail dans le pavillon désuet, puis elle a rencontré une petite Portugaise, la gardienne, sans doute, tout de noir habillée, elle l’a fusillée du re­gard. Dans la rue, Claire a observé les gens avec étonnement, comme si elle voyait les passants pari­siens pour la première fois. Comme si, toujours. Pourrait-elle rentrer un jour dans la réalité ?

Il lui revient tout à coup que le juge Haerbin l’avait convoquée ce matin, à 11 heures. Elle a juste le temps de rentrer Boulevard Saint-Germain pour se laver et se changer avant de filer au Palais de Justice.

 

Pour une fois, elle prend tout son temps pour se doucher, se parfumer, se pomponner, se maquiller. Et un brushing pour ramener un peu d’ordre dans ses cheveux. Et de longues minutes d’hési­tation pour choisir sa tenue du jour. Puisque la canicule s’est apaisée, elle laisse dans l’armoire son pantalon corsaire fleuri et taille basse. Pour rendre visite au juge, elle préfère ce petit tailleur de velours vieux rose, avec une blouse en soie violette, à manches courtes dont elle ne ferme pas les boutons du haut pour que ses seins libres soient bien visibles. Contrevenant à son habituelle réserve, elle jouera les vamps. Tant pis, ou tant mieux, si le juge est choqué. Elle se permet de rejoindre le Palais à pied : le boulevard Saint-Germain, les boutiques de fringues autour de Mabillon, la rue de Buci. Rue Saint-André des Arts, rue des Grands Augustins – un salut à Picasso au passage – . Un trajet, des boutiques, des maisons, tout connu par cœur tant elle a arpenté les lieux. Le quai et le Pont Neuf. Elle est lasse, c’est agréable, elle n’a jamais connu un tel état de béatitude.

Le soleil n’est pas vraiment présent, mais la lumière est toute proche der­rière une mince couche de nuages. Les feuilles des platanes sont d’un vert très sombre et commencent à roussir sur les bords. Grâce à sa convocation agi­tée sous le nez d’un jeune gendarme rougissant d’avoir trop regardé cette gracieuse jeune femme, elle pénètre dans le Palais de justice par l’esca­lier de la Place Dauphine. Claire est en retard. Pour autant, elle ne court pas dans les cou­loirs.

Dans la grande galerie à peine éclairée d’un jour glauque tant il a du mal à franchir la barrière des vitres pas lavées, la jeune femme aperçoit de loin son avocat aller et venir. François Poggi est impatient. Cet homme d’ordre sait trop ce qu’un retard peut valoir avec un juge comme Haerbin. Quand Claire approche, il désigne sa montre de l’index et lance d’une voix forte et grincheuse :

– Alors, ma petite ? On vous attend depuis plus d’une demi-heure.

– Ah oui ?

Elle ne prend pas la peine de s’excuser pour son retard. Ce matin, rien ne peut l’atteindre, elle a un moral de championne, victorieuse. Victoire sur elle, victoire sur le monde entier. Victoire pour quoi ? Elle se sent bien dans cette peau d’une terroriste en cavale. Les autres l’ignorent, elle le sait, c’est suffisant. Elle croit qu’Altieri marche à son côté. Le côté droit pour qu’il puisse dégainer son arme sans problème.

Pour rejoindre les locaux surprotégés de la section anti-terroriste, l’avocat et sa cliente traversent les coulisses du Palais, un labyrinthe de passages hétéroclites et secrets. Des murs sales, des peintures qui se craquèlent, des cours étroites encombrées de gravas. Si le Château de Kafka existe, il est ici, pense-t-elle. Ils se présentent ensemble au gendarme affalé derrière une table de bois. Le sous-officier vérifie la convocation, les identités, le papier à la main, il frap­pe à la porte du local occupé par Nicolas Haerbin. Poggi et Claire se sont assis sur les chaises dures, convain­cus d’avance que le magistrat leur imposera de poireauter. Les parangons de l’ordre aiment punir ceux qu’ils n’aiment pas.

À leur grande surprise, le juge vient les chercher en personne. Dans son bureau, il se détend, il découvre ses dents pourries dans un grand sourire. Plutôt une mi­nauderie grimaçante qui ressemble a un sourire, tant ce visage austère ne paraît guère propice à la joie et au plaisir. Il se carre dans son fauteuil de cuir et s’adresse à Claire, comme si l’avocat n’existait pas.

– J’ai une bien bonne pour vous. Une excellente nouvelle, ma petite Madame Nolleau. Nolleau, Claire, etc. Si vous voulez noter, Monsieur le greffier…

D’un doigté délicat, le tabellion tape sur son micro-ordinateur dernier modèle, doté de tous les perfectionnements du traitement de texte. Le juge a suivi le re­gard de l’avocat vers ce matériel flambant neuf.

– Alors, on n’est pas cu­rieux de savoir ?

Un silence. Le magistrat plonge le nez dans ses papiers. L’avocat s’agite avec nervosité sur son fauteuil de bois. Un fauteuil qui a vu défiler les culs les plus dangereux de France, pense-t-elle. C’est son humour à elle. Puis le juge dicte :

– Nous, Nicolas Haerbin , juge d’instruction au­près du tribunal de grande instance de Paris, chargé sur réquisition du Parquet de Paris d’un dossier pour associa­tion de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, recel de malfaiteurs, complicité de recel… Enfin, etc. Vous me compléterez tout ça, mon petit… contre  Nolleau, Claire-Lyliane-Sophie, née le 30 Mai 1974… à Paris, de nationalité française, sans condamnation prononcée, mise en examen pour tous les chefs ci-dessus mentionnés, déclarons que nous n’avons pas réuni de charges suffisantes pour renvoyer  Nolleau de­vant une juridiction de jugement. En conséquence de quoi, nous proposons un non-lieu à statuer.

 

Claire a bondi. Pour un peu, elle embrasserait le juge. Le greffier tous­sote. Haerbin lève le nez. Il grommelle :

– Bon, bon. Voilà, c’est fini. Vous pouvez en effet me dire merci.

Poggi paraît sidéré par la surprise. Le maître des lieux poursuit :

– Mais avant de vous laisser partir, j’ai une ou deux petites choses à vous dire. Un message à transmettre. A vos amis du maquis, si vous en avez la possibilité, comme je le crois… Et à vos élèves que vous retrouverez à la fin de l’été. J’ignore ce que vous êtes capable d’apprendre à des gamins, on ne doit pas être surpris de la décadence subie par l’Education Nationale ! Mais ce sont eux les plus importants, et c’est pourquoi je vais vous exposer ce qui suit.

A sa manière insupportable, il la jauge.

– D’abord, je vous dois une explication de texte. Le troisième cercle, connaissez-vous le sens de cette expression ?

Moue de mépris, comme s’il était évident que la jeune femme était trop inculte pour comprendre. Le magistrat se racle la gorge, puis il aspire une grande bouffée d’air, comme un professeur timide avant son cours. Le voici prêt pour sa grande tirade de l’acte V.

– Eh bien… D’abord, il y a le premier cercle. Le noyau dur des ter­roristes, les tueurs. Les vrais clandestins profession­nels. Les légaux, comme les appellent les Basques. Autour il y a les Illégaux. L’appui logistique, les sympathisants ac­tifs, ceux qui aident sans participer aux attentats, ceux qui restent dans la société civile. Et, plus loin encore, le troisième cercle. Ceux qui rencontrent les terroristes, ceux qui portent as­sis­tance, parfois sans le savoir. En bref, les niais. Vous, par exemple. Les niais qui refusent d’admettre la vanité de ce combat, le terroriste n’est pas en mesure d’atteindre ses objectifs, le renversement de l’ordre social. Au contraire : il contribue à renforcer l’ordre.

Sa­tisfait de son petit exposé théorique, le juge est déçu de voir Claire sans réaction. Elle se fiche de tous ces charabias politiques, elle en a assez entendu, avec Altieri, Mariana, Belem et ses copains les professeurs du collège. Une expression dure passe sur le visage maigre du magistrat. Il n’en poursuit pas moins son exposé magistral, un authentique cours de politique.

– Vous ne pouvez pas ignorer que tout le monde considère Altieri, votre amant, comme le chef du Front, vous le savez, n’est-ce pas ?

– Il n’est pas mon amant, comme vous le prétendez tous.

Certes, c’est un peu moins vrai depuis cette nuit.

Claire montre qu’elle n’a pas la moindre idée quant à l’appartenance supposée d’Altieri au F.L.N.C. .

Comme d’habitude, Haerbin se tourne vers la fenêtre aux vitres blindées d’où l’on peut voir la Sainte Chapelle et les tours pointues du Palais de Justice. Il revient à Claire. Il ne sourit plus du tout.

–     Je voudrais que vous entendiez ceci, petite. C’est-à-dire que si vous détenez la moindre information…

Le magistrat n’a pas l’air de savoir que Paùlo est de retour en France. Comme elle ignore maintenant où il se trouve, il serait inutile de lui donner la moindre indication.

– Vous auriez tout intérêt à ce que nous l’arrêtions, votre bonhomme. Parce que nous, les policiers et les juges, nous sommes de vrais démocrates, pas des sauvages. Notre but n’est pas de le tuer, mais de le déférer devant un tribunal. Cour d’assise spéciale ou pas. Tandis que les autres, ils veulent prendre sa vie.

– Les autres ?

– Oui, Giovanoni, que vous ne connaissez pas non plus, peut-être ? Les durs. Les vrais « fugitifs ».

Il soupire et semble s’absenter, son regard noir voilé par les paupières lourdes.

–       Je vois que vous ne semblez guère intéressée.

– Mais si, tout à fait, Monsieur le Juge, puisque vous me donnez des clés pour comprendre.

Il sourit. Une ombre de sourire sympathique qui le transforme, le rend plus humain. Le personnage est donc plus compliqué qu’elle ne l’imaginait. Elle est rassurée, il ne pouvait pas être aussi rigide, psychorigide, qu’il n’en avait l’air.

Il esquisse une moue.

– M’avez-vous compris, Madame ? Moi aussi, je veux être compris. Je ne sers en vérité à quasiment rien. Soyez surprise, puisque vous n’appartenez pas à la magistrature. Soyez surprise, et inquiète.

Il referme avec brusquerie son dossier. Il tend la grosse chemise cartonnée à son greffier.

– Encore du travail inutile, voyez-vous. Et ne pavoisez pas trop. J’ai dû aller au non-lieu parce que vous êtes une remarquable petite idiote. Vos gendarmes n’ont pas été foutus de rapporter la moindre preuve sérieuse contre vous. D’ailleurs, je ne vous crois pas capable de tuer une mouche… Ah, baiser avec n’importe qui, vous faire sauter à tous les coins de rue avec le premier avorton, ça oui.

Poggi se tient coi, il estime préférable de lais­ser au magistrat cette modeste satisfaction d’étaler sa science et ses certitudes. Le juge semble sauter du coq à l’âne.

– Les policiers et les gendarmes ont estimé qu’on ne peut rien tirer d’une petite nana comme vous. Ce n’est pas moi qui le dit. C’est eux qui l’écrivent. Vous savez, ce petit sous-officier, ce Major de gendar­merie affecté à la section de recherches à Ajaccio. Avec un nom corse.

– Lanfranchi ?

– Oui, Lanfranchi.

Il prononce « chi », comme « chichi », à la manière continentale, et non « ki » à la Corse.

– Hier après-midi encore, il m’a appelé d’Aspretto, il affirmait et m’a répété qu’on perdait notre temps avec vous.

Claire sourit.

– Alors, je peux m’en aller ?

– Oui, mais rappelez-vous que si vous étiez Corse, je vous aurais mis au trou… Ah, les Irlandais, ça ce sont des durs, leur combat est autrement plus intéressant, il met en branle d’autres choses…

La réflexion sur les Irlandais a surgi comme un cheveu sur la soupe. Le juge soudain de pérorer, sans s’expliquer sur la réelle différence de nature entre les luttes « nationa­listes » menées par les Irlandais et les Corses. Il n’avance pas de véritables arguments, et, de toute façon, le lieu ne se prête pas à cette joute.

 

Elle revient à sa préoccupation immédiate, terre-à-terre. Elle est heureuse de pouvoir être insouciante, après tous ces mois d’une tension telle qu’elle aurait pu basculer dans la folie.

– Alors, je peux terminer mes vacances chez moi ?

– Tout à fait, ma petite dame.

– Et retourner en Corse reprendre mon poste, re­trouver mes élèves ?

– Si ça vous amuse encore… Vous voyez, je ne suis pas aussi méchant que le croit votre avocat. Je tente d’appliquer la loi, ni plus, ni moins.

Le greffier précède vers la porte cette surprenante ex-préve­nue. Claire se retrouve dans le couloir avec son avocat, Haerbin n’a pas dit au revoir. Elle n’a pas in­sisté. Dans le passage sinistre les ramenant vers le Palais, elle a du mal à suivre Poggi qui allonge le pas en silence. Ascenseur pous­sif, galeries majestueuses, les escaliers monumentaux par lesquels on rejoint le boulevard du Palais, les grilles. L’avocat hèle un taxi.

 

Il donne l’adresse de Claire. Un instant de silence. François Poggi semble soucieux, il glisse vers elle un regard troublé.

– Ce type-là, il se prend pour Machiavel. Tous les moyens sont bons pour parvenir à ses fins. Mais vous êtes encore plus forte que je ne le croyais.

– Moi aussi.

– Quoi, vous aussi ?

– Comme vous dites. Je suis plus forte que je ne croyais. Moi aussi, j’étais convaincue que je n’étais qu’une petite grue. D’abord une oie blanche, ensuite une grue, avant de devenir un jour une poule de luxe pour rester dans la basse-cour du juge Haerbin.

– Vous avez surtout beaucoup d’esprit.

– Pouvez-vous me passer votre téléphone portable ? Je vais annoncer la nouvelle à Maman.

– Vous lui direz qu’elle ne se soucie pas des honoraires. Entre confrères, ça ne se fait pas, hein ?

Claire regarde son Conseil avec une certaine amitié, sinon avec tendresse. Elle compose le numéro du portable de Maman. La sonnerie retentit cinq fois. Puis la voix de Margot : « je ne suis pas disponible, soyez gentil de rappeler ».

Maman n’est jamais là quand il le faut.

Le taxi s’arrête. Claire est arrivée, elle se penche vers Maître Poggi, elle l’embrasse, un bisou léger sur le front, un effleurement, comme s’il était son père.

Son père dont elle ignore jusqu’à la physionomie. Elle s’extrait de la voiture qui redémarre et disparaît, absorbée par la masse métallique, ronronnante et chuintante de la circulation. Avant d’entrer dans l’immeuble, elle jette un regard circu­laire, réflexe acquis. Par ha­sard, elle aperçoit une mince silhouette qui se glisse. Une mince sil­houette noire. Le rêve la rattra­pe.

 

 

– 44 –

 

Cette petite pluie graisse les vitres du taxi qui conduit Claire à l’aéroport d’Orly. Il était temps de rentrer. En Corse, elle retrouvera l’été. À Orly-Ouest, un instant d’inquiétude, les pilotes d’Air France ont décidé une nouvelle grève. Mais les liaisons avec l’Île ne sont pas affectées, continuité territoriale oblige.

L’avion est en retard. Plein à craquer. Au comptoir d’enregistrement, des bousculades ont opposé le personnel d’escale et des pas­sagers sur liste d’attente qui enten­daient accéder à bord coûte que coûte, en passant devant tout le monde.

Cette fois, le vol entre Paris et Ajaccio est sans histoire. Ciel d’un bleu absolu, à peine plus foncé sur l’horizon arrondi, sans brume. Ridée par une petite houle paisible la mer est visible jusqu’aux confins de la terre. Les seules écumes aperçues au large révèlent le sillage ouvert par une bande de dauphins espiègles. Approche sereine de l’aéroport, pas le moindre tangage, l’avion se pose comme une feuille-morte… Plutôt comme un oiseau des grands es­paces, les aérofreins déployés comme des plumes, le pilote n’a pas eu besoin de mettre beaucoup de gaz pour ralentir la course.

Peu avant l’atterrissage, le commandant de bord informe les passagers que la procédure de sortie serait exceptionnelle. Quelques personnes doi­vent quitter l’appareil en priorité… Claire tente de voir. À l’avant de la cabine, elle aperçoit un cameraman de la télévision qui opère, un journaliste qui interviewe. Et un long personnage qu’elle identifie sans mal : Nicolas Haerbin . Il est accompagné de son greffier, et d’une femme à la beauté rousse spectaculaire, un peu usée. Claire imagine qu’il s’agit de sa procureure. Forte escorte de policiers en civil, la main posée sans discrétion sur la crosse de leur arme, sous le blouson. Le juge Haerbin n’a pas repéré Claire. Précédée de l’équipe de télévision, la petite caravane débarque par la porte avant, accueil au pied de la passerelle par une meute de journa­listes locaux agglutinés sur la piste… À Ajaccio, c’est la fête, la réception solennelle en grand apparat.

La discrétion ne semble pas la préoccupation première du magistrat qui tient une conférence de presse improvisée sur le tarmac. On replonge d’emblée dans la tension et les dérives judiciaires. Tout au long du trajet menant à l’aérogare, des gendarmes en treillis de com­bat noir, le pistolet-mitrailleur en travers de la poi­trine. Plus loin, un avion militaire en attente, des ca­mions de l’armée, camouflés. Il est difficile de croire qu’on est en plein conflit sous ce soleil d’été fi­nissant qui écrase l’aéroport, la chaleur moite venue de la mer toute proche, les Ajacciens en chemisette qui attendent leurs pa­rents ou amis, retour du Continent. La guerre au terrorisme, ici ?

On laisse enfin débarquer les « passagers ordinaires ».

 

C’est bien sa Corse. Les montagnes qui ferment la perspective d’un bout à l’autre du paysage sont aussi bleutées, aussi belles, Claire a cru apercevoir l’éclat d’un névé qui n’aurait pas fondu. Mais, sous ce fard de vacances, la violence reste présente : quand elle s’approche de l’aérogare, elle aperçoit de loin le major Lanfranchi qui s’esquive, comme pour l’éviter. En re­vanche, pourtant occupé à recevoir le magistrat, le commandant Schmitt la gratifie d’un geste de reconnaissance. Amical ?

Claire reçoit aussi un don du ciel, le formidable sourire de bienvenue de Mariana, elle est plongée dans la foule, elle est tout de noir vêtue. Claire pense avec une gratitude éperdue que la vieille Corse est devenue sa vraie mère. Un substitut de Maman absente, la jeune femme a tant besoin d’une mère pour l’aimer mieux ! Les mères supplétives sont souvent plus à l’aise dans ce rôle de consolatrice.

– Tu sais qui est ce type ? demande Mariana en désignant la meute de journalistes, de gardes du corps, de badauds qui court après le héros du jour.

– Un juge antiterroriste. Mon juge, celui qui n’a pas cessé de me tracasser tout l’été.

– Tu n’as pas l’air de lui en vouloir.

– Et pourquoi donc ? Il a fini par reconnaître qu’il n’avait rien contre moi. Non sans me donner tout un tas d’explications politico-fumeuses pour justifier sa décision.

Claire sourit en esquissant un petit mouvement de danse. Mariana s’amuse.

– Tu n’as pas de valise ?

La jeune femme ramasse son sac de voyage sur le tapis à bagages. Un sac pas bien lourd.

– Rien de plus. Et encore j’ai dû le mettre en soute à cause des impératifs de sécurité. Souviens-toi, quand je suis partie en juillet, le procureur ne m’a guère laissé le temps de remballer mon barda, j’ai tout laissé ici.

 

Claire lui parlerait bien de sa rencontre folle avec Altieri, à Paris. Reste de prudence, elle garde son secret.

Elle hésite un instant avant d’avouer :

– Mariana, je n’ai pas envie de rentrer cours Napoléon. Je n’ai pas de bons souvenirs dans cet appartement.

– Tu veux venir chez moi ? La maison de Bastelicaccia a été bâtie pour une famille nom­breuse. Depuis le départ de Georges, je suis un peu au large.

Mariana ne parle pas de mort à propos de Georges. Il est parti, c’est tout.

Elle a vidé son armoire du studio, Cours Napoléon, Claire a pris ses quartiers chez sa copine. Laquelle lui a réservé une chambre au premier étage où la jeune femme a rangé ses robes, ses pantalons, son linge. Ses cahiers, ses livres. Et son ordinateur retrouvé intact, batterie à plat. Pas grand-chose, la faiblesse de ses moyens aidant, elle a pris l’habitude de ne pas s’encombrer de vêtements superflus.

De la fenêtre ouvrant vers l’Ouest, elle peut contempler mieux encore la presqu’île de Porticcio, le golfe. À l’horizon, mais si proche, au-delà des col­lines et de la plaine du Prunelli, la ligne  scintillante de la mer, d’un bleu profond, en ce début d’automne. Vers le Nord, hérissée par les tours et barres des Salines d’un blanc trop éclatant qui écrase toutes les autres couleurs, la ville s’étale le long de la côte. Le  grand beau règne encore sur Ajaccio, alors qu’une pe­tite brume voile le sommet des mon­tagnes. Comme en plein été, on aperçoit quelques pa­naches d’in­cendie. C’est le paradis, cette Corse. Le matin, lorsqu’elle ouvre ses gros volets de bois, elle voit d’abord les oliviers autour de la maison, écrin de verdure ; puis le maquis roussi étalé sur les collines basses. Puis les montagnes, et la mer.

L’atmosphère est si translucide qu’on a l’impres­sion d’avoir tout à portée de la main. À me­sure qu’on s’avancera vers l’hiver, l’air sera plus translucide, on verra mieux plus loin.

 

Mariana prétend ne pas pouvoir survivre si elle n’a pas vu les informations régio­nales à la télé. Donc, toutes affaires cessantes, à 19 h 30 les deux femmes s’installent devant le récepteur pour assister à la messe du soir, A Corsica Sera, le journal quotidien de FR3. Mariana traduit quand les journalistes parlent en corse.

Ce soir, le présentateur tente d’expliquer pourquoi le juge Haerbin a décidé ce déplacement en Corse.

– Dans une brève interview enregistrée lors de son arrivée, le juge Nicolas Haerbin  n’a pas mâché ses mots. Écoutez…

« Il devient urgent de nous rassembler si nous voulons avancer. Les assassins doivent être châtiés, nous n’aurons de cesse tant que nous n’aurons pas atteint ce but. Poing fermé pour les terroristes, main tendue pour les nationalistes modérés.»

– Décryptage de cette phrase qui peut paraître énigmatique, poursuit le journaliste. À Paris, on s’impatiente. L’enquête sur la mort de Pierre Charlier n’avance pas. Notre confrère parisien Le Monde révèle dans son édition datée de demain que de vives rivalités opposent les juges, les gendarmes et plusieurs unités de police concurrentes, les Renseignements généraux contre le RAID[17], et tout le monde contre le SRPJ corse. Ils s’accusent les uns et les autres de saboter les recherches, de laisser filer des informations essentielles vers les milieux nationalistes. Michel Calmet, de la rédaction nationale, analyse la situation. Nous savons qu’il bénéficie des meilleures sources… Ecoutons-le :

“Dès qu’il a été saisi, explique l’éminent spécialiste, le magistrat s’est polarisé sur une hypothèse. Sans trop s’encombrer de la présomption d’innocence, il affirme que Paùlo Altieri a sinon commis le meurtre du commissaire Charlier, du moins il l’a commandité. Haerbin n’a pas cherché à trouver une explication rationnelle pour rendre plausible sa thèse. Le juge affirme pouvoir tout éclairer dans les jours prochains, Une certitude : ce dossier Charlier est devenu pour le gouvernement plus qu’une obsession, un symbole. »

 

– Il n’est pas trop sûr de lui, ce monsieur le Continental, observe Mariana. Il a du mal avec les complications et les subtilités corses.

 

Après les déclarations tonitruantes et l’agitation frénétique des premiers jours, les enquêtes sur le meurtre de Charlier se sont perdues dans les lacis labyrinthiques des maquis les plus épais, les plus touffus. Les recherches pour retrouver l’assassin n’avancent pas plus que naguère les investigations susceptibles d’éclairer l’agression dont Georges Acquaviva avait été victime. Ou les conditions du meurtre du préfet Erignac. Comme si on craignait de trouver une motivation et par conséquent une piste crédible. On est encore dans le monde du « comme si… ». Pour s’y reconnaître dans ce chaos flou, il manque à Claire des lumières, ce genre d’éclaircissements que lui refusait Altieri. Il avait raison de la tenir écartée : moins elle en sait, mieux elle se porte, elle a pu jouer sans mentir les ignorantes devant les juges.

Quant à la « bande des fugitifs » soi-disant menée par  Paùlo Altieri, elle paraît tombée dans l’oubli. Réduite à l’image reproduite par les affiches placardées urbi et orbi avant l’été, jaunies, dans leur quasi-totalité lacérées par des mains vengeresses. Sur les murs des rues, passe encore. Mais aussi dans les locaux administratifs, qui comprendra ?

 

Claire se retrouve sans déplaisir plongée dans cette impression de vacuité qu’elle a tant appréciée durant l’été, quand elle arpentait les rues de Paris, en attendant ses rendez-vous au Palais de Justice. Avec une nuance qu’elle détermine mal. Peut-être la certi­tude que Paùlo l’aime ? Peut-être. Comme si. Puisqu’il est absent, elle ne s’interdit pas de fantasmer. Elle peut même admettre qu’elle l’aimerait. Depuis des mois elle ne cesse de vivre dans un univers d’images dé­formées, elle s’égare dans une jungle de miroirs dont les re­flets jouent entre eux… N’importe quelle autre se morfondrait, passerait des nuits blanches. Aujourd’hui, Claire est calme, tranquille. Plus grave. Elle voit « les choses » autrement. Elle passe des heures entières as­sise sur le re­bord de pierre de sa fenêtre à contempler son paysage panoramique. Elle glisse. Elle surfe sur son destin. Mais le mot « destin » est trop fort pour ce qu’elle ressent, ses pensées sont légères, ondoyantes, évanescentes comme une brume matinale prête à se dissi­per au premier rayon de soleil.

Dans son imagination s’esquisse l’image de Paùlo. Elle ne s’angoisse plus. À ce moment précis, elle n’éprouve plus aucune peur pour l’homme qu’elle persiste à appeler par son patronyme, Altieri. Comme pour mieux écarter toute forme de familiarité, pour conjurer une menace. Une menace concrète puisque sa double clandestinité amplifie les dangers à l’extrême. Ennemi public en fuite pour les flics et les gendarmes, il est un gi­bier pour ses adversaires qui ont succombé aux mirages sui­cidaires du terrorisme absolu, la dérive brigadiste[18], selon la formulation des plus modérés. Peut-il échapper à ce jeu de mort ? Pourquoi a-t-il pris le risque de renoncer à l’exil ? Ce vrai dur, dur au point d’être inquié­tant, parfois effrayant, saura-t-il trouver les ressources pour son salut ? A-t-il la réelle intention de s’en tirer ? Son retour en France permet d’en douter. Il est un homme d’idées absolues, il n’est pas dans le genre à transiger, y compris pour sauvegarder sa sécurité.

Le Corse n’a pas tenté de l’entraîner dans sa folle aventure. À Paris, dans l’appartement clandestin, il l’a laissée sur place. Claire admet qu’elle ne l’intéressait pas en tant que partenaire de combat, parce qu’elle n’était pas des leurs. Avant son arrivée dans l’Île, elle était à l’opposé de toute forme d’activisme. Elle n’avait pas appris à se débattre contre la passion, à la mesurer, la maîtriser, la neutraliser. Puis il y a eu ces temps de Corse, des temps qu’elle a vécu dans ses tripes. À partir du moment où elle a assumé ses contradictions, elle a coulé encore plus profond. Sans état d’âme. Elle n’a pas eu besoin d’aide pour accepter l’étreinte de ce pays enragé. L’étreinte de cet homme enragé. Les idées et la croyance l’ont assez intriguée pour qu’elle tente de les déchiffrer.

Même si cette idéologie nationaliste effrénée lui semble stérile, même si elle reste pour elle inintelligible. Et dans la foulée, Altieri indécryptable. Mais les traditions, l’archaïsme l’ont séduite… Elle n’a pas perdu pour autant toute lucidité : elle savait que si elle plongeait, elle y laisserait tout d’elle, elle ne pourrait pas se remettre de cette histoire insensée. Il lui semble qu’elle a atteint les limites de sa résistance.

 

Claire court à son collège, elle saute d’une classe à l’autre comme une automate, elle débite sa leçon. La rentrée s’est déroulée sans heurt. Avec quelques nouveaux, Claire a retrouvé en troisième la plupart de ses « quatrième » de l’an passé. Des bons, et des moins bons. Les mauvais élèves pa­raissent tous décidés à ne pas être turbulents, du moins pas trop, et à laisser croire qu’ils vont être moins inattentifs que d’habitude. Elle a expulsé d’elle l’anxiété. Effacé les événements de l’été, la pression policière.

À Bastelicaccia, elle s’est installée dans les habitudes. Vers sept heures du soir, après avoir corrigé ses copies, elle descend dans la salle de séjour. Cette très grande pièce occupe tout le rez-de-chaussée de la maison, on peut encore distinguer les traces des anciennes cloisons. Georges et Mariana avaient organisé leur espace personnel chacun à une extrémité de la salle, ils y avaient installé leurs tables de travail et leurs bibliothèques. Entre les deux, un immense tapis iranien ancien, en soie, quelques fauteuils en bois, dont le siège paillé est protégé par un coussin, disposés en quart de cercle face à la cheminée. Sinon, pas de décoration, pas de tableaux, pas de bibelots. L’austérité.

Depuis le départ de Georges, son coin est resté tel qu’au dernier de ses jours. Sa veuve n’a rien changé de ses usages, tout doit se passer comme si son homme était encore là, dans son fauteuil roulant resté au milieu de la pièce. Quand la lumière baisse, elle allume sa lampe, comme s’il allait venir. Comme si, toujours…

À la fin de l’après-midi, Mariana ranime le grand feu de sarments. Tandis que Mariana travaille – dossiers de discipline, roulement de professeurs, ajustements d’horaires – Claire som­nole, fascinée par les petites flammes vives montant des branchages qui se consument. À sept heures trente, la maîtresse de maison s’extrait de sa tâche pour « ouvrir » la té­lé­vision posée sur une table ancienne à gauche de la che­mi­née.

 

Claire se laisse souvent embarquer par Mariana dans d’interminables conversations, parce que son amie trouve dans ces bavardages erratiques une sorte de remède à sa détresse, à sa peine profonde. Ces mots accumulés, tournoyant autour de son obsession enterrée, l’aident à reconnaître peu à peu la réalité nouvelle que représente la mort de Georges. Une mort trop soudaine pour avoir été acceptée. Le deuil chemine avec lenteur. Mariana se lance dans l’évocation des différentes variables dont est tissée la culture corse. Elle prend très au sérieux son rôle de messagère de la tradition, rappelant sans cesse qu’il échoit aux femmes de raconter le passé, pour que l’oubli ne le tue pas.

– On ne doit pas confondre l’oubli et la mort. L’oubli, c’est la disparition, l’absence radicale, tandis que chez nous la mort appartient à la vie. Une vie après la vie. Tu as vu ce que ça donne avec les obsèques de Charlier. On doit revenir à cette importance des cimetières, dans ce pays. L’ultime demeure est la métaphore de la mort. On ne connaît pas la Corse si on ne connaît pas ses cime­tières…

Et d’enchaîner :

– Dans certains villages de la montagne en partie abandonnés par les habitants, là où il n’y a plus que des vieux, les tombes sont plus belles que les maisons. Mal entre­tenues, les demeures des vivants sont en ruine tandis que reluisent les monuments funéraires. Ils assurent le lien des Corses avec leurs an­cêtres. Le bon état du caveau est le signe de la fidé­lité aux racines. Surtout pour ceux qui ont dû s’exiler outre-mer, sur le Continent, ou plus loin.

Cette coutume étonne Claire. Pourquoi faut-il entre­te­nir mieux les maisons des morts que celles des vivants ?

– Logique. La demeure familiale appartient à tout le monde, à tout le clan, à tous les cousins, personne ne vient plus y habiter, mais personne n’ose vendre. On laisse le toit partir en mor­ceaux au gré des tempêtes hivernales, ensuite ce sont les fenêtres, les planchers.

Mariana a rêvé un moment, avant d’ajouter de sa curieuse voix rauque et brûlée, comme calcinée.

–  C’est notre optique. Peut-être que pour nous la mort a plus de réalité que la vie !

 

Ronde et routine des jours, sans nou­velles de Paùlo Altieri. Les journaux n’en parlent plus. Les soirées passent, calmes et paisibles. Claire écoute la radio, elle lit les journaux, elle re­garde la télévision. Elle enregistre les événements, sans tenter de les interpréter. Il lui semble que l’espace entre elle et la Corse s’élargit chaque jour plus. Elle n’est pas absente, mais loin des événements. Les mois passent, les folies de l’été retournent au domaine du rêve. Ou du cauchemar.

Mais le climat politique ne cesse de se détériorer.L’actualité est bouleversée, retour des nuits bleues, on s’assassine, les bombes sautent avec une belle régularité. Le Front pousse son avantage. L’organisation qualifiée de terroriste multiplie les conférences de presse clandestines et nocturnes, les atten­tats en série. Des affron­tements à l’arme lourde entre factions rivales se seraient produits. L’attaque d’une ferme a été marquée par la mort d’un des agresseurs, tué dans des conditions encore mal définies. À l’enterrement du jeune ter­roriste à l’Ile-Rousse, grand spectacle de mili­tants du F.L.N.C. encagoulés, qui saluent le disparu d’une salve tirée au revol­ver. Quelques jours plus tard, début d’une vaste rafle, une dizaine de Corses connus tombent entre les mains de la po­lice judiciaire, tandis que des responsables syn­dicaux sont interpellés par les gendarmes. Sans preuves évidentes, par pure suspicion, les pandores soutiennent que certains de ces hommes ont participé au meurtre de plusieurs de leurs gradés, trois ans plus tôt.

Tous les mer­credis soir à Aiacciu, l’association de défense des « prison­niers politiques » Patriottu organise une mani­festation de protesta­tion. Si Claire ne partage pas les convictions nationalistes des imprécateurs, elle ne peut éviter d’é­prouver à leur égard un fort sentiment de solidarité. À cause de  Paùlo, évidemment. Renonçant à la quiétude de Bastelicaccia, elle descend en ville pour se joindre au clan des prisonniers. Trois ou quatre dizaines de personnes. Pour la plupart des parents, frères, sœurs ou cousins des « militants» incarcé­rés sur le Continent, ils se rassemblent sur le trottoir d’une petite place, au pied du commissa­riat de police, le long de la préfecture. On développe un ca­licot blanc sur lequel ont été peints le mot «  Libertà  » et une tête de maure, on s’assoit sur le trottoir, on chante, ou l’on scande le slogan : «  Libertà per i tutti incarcerati ». Au bout d’une demi-heure, une escouade de gardiens de la paix plutôt mous disperse les manifestants en agitant leurs ma­traques souples, mais sans frapper, tandis qu’un policier en civil des Renseignements généraux prend des photos en rafales pour identifier les participants. C’est une sorte de jeu.

 

 

– 45 –

 

 

Au collège, le premier trimestre s’est bien passé. Elle en est d’autant plus satisfaite qu’il lui semble être moins vive, moins forte qu’auparavant, elle se sent souvent lasse. Elle n’est pas rentrée sur le continent pour les vacances de Noël. Ce matin de début janvier, elle est distraite. Sa rencontre avec Paùlo Altieri remonte à un an. Un an. Une vie, de l’autre côté de la vie.

Pour elle, c’est privilège et bonheur que de pouvoir enseigner dans classe. Ils sont tous là, les Romanoff, les Pietri, les Andréani, les Nicolaï. Un Antoni qui raconte que son père est exilé à Cuba. Une inévitable Panzani, Laetitia, selon toute probabilité la descendante d’un Sarde. Un Levy et un Cohen, des petits Juifs égarés en Corse. Un Zenanra, fils d’un ouvrier agricole originaire de Kabylie. Il est si intelligent qu’on oublie qu’il n’est qu’un petit Beur. Et des Martin, une Campana et un Bastiani. Une sorte de melting pot corse, en gros. Elle aime ses jeunes et ils le lui rendent bien. Ensemble ils ont débattu du programme dans le détail ; des auteurs sur lesquels travailler avec plus d’assiduité, puisque les normes pédagogiques lui laissent cette maigre marge de manœuvre. Pour les lectures suivies, ils ont accepté de décortiquer le personnage de Jacquou le Croquant[19]. Sans doute parce que ce récit d’un combat entre les rustres et le pouvoir n’est guère éloigné de l’histoire corse contemporaine.

Claire songe qu’il ne lui faut pas grand-chose pour atteindre une certaine félicité : de bons élèves, une brise chaude. L’heure s’engage sans difficulté. Tout en par­lant, elle laisse courir un regard inattentif vers le sous-main de plastique vert qui recouvre le bureau de bois. Un coin de papier blanc dépasse. Elle le tire, suit une enveloppe vierge qu’elle ouvre tout en poursui­vant son cours. Elle trouve une feuille pliée en deux. Un texte sorti d’une impri­mante d’ordinateur.

 

«  Lundi, 18 h 30, Filitosa,

boutique de souvenirs »

 

En cette saison, la boutique est fermée, tout comme le site préhistorique. Curieux rendez-vous. Dans un premier mouvement, elle est émue, le cœur battant… Ça recommence. Elle est et contrariée et ravie plus que de mesure.

Un exercice sur table lui offre un répit. Elle lance aux enfants :

– Je veux savoir ce que vous n’avez pas oublié pendant les vacances de Noël, pendant que le vieux barbu vous apportait des cadeaux.

Claire tente de réfléchir, vite. C’est lui ? Y aller ou non ? Une chausse-trappe ? Les flics ou les gen­darmes ?  Elle sent dans son âme que le vrai piège, le collet ne peut avoir été posé que par les policiers. Et pourtant…  Paùlo. L’émotion, le charme. L’Ile. Son amour de l’île. Et de Paùlo ? Ses passions entremêlées, cet élan qui la jette dans n’importe quelle aventure, pourvu qu’elle Le voie.

Allons bon, voici que ses mains tremblent. Mauvaise scène de cinéma. Combat. Non et non. Elle n’ira pas, elle ne sera pas la petite héroïne nunuche d’une romanesque idylle corse !

Sonne la fin de classe. Les élèves filent vers une autre salle de cours, elle reste assise derrière son bu­reau. Rêveuse. Soudain, il y a quelqu’un devant elle. Pierre. Pietruci, toujours plus grand. Un soupçon de moustache souligne maintenant sa lèvre supérieure. Qu’il a trop mince, observe-t-elle.

– Ah, bonjour, Pierre.

– Bonjour, Madame. Alors    ?

Il sourit. Plutôt l’ombre d’un sourire, un nuage de sourire qui égaie à peine son vi­sage austère.

– Vous n’avez rien à me dire ?

Elle réfléchit un moment. Et découvre qu’elle a décidé de tout arrêter. La peur a pris le dessus. Pour se donner bonne conscience, elle évoque en son for intérieur Lanfranchi, la traque. Si elle acceptait l’invitation, Altieri courrait trop de risques, pour rien.

– Il m’est difficile d’aller, ce soir.

– On sera déçu.

Simple commentaire ou avertissement ? Pietru esquisse un petit salut, il s’esquive en silence, comme il est venu. La sonne­rie de fin d’interclasse re­tentit. Elle replie très vite ses papiers, les fourre dans son cartable. Elle est certaine d’avoir raison, au moins pour aujourd’hui, elle est convain­cue d’avoir sauvé la peau d’Altieri. Mais demain ?

 

Lueurs fulgurantes et rougeâtres sur fond de fumées blanchâtres, explosions assourdies, des visages démo­niaques dans la pénombre et les figures d’acier et de cristal des policiers, uniforme sombre et heaume à la visière transparente.

– La télévision dramatise les images, elle grossit les effets, elle les rend cinématographiques, elle transforme toute manifestation en spectacle infernal.

Mariana se penche en avant, son regard brille trop dans la pénombre, son profil maigre se découpe sur l’écran scintillant du récepteur.

– Selon les autori­tés, sur le cours Napoléon, il n’y aurait pas eu plus de sept cents ou huit cents protestataires, affirme le présentateur de local « Corsica Sera », et les éléments violents ne dépasseraient pas quelques dizaines…

– F.L.N., F.L.N., crient les gamins masqués d’un fou­lard blanc qui surgissent par instants du nuage de gaz lacrymogène.

Ils ne sont peut-être pas nombreux, mais efficaces. Une fois de plus ce soir, la France en­tière sera persuadée que la Corse est livrée aux violences terro­ristes de l’ex-F.L.N.C.. Même de moindre importance, les actions explosives n’ont jamais cessé.  Comme si le Front souhaitait maintenir la pression sans exploiter son avantage. Démontrer qu’il peut    et malgré tout taper où et quand il veut. Un journaliste intervient en direct, sur fond de troubles :

– De fortes déflagrations ont été entendues du côté de la gare après l’ordre de dispersion. On craint que le Front n’a pas voulu laisser passer cette occasion sans marquer sa présence…

Le journaliste pleure tout ce qu’il peut. Il lit un papier en reniflant. Les gaz lacrymogènes.

– On me dit qu’il s’agit de véritables attentats. Une voiture qui a sauté à la Direction départementale de l’Equi­pement, une autre incendiée cours Napoléon… Actions à la barbe des policiers. Je vois les forces de l’ordre s’éloigner vers le bout de la rue, en déclenchant devant leurs rangs un feu roulant de grenades lacrymogènes, comme si les autori­tés souhaitaient éviter le contact… Pour le mo­ment, seule l’unité d’intervention de la police urbaine a été mise en ligne, ce qui évite la casse puisque la plupart des protago­nistes, gardiens de la paix ou manifestants, sont pa­rents, cousins, fils…

– Ça c’est    la Corse, ironise Mariana.

-… Les CRS et les gendarmes ont été gardés en ré­serve, ils restent stationnés derrière la Préfecture, ils n’ont pas bougé.

On aperçoit dans l’image un cameraman de télévision qui tourne. Un petit, râblé. Sur l’appareil, on distingue le sigle TF1.

– Tiens, la télévision nationale est là ?

Malgré la violence de ces affrontements, la manifestation prend fin soudain. Retour au calme. Le reporter de « Corsica Sera » rend l’antenne. Mariana coupe le son, seule subsiste l’image, on est passé aux com­mentaires. La glose talmudique sur ce qui a été et sur ce qui aurait pu être…

 

Claire se laisse aller, elle n’a jamais été aussi paisible depuis qu’elle vit en Corse. Depuis le rendez-vous refusé, la jeune femme n’a plus reçu le moindre signe de vie d’Altieri. Comme s’il était passé à la trappe.  Comme si…Sa décision de ne pas rejoindre Paùlo l’a rendue en quelque sorte plus forte, plus fière : elle n’est pas une petite nigaude, elle est une femme res­ponsable. Elle sourit dans son rêve.

 

 

 

 

– 46 –

 

 

Février. Avec le retour des températures clémentes et des journées ensoleillées, le printemps s’annonce. Le cycle de l’année s’est refermé.

De temps à autre, le major Pierre Lanfranchi monte à Bastelicaccia, à l’heure de l’apéritif, lorsqu’il est certain que Claire est rentrée. Il lui a expliqué qu’il n’avait pas renoncé à s’occuper d’elle.

– Au plan judiciaire, a-t-il précisé.

Il ac­cepte le pastis préparé par Mariana et il s’assoit dans un des fauteuils cannés. Il passe là une bonne demi-heure. Il ne dit rien d’im­portant. « Bonjour », « merci », « au revoir », « ça va ? ». Parce qu’il est incapable de s’exprimer. Claire n’ose pas le rejeter. Mais elle ressent en sa présence un malaise dont elle n’a pas tout de suite identifié l’origine. Lanfranchi l’indispose, il est la figure d’une menace concrète. Claire a dû réfléchir pour déterminer les motifs de ce sentiment dés­agréable. L’uniforme ? Certes, mais depuis le temps, elle ne devrait plus y prêter attention. Sa balourdise est celle de l’ours, vive et maligne. Elle a compris que Lanfranchi entretient cette image à des­sein : on le croit bête, on le sous-estime, il se ménage une marge de manœuvre avant que ne soient décou­vertes ses capacités réelles, son intelligence, sa ruse, son opiniâtreté. Claire connaît et craint ces aspects cachés, elle réussit la plupart du temps à lire dans son ex­pression,  pourtant si impassible qu’elle ne laisse en apparence rien fil­trer de ses sentiments vrais. Il est muet sur sa vie : il ne raconte rien de ses activités. Il ne paraît plus tenté de suggérer qu’il est sur le point de rattraper le « chef-de-la-bande-des-fugitifs».

– Rappelez-vous ce que vous a dit le juge Haerbin, insiste-t-il. Je ne suis pas le plus dangereux. Vous devez avant tout vous méfier d’eux.

– Eux ?

–       Ses amis. Les amis d’Altieri. Giovanoni et ses copains.

–       Comment savez-vous ?

–       Vous croyez que nous n’avons pas parlé, quand le juge est venu à Ajaccio, en septembre ? Et nous restons en liaison.

 

L’éloignement de Bastelicaccia lui pèse. Lorsqu’elle n’a pas classe l’après-midi, elle emprunte la voiture de Mariana pour aller en ville. Aujourd’hui elle doit voir Véra Casta, devenue son médecin depuis son intervention lors du malaise de Claire à Aspretto. En attendant, l’heure du rendez-vous, elle se balade. Première visite à la li­brairie « La Marge » pour découvrir les derniers bouquins arrivés de Paris. Puis comme « A Isola Corsica », le bar de Giovanoni, a été fermé par mesure administrative, dès que l’air tiédit, elle s’installe pour boire un café à la terrasse d’un des bistros de la Place du Diamant. Elle évite le « Retro » : trop de policiers parmi les clients. Elle préfère le « Nord-Sud », fief des élèves du collège et du lycée.

Elle somnole un peu. Depuis qu’elle s’est arrêtée de fumer, il y a trois ans, elle est deve­nue d’une extrême sensibilité, aucune odeur ne lui échappe, elle apprécie la moindre nuance sonore, elle goûte tout avec plaisir, la plus infime des sensations sur sa peau prend les proportions d’une grande jouissance. Elle est l’ex­pression d’un bonheur profond de son corps, lui a expliqué Vera.

 

Elle s’est peut-être endormie quelques instants. Elle se réveille en sursaut lorsqu’elle perçoit une présence toute proche d’elle. Comme si on l’avait bousculée. Pourtant elle ne voit personne à qui attribuer un tel acte. Elle regarde sa montre, une copie de Cartier offerte par Mariana. Elle voit qu’il est temps de partir, elle appelle le garçon pour de­mander l’addition. Elle aperçoit alors un papier glissé sous la soucoupe de sa tasse. Un petit papier chiffonné, plutôt sale. Elle le déplie : quelques mots imprimés, deux lignes tapuscrites en caractères gras, pas de signature :

 

«Mercredi 6 octobre, 18 h

Guichet de la gare de Ponte-Leccia »

 

L’heure a été rajoutée à la main. Elle retourne la feuille dans tous les sens. Paùlo, bien sûr. Ponte-Leccia : pourquoi ? Elle déchire le message en cent morceaux impossibles à reconstituer. Pour plus de précaution, elle brûle le tout dans un  cendrier. Elle regarde de nouveau l’heure : deux heures vingt. Si elle se dépêche, elle a le temps de monter là-haut, tant pis pour le rendez-vous chez Vera. Elle lui expliquera plus tard. Coup d’œil circulaire instinctif : où sont les yeux de Lanfranchi ? Elle se pose à peine la question, pas plus qu’elle ne prend le temps d’hésiter. Aujourd’hui, elle obéit, sans discuter. Pourquoi accepte-t-elle d’aller à ce rendez-vous, alors qu’elle n’attend rien de cet homme ? Sempiternelle question : pourquoi balayer tous ses réflexes de prudence ? De survie ?

Ponte-Leccia est loin, il faut passer le col de Vizzavone et traverser Corte. Roulant à son rythme, en l’occurrence très vite malgré les possibilités limitées de la petite Opel, deux grosses heures sont nécessaires pour arriver. Une pluie fine ren­d la route très glissante dans la montée du col, comme le jour de l’enterrement de ce pauvre Charlier.

 

Cette fois, la ville de Corte est vide, mais illuminée par une ultime éclaircie avant la nuit. Comme elle est très en avance, Claire s’arrête pour boire un café, et tenter de savoir si elle a été suivie. En apparence elle est seule. Elle pousse sa voiture vers la vieille ville, elle la range sur le parking au pied de la citadelle, elle s’assoit  dans un minuscule café, U Palazinu, rue du Palais National, en face du monument. La côte est raide, la chaussée mal pavée. La voie grimpe vers la forteresse ancienne dont les mu­railles écrasent la ville. Elle s’assoit sur une chaise oubliée sur la terrasse. Bien que froide, la température est délicieuse. Elle regarde passer un chien errant, des jeunes filles arrogantes tandis que des jeunes rebelles montent vers l’université, installée dans les anciens casernements de la forteresse.

Elle prend le temps de gribouiller un petit poème dans son carnet de moleskine noire acheté à « L’Ecume des Pages ». Titre : « Bronze et soie ».

 

La liberté, la liberté n’est pas de bronze,

La liberté est de soie,

la liberté est ce tissus précieux ni lisse, ni rêche,

sur lequel glisse le doigt

Sans pouvoir s’arrêter.

On ne s’agrippe pas à la liberté,

On s’enveloppe dans la liberté

 

Le poème est de son cru. À la suite, elle ajoute un ou deux souvenirs, des images et des phrases qui lui reviennent. Par exemple : son mélange d’arrogance « abrupte » et d’humilité. On ne comprend pas cette attitude de petit coq sauvage sans cesse dressé sur ses ergots. Et sa manière d’affirmer :

– Le secret, c’est ma culture, et c’est le résultat de toutes ces années de dissimulation et de clandestinité.

Elle griffonne :

Ça m’agace. Mais lui il est quelqu’un, un homme alors que les autres sont personne. Belem, par exemple, il est personne : il pense, il dit, il parle comme il croit qu’on doit penser, dire, parler. Il se coule dans le moule. Pas Paùl Altieri.

 

Elle referme son carnet. Elle étouffe, elle enfouit son émotion. Si elle s’écoutait, elle n’irait pas plus loin. Mais il y a la Corse, elle n’échappera pas à la Corse… Elle doit aller, elle doit ignorer le regard des autres.

 

Quand le jour commence à baisser, elle se décide à repartir, elle sera en retard. Cette fois, elle conduit avec prudence, la route est encore plus glissante, avec la nuit, le froid est tombé. Au détour des virages miroitent dans les phares des plaques de verglas. Quand au bout d’une demi-heure elle arrive à la gare de Ponte-Leccia, située un peu à l’extérieur du gros bourg, les lumières de la station sont éteintes. Gare de western, l’herbe pousse entre les rails : le petit train bleu passe si peu souvent. Personne en vue, mais elle ne s’in­quiète pas. Quelques minutes d’attente. La porte est restée ouverte, dans la salle des billets un chat noir endormi sur une banquette de bois, et personne d’autre. Les guichets sont clos, le prochain convoi ne pas­sera que le lendemain. Elle baille. Soudain, un petit bruit mou. À ses pieds, un caillou enveloppé d’un papier. Le papier est une facture vierge à l’en-tête d’un hôtel café de la ville. Avec une heure marquée à la main. 19 h 15.

Elle revient dans le bourg, trouve sans difficulté le café, il est fermé. Elle frappe à la vitre, une femme entrouvre la porte et passe sa tête de sorcière ravagée par les rides. Une idée lumineuse… Claire donne son nom :

– Y aurait-il un message pour Claire  Nolleau ?

La vieille dame grommelle, elle rentre dans l’ombre, une minute plus tard, un bras se tend. Au bout du bras, une enveloppe. Pas un mot d’échangé. L’enveloppe est vide. Mais elle porte au dos la mention imprimée d’un hôtel de Corte. « La Restonica ». Où cet hôtel peut-il être ? Il faut remonter à Corte. En route, la mémoire lui revient : « La Restonica » est une petite auberge de charme très fréquentée à la belle saison. Elle y a déjeuné avec des amis un dimanche de septembre.

Si le juge Haerbin voyait Claire participer à ce jeu de piste qui lui donnerait raison…  Après tout, peut-être l’un de ses sbires l’a-t-il talonnée depuis Ajaccio ? François Poggi ne lui a-t-il pas suggéré que le magistrat ne l’avait libérée que pour mieux atteindre Altieri à travers elle ? La technique de la longue corde, a-t-il précisé. Un doute lui vient, un instant. Revenir sur ses pas ? L’hésitation n’a duré que le temps de s’en défaire. Elle est animée par une force qui ne lui paraît pas résistible. Demi-tour. La voici de nouveau au volant de son auto, enchaînant les lacets qui montent vers Corte. Quand elle traverse l’ancienne capitale de la Corse, pas un bruit, les rêves et les cauchemars pè­sent sur les toits noirs qui se confondent avec le ciel obscur de la nuit ennuagée. La route de la vallée de la Restonica est à l’orée de la gorge, à droite à la sortie sud de la ville, elle s’y engage avec pru­dence, la chaussée très étroite est bordée de murs qui masquent la vue, la voie grimpe ensuite sous un couvert de forêt. Pas âme qui vive. Elle se repère grâce à un pan­neau publicitaire : « Hôtel de la Restonica à 100 mètres ». Elle avance en aveugle tant la nuit est opaque. Un grand parking. Quand elle des­cend de voiture, elle en­tend le bruit d’un torrent, elle aperçoit sur fond de nuit une masse encore plus sombre. Pas une lumière. Elle s’approche, elle réussit à distinguer une porte, une poignée qu’elle secoue. Lorsque, derrière elle, cette voix sèche, qui l’électrise :

– Claire.

Paùlo. Le jeu est fini.

– Ah, c’est fou ! murmure-t-elle.

Et, soudain, elle se sent légère, libérée. Libérée, sortie de sa prison intérieure. Elle répète :

– C’est fou.

Sans violence, mais avec fermeté,  Paùlo la pousse vers la porte, le battant s’ouvre comme par magie. Plus par réflexe que par volonté, dans l’ombre il passe un bras autour des épaules de la jeune femme. Et, pour une fois, elle tremble, mais elle ne se replie pas sur elle. Émotion, fatigue. Un peu de frousse. Les petites peurs ne perturbent personne.

On entend le bruit d’un rideau tiré, des anneaux de bois qui glissent sur une tringle. Une lampe de chevet est allumée, surgit de l’ombre la figure blafarde d’une dame assez âgée qui tend un trousseau de clés de voiture à  Paùlo :

– Ils m’ont dit de vous donner ça.

Elle parle avec un effroyable accent corse, presque incompréhensible…

– La voiture est sur la petite route qui passe de l’autre côté de la maison, juste en face du portillon du jardin que j’ai laissé ou­vert… Dans votre chambre, j’ai mis un plateau, avec deux re­pas froids, j’imagine que vous devez avoir tous les deux très faim.

– Merci, Maria.

– Je suis contente de vous connaître, mon petit. J’ignore qui vous êtes en réalité…

– C’est préférable !

– Mais je vous souhaite bonne chance et bon cou­rage. Vous serez bien accueilli ici.

– Merci.

– Et gloire à Notre seigneur Jésus-Christ.

La vieille s’esquive derrière une tenture.

 

Paùlo entraîne Claire dans le petit escalier de bois trop bien ciré, à la rampe sculptée, qui mène à l’étage. Cet escalier-là est plus sympathique que celui du repaire secret de Paris. Ici aussi la chambre est petite, mais douillette, du tissu partout, un lit large recouvert d’une courtepointe à fleurs. Un décor bien plus joli.

La porte est fermée. Les voici de nouveau face à face. Cœurs battant. Et pour elle, encore la peur. Peur de cet homme. Non pas de l’homme lui-même, mais de cette passion qui semble le dévorer. Tout son corps se crispe à l’idée qu’il puisse la posséder.

 

Figés dans une stricte immobilité, ils s’observent un long moment. Il est intimidé, bloqué. Incapable d’esquisser le geste dont il rêve depuis des mois. Il est renfrogné, bougon, malheureux. Malheureux de se sentir si faible. Inepte, inapte, après avoir pris de tels risques pour la retrouver. Tout recommencera-t-il comme au début à Paris ? Lorsqu’il a fui soudain pour ne plus avoir à supporter l’épreuve insensée qu’elle lui imposait, l’épreuve de la pureté absolue, l’amour désincarné, l’amour blanc des Cathares ?

Cette fois-là, elle l’a rattrapé.

–  Paùlo, souffle-t-elle.

 

Voilà, elle a parlé, elle a esquissé le premier geste. Parler, ensuite agir. Non, elle n’a pas tous les droits, elle admet qu’elle doit accepter cet amour fou. Cette pensée exerce comme un effet libérateur, elle se sent prête. Ouverte, disponible. C’est elle qui doit amorcer le geste salvateur, elle lui touche le visage, du bout des doigts. Pourquoi à cet instant ? Ne s’abandonne-t-elle pas à la pitié ? N’est-ce pas moins un désir profond qu’une tentation passagère ? Tentation de la compassion ? Elle accentue la pression de sa main sur son visage, elle regarde la main d’Altieri recouvrir la sienne. La serrer, la broyer. Se crisper. Souffrance. Il peut, puisqu’elle lui a accordé ce droit. Elle voit qu’il est effrayé, il semble désarçonné par le consentement de Claire.

Elle doit l’attirer vers elle. Comme si. Elle est encore sous l’empire du comme si, sans savoir si elle est dans la réalité ou non. Quand elle se pressera contre son corps… Elle rêve qu’il finira par s’émouvoir, par se laisser entraîner enfin, par admettre qu’elle n’est pas qu’un bel objet d’admiration, ou encore un animal sauvage qu’il faut apprivoiser, pour qu’il ne s’échappe pas…

Il se laissera emporter, elle sera nue, il se jettera sur elle avec une violence. Elle acceptera qu’il l’em­brasse sur tout le corps. se laisser prendre plus que s’offrir. Ressentir la pénétration du sexe dur d’Altieri comme une sorte de viol. Car ce type est fou, en amour, il est un terroriste. Violent au-delà de toute mesure. Une frénésie s’emparera d’elle. Qu’il entre plus fort, plus loin… Je l’aime. L’explosion arrivera… Joie. Joie inouïe.

 

Elle l’aime, peut-être depuis toujours. Toutefois incapable d’un mot doux, rien ne lui vient. Tendresse en fuite. De nouveau, la voici bloquée, rétractée.

– Que se passe-t-il ?

Elle roule sur le côté, s’enveloppant dans le drap comme dans une camisole de force. Elle pleure.

– Je ne peux plus. J’ai peur.

–     Peur ?

– J’ai peur, avec vous. Vous me terrorisez. Je suis effrayée par votre terrorisme.

Il se lève d’un bond, nu. Petit, mais musclé. Elle admire la bête. Un petit fauve. Il marche à grands pas dans l’espace étroit. Elle le voit dans sa cellule, en prison. Il ferme les yeux, serre les poings.

– Tu ne m’aimes pas ?

– Si. Je vous aime. Ce n’est pas ça. Je ne suis pas bâtie pour vivre ça.

 

Dehors, on entend de grandes giclées de pluie pous­sées par un vent fort battre les toits et les volets de bois fermés devant les fenêtres. Dans la pièce, il n’y a qu’un petite lampe de chevet sur la table de nuit. Le fond de l’air est chaud. Assise dans le lit, adossée aux oreillers, Claire regarde Altieri, encore nu, manger avec voracité, comme s’il se vengeait sur cette bouffe de toutes ses fringales. Il se croit obligé de se justifier :

– J’ai faim. Dans cette foutue vie, on ne mange pas    quand on veut.

Terrine de merle, gigot. Vin rosé. Elle, elle a l’estomac noué.

Il esquisse son petit sourire iro­nique, à la réflexion peut-être rêveur. Elle voit qu’il doit prendre beaucoup sur lui pour paraître un peu aimable. Il finit par s’auto parodier. Il grimace, il parle comme pour lui en masti­quant posé­ment une grosse bouchée de gigot, qu’il a coupé avec son long coutelas effilé. Le couteau corse à manche de corne qui ne le quitte pas. Le poignard du père disparu. Il lui montre :

–  Arme de quatrième catégorie.

– Vous me l’avez expliqué.

Il baille.

– J’aimerais me reposer, dit-il.

– Pourquoi être rentré de Cuba ? Là-bas vous auriez pu vous détendre. Vous pouviez trouver un abri partout dans le monde.

– Je n’ai pas le droit. Je suis un combattant, je n’ai pas l’âme d’un réfugié. Tant que ce ne sera pas fini. Même vous, vous êtes de trop. Mes camarades m’ont repro­ché de vous voir. Nous n’avons pas le droit de vivre tant que notre peuple est maintenu sous le joug colonial. En plus ils veulent qu’on les aime, ces ordures du Pouvoir. Tout le temps à nos trousses, pour nous foutre en taule. Et pour ça ils y mettent les moyens… Eux, ils nous aiment. Comme les loups ont aimé les agneaux… Soumis et repentants[20].

– Parce que vous y croyez    à votre discours ?

Malgré sa nudité, il n’a rien de grotesque. Il hausse les épaules.

– Sinon j’aurais tout plaqué.

 

Il est retombé dans son mu­tisme, elle n’en tirera rien de plus, elle se tait, comme lui. D’une certaine ma­nière il a raison. Elle regrette son attitude, mais le moment est passé, elle ne pourra pas revenir en arrière. Leurs routes n’auraient pas dû se croiser, il a essayé de l’attirer vers lui, elle ne l’a rejoint qu’un instant. Elle ressent comme une sorte de nostalgie, la nostalgie d’un certain sourire, doux et amer à la fois. Elle aurait peut-être pu l’aimer plus. Ailleurs, dans un autre temps, pas dans son temps à elle.

 

 

– 47 –

 

 

Altieri paraît contrarié, il grimace.

– Je dois filer.

– Filer ?

– Oui. Me casser. Prendre la fuite, comme ils écrivent. Suis-je clair ?

Il a aboyé, soulevé par une curieuse colère, son visage s’est coloré, sa peau de bronze grisée. Son masque métis déformé. Il s’habille en un tournemain. Combinaison noire zippée sous toutes les coutures. L’uniforme des maquisards, et des chas­seurs. Un petit revolver glissé dans la ceinture de toile. Cagoule, noire encore, qu’il laisse roulée sur le cou. Il la regarde, pensif.

– Vous pouvez rester ici toute la nuit, si vous le désirez. Demain, l’hôtel est ou­vert.

–       Non. Je viens avec vous. Je vous le dois.

–  Et si vous m’encombrez ?

– Rappelez-vous la nuit de Bastelica, quand nous avons marché dans la montagne. Est-ce que je vous ai embarrassé ?

Sans répondre, il la fixe un long moment, ses yeux noirs tentent une dernière fois de pénétrer le secret de Claire. Comme s’il l’apprenait par cœur. Il se détourne.

–  Si vous y tenez…

 

Ils ont tout laissé en désordre. Selon les indications de la vieille dame – une gardienne ? La propriétaires ?, ils découvrent derrière une tenture, de l’autre côté de la réception un petit couloir. Il débouche sur la grande salle de restaurant orientée vers le Sud, et au fond une porte sur un petit jardin clos par une barrière blanche. Un portillon. Stationnée là une petite Peugeot 206. Grise. En appa­rence la voiture de Monsieur et Madame tout le monde. À l’intérieur, changement de décor. Il s’agit d’une S16, un petit monstre, dont tous les signes distinctifs ont été supprimés. Sur le plancher, un pistolet-mitrailleur.

– On doit se dire au revoir.

Elle se penche vers lui. À son tour de se reculer avec brusquerie, comme pour l’éviter. Elle insiste pour monter. Il finit par céder. Il ouvre la portière.

– Allez. Mais vous vous attachez. S’il y a du sport…

Comme souvent, il ne termine pas sa phrase. Il démarre brutal, dans sa manière. Comme en amour…

Sur la petite route sombre qui serpente au fond de sa vallée, tous phares éteints, la voiture roule ni trop vite, ni pas assez. Pour ne pas paraître suspecte, pour ne pas attirer l’attention. Altieri fume en condui­sant. Elle ne l’avait ja­mais vu fumer. Elle le remarque. Il ne répond rien, mais il écrase son mégot dans le cendrier.

Il se tourne vers elle, malgré l’obscurité, grâce aux seules lumières du tableau de bord, elle aperçoit son ex­pression, surpre­nante, oscillant entre l’interrogation, l’incertitude, la naïveté. Et une inquié­tude. Il devait avoir cette figure quand il avait quinze ans. Elle voudrait qu’il parle. Mais il ne dit rien. Au contraire, il serre les mâchoires et les lèvres. À quoi peut-il penser ? À son combat ? Ou bien est-il simplement attentif ?

 

– Quelque chose ne me plaît pas, grogne-t-il.

Alors qu’ils viennent de retrouver la route principale, il a tourné à gauche, en direction de la ville.

–  Qu’est ce qui se passe ?

Il rétrograde à la volée, très vite. Cinquième, quatrième, troisième. Accélération. Violente. Le corps collé au dossier du siège.

– Accrochez-vous.

La voiture a bondi, elle en­chaîne virage sur virage. Croisements franchis en trombe. Épingles à cheveu, les pneus crissent. Grands coups de phare dans la nuit. Demi-tours au frein en pleine route. Claire a l’impression d’être ballottée, projetée dans tous les sens. Dans la lumière des projecteurs, défilé verti­gineux d’ombres qui s’effilochent, qui se disloquent, qui se brisent…

Persuadée qu’il veut l’impressionner, la punir, elle crie :

– Qu’est-ce qu’il y a ? Vous êtes fou ?

– Je ne suis pas fou…

Une longue ligne droite. Elle aperçoit plus qu’elle ne voit un véhicule se porter à leur hauteur. Un gros 4×4. Coups de pare-chocs. La Peugeot dérape. Dérapage volontaire pour déséquilibrer l’autre. Le moteur lancé à plein régime en troisième, il hurle, ça sent l’huile chaude. L’autre tente de les éblouir, puis de re­venir une nouvelle fois à leur hauteur, Paùlo amorce des queues de poisson, il y a encore des bruits de tôles qui s’entrechoquent. À un moment, alors que les nuages viennent de s’ouvrir en une large éclaircie, dans la lumière blafarde de la lune, on voit se creuser en contrebas les ombres de ravins profonds. Altieri a encore accéléré pour atteindre le bout de la ligne droite. Les deux voitures entrent en trombe dans Corte. Mais l’avenue est trop étroite, le poursuivant ne peut doubler. On débouche sur ce qui paraît être un par­king, très vaste, très vide. Pendant de longues se­condes, les deux véhicules dansent un chassé-croisé mor­tel, deux bolides qui virevoltent, qui se cherchent comme des cerfs en rut prêts à s’entre-tuer pour affir­mer leur supériorité. Parade nuptiale, macabre. Le tout-terrain s’est planté dans une ornière. Plus légère et plus agile la Peugeot prend du champ.

Quand ils parviennent cours Paoli, Altieri ordonne.

–       Prenez le volant.

 

Le changement de conducteur les a retardés. Claire comprend le sens de cette permutation : Paùlo a sorti le pistolet-mitrailleur caché sous son siège. Une miniature, sans crosse, mais un gros chargeur. Il arme la culasse. Encore la violence. Extrême. Elle peste, elle jure, cette aventure a assez duré, elle ne supporte plus rien. Toute cette barbarie. Pas le loisir de reculer, de se sortir de cette merde.

Claire regarde Paùlo. Mais le Chinois ne dit rien, il est impavide, il n’exprime rien. Comme si cette vallée, et au fond de cette vallée ce petit hôtel, ne revêtaient pas pour lui une signification particu­lière. Dans les éclats de lumière de l’éclairage public, elle distingue ses yeux noirs trop brillants. Il l’aimerait ? Et elle ? Elle ne sait plus où elle en est. Elle conduit, comme il faut, avec hargne, et elle pleure. Pour­tant il lui semble qu’elle est heureuse. Même si ce n’est pas le moment de penser ça. Cette histoire n’a aucun sens, elle lui échappe. Altieri ne dit rien.

Faute d’une indication de son passager, elle traverse la ville en trombe, sans s’arrêter. Dans le rétroviseur, elle voit deux gros phares se rapprocher. Le 4×4 les rattrape. Les nuages se sont déchirés, dévoilant la lune, pleine lune, éclatante, éclairant tout d’une lumière pâle. Au-dessus des montagnes, à l’Est, le jour se lève.

Soudain…

Au bout du cours Paoli, devant l’Hôtel de ville, d’une rue adjacente surgit une deuxième voiture, une BMW noire tente de bloquer la Peugeot. Un coup de pare-chocs, on entend de la tôle qui se déchire. Claire trouve en elle des ressources qu’elle ne soupçonnait pas. Elle accélère à fond, un fort coup de volant pour esquiver l’agression, déséquilibrée la BMW amorce une embardée, puis part dans une série de tonneaux. Ce qui donne à Claire le temps de se lancer dans l’ascension de la côte. Mais le 4×4 n’a pas abandonné la poursuite, on entend son moteur qui hurle… Altieri brandit son pistolet-mitrailleur, il se retourne, il crie…

– Vite, plus vite…

– Je fais ce que je peux, ça ne roule pas ce truc. On risque de se casser la figure.

Elle a hurlé sans s’en rendre compte. Dans les virages, les pneus glissent, la Peugeot tangue. On entend des pétards. Une vitre éclate. Puis le stac­cato d’une rafale…

– À droite.

– On va au cimetière ?

– Oui. Il y a une voie de sortie. Si j’ai une petite chance, c’est là.

La berline paraît pivoter sur lui-même, la voici bondissant sur un chemin de terre, un grand panache de poussière la masque à la vue des poursuivants. Il profite de ce masque pour s’esquiver.

– Adieu.

Il a poussé ce cri en sautant en pleine marche. Altieri court, il file vers le cimetière. De l’autre côté, une porte, la porte de la vie. Aura-t-il le temps d’y parvenir ?

La Peugeot arrive à toute vitesse vers un grand bara­quement de tôle. Un garage. Une certaine excitation, elle appartient à ce monde de violence. Claire freine de toute sa force. Pas assez vite, pas assez fort, la voiture a heurté la paroi de métal qui plie. Tandis qu’une partie du bâtiment s’effondre dans un grand fracas, marche arrière, grince­ment de la boîte de vitesse torturée. Nouveau choc à l’ar­rière. Une petite explosion, des hommes qui ju­rent.

– Bordel, elle m’a pété la bagnole…

Des coups sourds, lourds. Comme des coups de gong. Bong, bong. Elle bondit hors de l’habitacle, cavale, elle fuit, juste à temps pour échapper à l’explosion de son véhicule.

 

Pendant un moment, on entend une galopade dans le cimetière. Puis une pause brusque. L’aube sale grise la lumière. En bas, la ville de Corte est encore plongée dans la nuit tandis que sur les hautèj  çkiç        s sommets qui ferment l’horizon vers le Sud, les neiges étincèlent dans le soleil levant.

Après : une courte rafale, une série de coups de feu tirés posément, un à un. Puis deux détonations très rapprochées, mais distinctes : deux armes différentes. Un silence dense comme de la pierre dans les intervalles. Le calme se prolonge. On retient sa respi­ration. Souffle coupé. On ne respire plus.

 

Un chouca plane au-dessus du cimetière en poussant ses stridulations perçantes. Le silence s’éternise. Derrière Claire, une voix d’homme, inquiète. Lanfranchi. Il était de la course-poursuite ?

– Il faudrait voir.

– Laissez, coupe Claire. À moi d’aller.

Elle se rue vers le cimetière, se cogne à une silhouette titubante, l’homme se tient les tripes, elle aperçoit dans un éclair son visage grimaçant, elle a juste le temps de reconnaître Giovanoni, le rival, l’adversaire de Paùlo. L’homme s’écroule, s’étale dans une flaque de boue qui rougit. Le duel est fini.

Elle marche, elle trébuche entre les tombes, se dirige au jugé vers l’endroit où ont retenti les derniers coups de feu. Sur le gravillon, des cartouches comme les pierres blanches du Petit Poucet. Une trace de sang. D’abord quelques gouttes, puis une longue traînée. Elle conduit Claire vers un monument de marbre blanc. Elle doit le contourner pour découvrir, caché par l’édifice funéraire, Paùlo Altieri recroquevillé sur lui-même. Son masque de Chinois impassible. Il lui semble qu’il la regarde, il bat des paupières, deux ou trois fois.

Puis ses yeux restent ouverts. Et fixes. Troubles. La bouche béante comme dans un ultime effort pour trouver sa respi­ration. Une ex­pression d’une étrange candeur plaquée sur le visage.

Claire s’abat sur le corps. Elle murmure, une voix douce, une voix tendre, comme si elle voulait le calmer, le bercer pour qu’il dorme enfin :

–  Paùlo.

 

Elle l’embrasse. Passion, désir. Elle a le droit de le lui dire. Se le dire, l’accepter, le reconnaître.

Elle l’aime. Avec passion, puisqu’il est mort.

Les lèvres sont froides, elles ont un goût de sang. Goût de sang et de mort. Quand on tente de l’écarter, elle s’agrippe au corps de l’homme. Son homme. Au point qu’elle le redresse avec elle quand on la relève. Une main doit des­serrer un à un ses doigts tétanisés. On constate qu’Altieri a reçu une balle en plein cœur.

Les battements de paupière n’étaient qu’une illusion.

 

Puis elle est debout. Elle ne voit que deux cadavres allongés côte à côte. Elle ignore qu’elle a mal. Deux cadavres, deux frères, deux soldats : Giovanoni, et Altieri. Le frontiste dissident a poussé son action au-delà du possible, Altieri était devenu sa cible, l’objectif de sa guerre personnelle.

 

Le major Lanfranchi la soutient pour l’aider à sortir du cimetière. Elle marche à reculons, petits pas courts. Le somptueux paysage se dé­ve­loppe sous ses yeux qui ne voient pas, le violent soleil du matin glorieux se réverbère sur les sommets de neige découpés sur le bleu trop sombre du ciel.

Il n’y a rien à dire. On ne peut rien dire. Dans sa tête, juste une mélodie, une mélopée plaintive, une voix de contre, déchirante, la voix de  Paùlo Altieri, enveloppée par le chant polyphonique surgi du fond des temps. À Bastia, ils se ré­unissaient sur la petite place de la vieille ville, tournés vers leur monde musical intérieur, la main proté­geant l’oreille, ils entonnaient leurs cœurs à voix multiples pour leur plaisir simple, égoïste, mais aussi pour célébrer leur espoir nostalgique. « Stella Mare », l’Etoile du Matin, ce chant répété jusqu’à l’infini par l’écho des montagnes. U Ribombu, l’écho des siècles.

 

 

– 48 –

 

 

Faute de pouvoir entrer dans l’église, la foule s’est massée aux abords, agglutinée sur le parvis, par milliers d’hommes, par milliers de femmes, on s’entasse sur le champ de l’an­cien marché aux bestiaux, une vaste esplanade au centre du village. Foule noire et silencieuse sous le ciel gris plombé. Les hommes sont en noir. Les Pénitents noirs. Les femmes cachent leurs vête­ments modernes sous de grands fichus noirs tirés des gre­niers. Les pleureuses antiques.

Bien visibles sur tout le pourtour, les casques bleus des gendarmes mobiles, les reflets gras des armes de guerre, plus loin les bâches kaki des camions. Et, mitrailleuses braquées sur la foule, des engins blindés bleu clair. Claire aperçoit la silhouette du commandant Schmitt : debout dans l’embrasure d’une porte cochère, dans l’axe du porche de l’église, il se cache à peine. Figure immobile, il porte à la main un émetteur radio.

L’apparat des grandes dramatiques corses est en place. Quand l’île se plonge dans son passé. Quand l’île célèbre la mort.

Claire s’est assise à l’écart, posée sur une borne. En haut d’une petite déclivité assez éloignée de l’église où elle n’a pas pu entrer, personne ne l’a invitée à se joindre à la cérémonie.

Elle aussi elle est vêtue de noir. Robe noire stricte, veste de cuir noir, châle noir. Lunettes noires. Elle s’est juré qu’elle resterait habillée de noir tout le res­tant de sa vie. Le noir comme le rouge porté par sa mère. Deuil de Paùlo Altieri. Deuil d’elle-même. Deuil de la Corse.

Personne ne la regarde mais que nul n’ignore qui elle est. Du moins l’imagine-t-elle.

Par la porte ouverte de l’église, on entend gonfler les chants polyphoniques, puissants, solennels, tragiques, inter­prétés en corse par plusieurs groupes fondus ensemble pour cette circonstance exceptionnelle. Ce sont des paghjel­las solennelles, trois voix entremêlées, domi­nées par d’étonnantes partitions composées pour des ténors lé­gers. Hymnes graves et lentes, un peu lourdes, musiques de guerre et de tristesse, puissante et solennelle. Puis une voix unique, troublante, arrachée du fond des tripes et des tra­gédies an­tiques, une voix de femme qui hurle une voceratu, la com­plainte funèbre qui doit bouleverser l’âme pour évo­quer le souvenir du héros. Les chants de la mort, les chants de la Corse.

Et le silence. D’autant plus impressionnant qu’il paraît figer comme statues de sel les milliers de personnes de l’assistance. Un oiseau de proie et un hélicoptère prêt à interve­nir tournoient dans le ciel.

Alors de l’église sort le cercueil, recouvert du drapeau corse, blanc frappé de la tête de Maure au front ceint d’un bandeau blanc, surgissent de la foule des centaines d’emblèmes identiques, forêt blanche qui frémit dans le vent. La caisse est enlevée par six hommes. Elle reconnaît la belle figure emblématique d’Alanu ; l’ex­pression butée de Piero ; la silhouette trapue de Léo ; Dume, l’intellectuel ; la barbe d’inquisiteur d’Ivo. Et l’ombre lourde de Charles, les yeux masqués par des lunettes noires. Elle croit apercevoir des fantômes des martyres : François Santoni, l’Iguane ; Jean-Michel Rossi. Et surtout Marcel Lorenzoni, l’homme du monde rural corse qui était enfant de Bastelica. Assassiné quelques années plus tôt par son fils devenu fou. Tant d’autres ombres dont elle ignore jusqu’aux noms, errant dans la foule qui s’ouvre pour les laisser passer. Le temps des obsèques, morts ou vifs, les pères fondateurs du F.L.N.C. se sont réconciliés autour de la dépouille de leur camarade. Ne sont-ils pas las de s’entretuer !

Claire n’en peut plus, elle s’apprête à se retirer, lors­que émergent de surprenantes silhouettes : des hommes en combinaisons noires, la tête cagoulée. Les Pénitents noirs. Ils brandissent des armes. Pas des revolvers ou des fusils de chasse. De grosses armes de guerre, pistolets-mitrailleurs et fu­sils d’assaut. Tirs en rafales. Clameur de la foule :

– E Viva Corsica, E Viva Corsica… Libertá, Libertá… F.L.N., F.L.N..

Les participants sont déchaînés. D’autres armes sont dégai­nées. Des centaines de pistolets et de revolvers. La pétarade est assourdissante, les tambours de guerre, un feu roulant qui n’est pas d’artifice tandis que le groupe formé par le cercueil, ses porteurs et sa garde noire progresse dans la masse humaine qui s’ouvre à peine pour laisser passer.

 

Pas un mouvement du côté des gendarmes. En re­vanche, un tourbillon proche de l’église, des cris aigus :

– À l’aide, à l’aide…  Messieurs les gendarmes… Arrêtez-les… Un scandale…

Qui est cet intrus beuglant ? Un flic, sans doute, encadré par quelques-uns de ses hommes. Eux aussi ils brandissent des armes. Des mains se tendent, les policiers sont désarmés, soulevés par des dizaines de bras, portés au-dessus de la foule, ex­pul­sés.

Ni le commandant Schmitt ni aucun de ses gendarmes n’a esquissé le moindre mouvement. Tout rentre dans l’ordre corse. Les cagoulés du Front se sont esquivés aussi vite qu’ils sont apparus. Le mi­rage s’est dissipé, plus une seule arme visible. Les fantômes se sont évanouis. Le cercueil est enfourné dans une camionnette, la foule se rassemble en co­lonne pour former le cortège qui accompagnera le convoi jusqu’au cimetière, un rayon de soleil glisse entre les nuages, pénètre par la porte ouverte du fourgon et se pose sur le drapeau corse qui paraît phosphorescent. Blanc, frappé de la tête du Maure.

Un grand espace entre le corbillard et le cortège mené par les « leaders historiques » du Front suggère qu’Altieri n’avait plus aucune famille connue.

Assise sur sa borne, Claire regarde l’église, mais sans voir. Elle entend les gens qui passent devant elle, les voix qui murmurent, les pieds qui raclent le sol.

Elle pleure. Des larmes amères qui corrodent l’âme. Elle pleure, en silence, elle se doit d’être courageuse. Mais personne ne s’arrête pour la réconforter, la consoler.

Les rues se vident, le soleil se voile, un galop, le cheval sans cavalier traverse comme un spectre l’espace vide. N’était-ce pas le cheval aperçu la première fois qu’Altieri l’a amenée à Bastelica ?

 

Elle ne pourra plus pleurer. Elle ne pourra plus sentir une autre main que la sienne. Quand elle aura oublié son visage, sa main sera encore présente sur elle. Et dans son oreille, son cri, ultime.

Elle n’est plus qu’une statue de glace, une pierre levée de Filitosa, une statue armée et de glace.

Vengeance. Sera-t-elle capable de se venger, de trouver la force, la colère, la hargne pour s’en aller les tuer ? Tous.

Elle peut l’aimer. L’enfermer dans son cœur.

 

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Hallucination cotonneuse. On ne voit pas passer les jours, les saisons, les humeurs du temps et de l’histoire. Incapable de communiquer, perdue dans son autisme, dans son mutisme. Elle s’est renfermée. Souffrances atroces, de terribles cauchemars la réveillent nuit après nuit, elle revit avec une minutie implacable les instants de la tragédie.

Soudain tout lui remonte à la gorge, comme un délire, comme un vomissement…

Frénésie, trahison, mort. Cette odeur de mort qui im­prègne tout ce qu’elle sent, et tout ce qu’elle touche. Le goût fade de la mort sur ses lèvres depuis ce baiser abo­mi­nable. Puanteur, charogne, violence, chasse à l’homme, le spectacle de la tragédie antique. Et encore la mort qui plane, qui l’étreint, qui l’étouffe. L’ombre, le maquis, les bandits, le maquis en ville, le parfum du maquis et pas de bruit, il n’y a pas d’oiseau, l’hiver en Corse… Ivresse cata­clysmique, le goût douceâtre du sang, l’odeur âcre du sexe, le soleil, l’amour, le drame sous le soleil, et tous ces bai­sers de mort, fourberies, secrets, dissimulation, la clandes­tinité, le terrorisme, le Palais vert, une société éteinte, escopettes et mitraillettes, grenades et dyna­mite, hystérie de la mort, qu’on aime, qu’on adore. On lui sacrifie tout, les attentats, les meurtres, les blessés, les ca­davres. Nous sommes un petit peuple, disent-ils. Un petit peuple marié avec la mort. De défaite en défaite, ils tentent de survivre… Le reître Sampierro Corso. Et Paoli le père de la Nation qui ne le devient que lorsque sa petite armée est écra­sée à Ponte Novo par les canonnades des troupes à la solde des Français. Et Simeoni, l’homme d’Aléria, aujourd’hui absent… Le massacre des Corses trop courageux, courageux jusqu’à la bêtise. Oppression, la mort qui t’écrase, un peuple nié, une cul­ture assassinée, éteinte, le silence, la fausse loi du silence et de l’honneur, chevalerie rustique, l’hydre nationaliste, les lumignons dans les cimetières pour la fête des morts, la beauté prodigieuse des cimetières d’automne, envahis par l’or des feuilles de châtaigniers en Castagniccia, les veuves, les victimes, les gendarmes et les « traîtres » abattus, les femmes en noir, les bergers, les vieux qui s’étiolent, qui se dessèchent sur pied.  Les chômeurs rê­vent de partir outre-mer et les exilés ne songent qu’à rentrer… Les colons rapatriés d’Algérie et du Continent pour­chassés par le dernier carré des irrédentistes, offen­sives, attaques, rafles, ripostes, recours, les consultes, ambi­guïté, faux-fuyants, ra­cisme, haines irrémissibles, pro­messes non tenues, men­songes, hypocrisie, les combats douteux entre traîtres et chefs de clans. Et tous ces morts brisés, éclatés, ar­rachés, désarticulés, éborgnés, décervelés.  Le chant de la mort qui sonne faux, qui sonne faux, qui sonne faux, soleil et neiges éternelles, ils ont mordu cette main que nous ten­dions pour les aider à progresser vers la civili­sation, ils nous ont mordu la main, ce sont des fauves. Il faut les écraser à coups de poing. Et les fu­gitifs, et l’attaque de la prison pour l’honneur, et l’attaque de la ca­serne pour le geste gratuit, vendettas, ar­restations, incarcé­rations, inculpations, le Curé et le Commissaire, et votre mission, et ma mission, enseigner, tuer, raconter, flinguer, apprendre, abattre, cultiver, buter, les guignols et les pantalonnades, incidents, manifestations, la honte et la gloire, re­pentis, violence politiques, cibles, ob­jectifs, les montagnes du silence, âpreté, pauvreté, fierté, une île déso­lée, une île fière, une île de beauté, et sur une place ou sous une tente à l’atmo­sphère brûlante, quatre chan­teurs, huit chanteurs la main protégeant l’oreille, au cœur, la voix de contre d’une légèreté mystérieuse du maître de chant. Hold-up, rigueur, fermeté, condamnation, la honte à la drogue, compromis­sions, pré­varication. Et la beauté calme de l’Etang de Diane, dernier refuge des grands oiseaux migrateurs.

Stella Mare, la paghjella monte dans la nuit de velours bleu, la nuit bleue. Les voix graves des hommes spasment les tripes, le chant de la révolte et le chant de Stella Mare, un cantu di a stella mare, la plaque de marbre noir pour l’ami mort… Grèves aux sables d’or qui res­plendissent sous le soleil de midi, la mer d’un bleu intolérable, les fantômes des îles italiennes surgies à l’aube et la voile rouge et blanc d’un catamaran qui s’éloigne, Paùlo debout sur un flotteur … Ce jour-là, il est victorieux.

Et les lointaines collines fondues dans la brume grise de l’aube, chaleur de plomb, froids mortels, les monts et les pics, les lacs et les gorges, un mulet sur un chemin de pierre, un filet d’eau qui bondit et cascade entre les ro­chers éparpillés par les géants au pied du pin laricio mort depuis des décennies, les rumeurs, le royaume des rumeurs, op­pression coloniale, contre-terrorisme, flics et gendarmes, barbouzes et terroristes, dynamite et cocktails Molotov, Napoléon et Tino Rossi, les noms des morts sur les stèles hautes et blêmes, les noms des morts sur les affiches noires. Violence, tumultes, tempêtes, rien que la mort, sur ses lèvres, le goût fade et écœurant des baisers donnés aux morts.

Depuis des temps oubliés, est incrusté dans un mur de Corte, au pied de la citadelle, un visage grotesque. Des yeux aveugles et des boucles de Gorgone, une sculpture antique, vestige d’une fontaine : a Bocca di a Malamorte. L’eau ne coule plus de cette bouche hideuse.

Un jour – une nuit, un matin ? – sa colère explosera. Rien de visible. Rien qu’une brûlure en elle, en son for intérieur. Morsure sauvage, incandescence, une fureur qui la poussera hors d’elle un hurlement dans le silence, bouche close sur sa douleur… Rage, exaspération : contre elle, contre les autres, contre sa folie, sa bêtise, leur mépris, leur racisme, colère. Une haine. La Corse repousse sans pitié tout ce qui n’est pas né de ses tripes, tout ce qui n’est pas venu de son passé. Pourquoi ne pas leur avoir jeté à la gueule tout ce qu’elle abritait de violence, de passion, de foi ?

Paùlo est mort. Ils ont tué Paùlo.

 

Fin

 

Remerciements

 

Fruit de très nombreux mais trop brefs séjours en Corse, pour l’essentiel ce livre a été rédigé à Paris. Mais durant ces longues an­nées de gestation, outre quelques séjours dans des services hospitaliers, je suis passé par Venise, Rome et Londres, New-York et Palerme, Montréal, Fort-de-France et Saint-Pierre, au pied de la montagne Pelée, Manille, Cali et Bogota, Albuquerque et Atlanta, Miami, Key West et La Havane sur les traces d’Heming­way, Cartagena de Los Indias en Colombie et Trinidad de Cuba, Le Caire et la Vallée des Rois, Lisbonne et Buenos-Aires. Et puis encore Niamey, Douchanbé ( Tadjikistan) et Tbilissi (Géorgie). Quelques villes fran­çaises, et même la Corse. Une dernière fois fin octobre 2009.

Parmi les nombreux témoins qui m’ont appris la Corse, je tiens à remercier par ordre alphabétique : mon ami Jean Battini, journaliste reporter d’images à TF 1 et FR 3 Corse, prématurément décédé en mars 1999 ; Etienne Ceccaldi, avocat général honoraire ; Paul Giacomoni, technicien de télévision, dont j’ai perdu la trace ; Paul Graziani, ancien député, ancien sénateur ; Jean-Marc Leccia, directeur de FR 3 Corse, également mort trop tôt ; Alain Orsoni, leader du MPA, en exil plusieurs années durant en Amérique centrale, de nouveau en prison à l’heure où j’écris ; Dominique « Dume » Bianchi et Yves Stella, fondateurs historiques du F.L.N.C., tous deux retirés de l’action politique violente, mais tous deux maires de lerus villages ; Jean Dikran Tchividjan, Commissaire de police puis préfet délégué chargé de la sécurité en Corse, et enfin directeur-adjoint de la Police judiciaire à la Préfecture de Police de Paris, en retraite : cet excellent joueur de guitare m’a instruit des subtiles nuances de la culture corse avant de se retirer dans son silence. Je dois aux frères Cugurno et aux chanteurs du groupe « Albinu » de Bastia d’avoir découvert la polyphonie corse. Je veux encore évoquer une mémorable rencontre avec le regretté Marcel Lorenzoni qui m’a dévoilé les scandales du cochon corse. Sans cacher son pistolet glissé à la ceinture. Lorenzoni a été assassiné par son fils atteint d’une crise de démence, sans doute liée à la trop longue et inutile détention provisoire de Marcel.

La lecture de l’hebdomadaire nationaliste « U Ribombu », qui a fini par mettre la clé sous la porte à force d’avoir été assailli par les poursuites judiciaires, et de l’hebdomadaire « Kyrn », également disparu, m’a été d’un grand se­cours dans la mesure où elle a suppléé une histoire de la Corse an­cienne et moderne qui reste à écrire. Un article d’Annie-Laure Petit, publié dans « La Corse » en novembre 2002, a éclairé ma lanterne sur certains comportements de l’administration. Quant à la librairie « La Marge », rue Emmanuel Arène à Ajaccio, malgré sa réduction d’activité elle reste un point d’ancrage à Ajaccio.

On aura noté les références aux entretiens accordés par Michel Foucault à Roger-Pol Droit, réédités par le Point (juin 2004) et Le Monde (19-20 septembre 2004) ainsi qu’au roman inoubliable de Jack London, « Le Vagabond des Etoiles ».

Et un grand merci à tous les Ministres de l’Intérieur successifs, dont les déclarations authentiques sont reproduites avec scrupule, offrant l’occasion de quelques morceaux de bravoure. De même, je n’ai pas hésité à puiser quelques formules définitives dans divers comptes-rendus d’audience, premier procès Erignac et les deux procès en assises au terme desquels Yvan Colonna a été condamné à la prison à perpétuité, en mars 2009.

Sur la période actuelle, il faut lire le très remarquable essai de Gabriel Xavier Culioli « La terre des Seigneurs », Lieu commun, 1986, et de Nicolas Giudici, « Le crépuscule des Corses, identité, clientélisme et vendetta », Grasset, 1997. Giudici a été assassiné le 17 juin 2001. Sur l’histoire antérieure à la révolution, on peut lire  « Histoire de la Corse », ouvrage collectif chez Privat, Toulouse 1986 ; sur les bandits du XIX° siècle et les vendettas, un recueil de chroniques « Les bandits corses et leurs lé­gendes » d’Elie Papadacci, Albatros, 1987. Retenir aussi deux grands textes publiés par l’Express, série d’été 2007, le 28 août : un entretien avec l’historien Michel Vergé-Franceschi – «La Corse est devenue française trop tard, et contre son gré», propos recueillis par Vincent Hugeux, et de Hugueux, « La Corse, amante irascible ». Dans « Les dessous de l’Affaire Colonna », Frédéric Charpier et Antoine Albertini (Presses de la Cité, octobre 2007), on retrouvera le climat de division qui a pesé sur la scène corse tout au long des affaires Erignac et Colonna.

Sur les procès Colonna, beaucoup de presse, un seul ouvrage à retenir : « L’Affaire Colonna. Une Bataille de Presse », Gérard Amaté, éditions Jean-Paul Bayol, 2009.

Les brèves « séquences » consacrées à l’enseignement du français en 4º et 3º m’ont été inspirées par deux ouvrages destinés aux enseignants. « Français de 4e en séquences », par Janine Puygrenier, Valérie Hébert, Josiane Gaudin, Thierry Flammant, Valérie Bruant, Marie-Christine Brindejonc, et « Français de 3e en séquences », par Janine Puygrenier, Valérie Hébert, Josiane Grinfas, Thierry Flammant, Hervé Causse, Maryse Brumont, Marie-Christine Brindejonc, tous deux aux Editions Magnard, Paris.

Comme toujours Marina Pogany a assuré une relecture attentive et sourcilleuse.

 

© Philippe Madelin, novembre 2009

 

 

 


[1] Juge d’application des peines. En fait, ce vocable est obsolète car la fonction est assurée par un vice-président du tribunal, juge de la détention et des libertés.

[2] Ces propos sont inspirés par la réflexion d’un internaute à propos d’un article assez critique sur le racisme, postée sur le site rue89 par Julien Dodeler, le 9 novembre 2007. Rendons à César…

 

[3] J’utilise une déclaration  d’Yvan Colonna lors de son procès devant la Cours d’assises spéciale, 13 novembre 2007.

[4] Déclaration d’Alain Ferrandi, un des accusés du procès Erignac, Cour d’assises spéciale de Paris, 12 juin 2003.

[5] Aujourd’hui Oum el Bouaghi, préfecture de Willaya.

[6] Editions Bernard Grasset. L’auteur, Nicolas Giudici, était journaliste à Nice Matin. Il a été assassiné dans des circonstances qui restent non élucidées, probablement sans motif politique.

[7] Siège de la Préfecture d’Ajaccio.

[8] Radio Corse frequenza Maura, radio délocalisée de Radio-France

[9] Direction départementale de l’Equipement

[10] Le vagabond des Etoiles, octobre 1915.

[11] En corse : l’écho, le rebond.

[12] Surnom familier de Paoli : U babbu di a patria, le père de la Patrie.

[13] En corsisant le mot Apache, Altieri retrouve sans doute par hasard le vocable d’origine « Apachu ». Selon l’écrivain Tony Hillerman dans son roman « Le chagrin entre les fils » (Rivages Thriller), Apache est un mot de la langue zuni signifiant en effet ennemi, dont les Espagnols puis les Américains ont tiré le mot générique Apache désignant les populations indiennes dites du « Far west ».

[14] Publié par le Site internet Rinnovu, 19 octobre 2007

 

[15] Direction nationale anti-terroriste, service de PJ spécialisé vers lequel convergent toutes les poursuites.

[16] En corse et en espagnol dans le texte.

[17] Acronyme pour « recherche assistance intervention dissuasion », unité de police spécialisée dans les coups durs.

[18] Allusion aux Brigades rouges italiennes et aux années de plomb.

[19] Eugène Le Roy, 1836/1907.

[20] Francescu Frassati, U Ribombu, 18 février 1999

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